France / Patrice Bouveret, cofondateur et directeur de l’Observatoire des armements : «La transparence est la première étape indispensable à la vérité et la justice»

Patrice Bouveret, cofondateur de l’Observatoire des armements, estime que «pour que la situation évolue en faveur d’une véritable réparation et prise en charge des conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires français au Sahara, il faut que la population algérienne se mobilise».

– Le 13 février 1960, l’Etat français faisait exploser sa première bombe nucléaire au Sahara. Soixante ans après, où en est-on de la décontamination des sites affectés par les irradiations ? Les Etats français et algérien ont mis en place une commission mixte en 2007 chargée du dossier des essais nucléaires français en Algérie. Avez-vous des informations sur l’état d’avancement des travaux de cette commission bilatérale ?

L’explosion dans le Sahara il y a maintenant soixante ans faisait entrer la France dans le club des puissances atomiques. Trois autres explosions aériennes au-dessus de la région de Hamoudia et treize à flanc de montagne du Taourirt Tan Affela ont également dispersé quantité d’éléments radioactifs dans la région et sur les populations jusqu’en 1966.

Sans oublier les expériences dites «complémentaires» au nombre de 38 qui ont dispersé du plutonium… Ensuite, le site d’essais a été transféré en Polynésie française où ont eu lieu 193 explosions avant que la France rejoigne le traité d’interdiction complète des essais nucléaires adopté par l’ONU en 1996. Avant de partir, les militaires et scientifiques français ont creusé des fosses pour enterrer le matériel, installé une clôture et mis quelques panneaux d’interdiction, laissant sur place des quantités de déchets radioactifs dangereux.

Face à l’absence d’information des populations, d’une protection des zones irradiées, tous les matériaux qui pouvaient être récupérés et réutilisés l’ont été… dispersant ainsi la radioactivité et les risques pour les populations.

La commission mixte algéro-française annoncée à l’occasion de la visite du président Sarkozy en 2007 avait pour objet principalement de répondre à la montée de la mobilisation et donner l’impression d’une prise en charge, mais pas d’engager un véritable processus de réparation des dégâts environnementaux et sanitaires causés… Aucun bilan des travaux ni recommandations n’ont été publiés. Impossible même de savoir combien de fois la commission s’est réellement réunie !

Depuis, avec la montée du terrorisme et la déstabilisation de la région, notamment en Libye, nous sommes loin du temps où, par exemple, le gouvernement algérien en 2010 refusait la venue du ministre français des Affaires étrangères pour manifester son mécontentement face à l’absence d’avancées sur ce dossier… Lors de la visite fin janvier à Alger du ministre Jean-Yves Le Drian, la question n’a même pas été abordée !

– Effectivement, s’il est un contentieux franco-algérien dont le règlement piétine, n’est-ce pas celui des essais nucléaires au Sahara et de leurs conséquences sur les populations locales et sur l’environnement ? Est-ce parce que l’Etat français ne semble pas assumer l’héritage toxique de ses expérimentations nucléaires au Sahara ? L’Algérie fait-elle, à votre sens, suffisamment preuve de volonté politique pour le règlement de ce contentieux ?

Compte tenu du poids du nucléaire – tant dans ses dimensions militaire que civile – la France a encore du mal à en reconnaître la nocivité… Il a fallu attendre l’année 2010 pour que du bout des lèvres, les autorités françaises commencent à reconnaître que les essais n’avaient pas été aussi «propres» qu’elles l’affirmaient jusque-là, avec l’adoption d’une loi de reconnaissance et d’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi Morin.

Ensuite, il a fallu plusieurs années encore de batailles médiatique et juridique pour que la loi permette d’indemniser des victimes… Et ce n’est pas terminé ! A ce déni sur la dangerosité du nucléaire, s’ajoutent bien sûr les contentieux entre la France et l’Algérie issues de la colonisation et de la lutte pour l’indépendance…

De son côté, l’Etat algérien a aussi quelques difficultés à reconnaître ses propres responsabilités dans la prise en charge des problèmes sanitaires rencontrés par les populations de la région. L’utilisation des sites contaminés comme lieu d’emprisonnement durant la «sale guerre», les inégalités dans le développement de la région saharienne, sont également à prendre en compte dans cette absence d’avancées concrètes sur ce dossier…

L’Algérie a participé aux négociations du Traité d’interdiction des armes nucléaires adopté par l’ONU le 7 juillet 2017. Ce dernier prévoit justement en son article 6 un mécanisme d’assistance aux victimes et de remise en état de l’environnement.

Elle a signé le traité le 20 septembre 2017. Une fois qu’elle aura terminé les procédures de ratification actuellement en cours et que le traité entrera en vigueur – nous en sommes actuellement à 35 ratifications et il en faut 50 –, elle s’engage à prendre toutes les mesures nécessaires en ce sens et pourra demander l’aide des autres Etats parties au traité.

Mais comme pour de nombreux sujets, si la situation a pu évoluer, c’est grâce à la mobilisation des victimes, leur organisation en associations de défense et la conduite de nombreuses actions relayées par les médias et prises en compte par les parlementaires.

– Le ministère français de la – Défense évalue le personnel qui a travaillé pour les essais nucléaires français en Algérie au centre d’expérimentations militaires (région de Reggane) et au Centre d’expérimentations militaires des Oasis (In Ekker) à 27 000 dont environ 3000 travailleurs algériens employés localement. Quant aux populations de la région de Reggane, elles avaient été estimées entre 16 000 et 20 000 personnes. Ces chiffres vous semblent-ils correspondre à la réalité ?

Cela reste des estimations impossibles à vérifier. Il faut également prendre en compte les populations nomades qui traversent ces régions. Mais surtout, les conséquences de la radioactivité ne se sont pas arrêtées avec la fermeture des sites d’essais nucléaires…

Elles se poursuivent sur des milliers d’années, d’autant plus que les sites n’ont pas été nettoyés et les déchets nucléaires rapatriés en France et confinés dans des sites de stockage adéquats… Aujourd’hui encore, cinquante-quatre ans après le dernier essai réalisé au Sahara, des personnes peuvent être contaminées par la radioactivité en inhalant, par exemple, des poussières radioactives.

A cet héritage toxique, il faut également évoquer la question des conséquences génétiques des essais nucléaires pour les générations suivantes des personnes exposées, qui nécessiteraient des études sérieuses s’appuyant sur les recherches les plus récentes sur les effets des faibles doses de radioactivité et les connaissances concernant les bio-marqueurs des radiations ionisantes…

– Pour faire avancer la vérité et rendre justice aux victimes directes et aux générations futures, ne faudrait-il pas mettre à la disposition des autorités et experts algériens les dossiers et rapports significatifs et procéder au nettoyage des sites concernés ? Qu’est-ce qui empêche, selon vous, la levée du secret-défense et la déclassification des archives soixante ans après les faits ?

La transparence est bien évidemment la première étape indispensable à la vérité et la justice. Suite au recours juridique engagé par les associations de victimes, un certain nombre de documents ont été déclassifiés et transmis uniquement aux associations.

Mais pour certains, ils comportaient des pages blanches et surtout il reste encore nombre de rapports non accessibles aux chercheurs indépendants… En Polynésie, un centre de mémoire est en cours d’élaboration pour lequel la transmission de documents classifiés va également se poser.

La déclassification de l’ensemble des archives – hormis les secrets spécifiques de fabrication d’une bombe atomique – et leur transmission à l’Algérie serait la marque d’une véritable volonté politique aujourd’hui absente. Le poids du passé et la place du nucléaire en France sont, nous semble-t-il, les principales raisons du blocage actuel.

– «La France souhaite être en paix avec elle-même sur cette question.» «Aujourd’hui la France peut enfin clore sereinement un chapitre de son histoire», affirmait pourtant Hervé Morin, ministre de la Défense lundi 28 juin 2010, à Arcueil (Val-de-Marne), où il inaugurait le secrétariat du nouveau comité d’indemnisation créé par la loi du 5 janvier 2010. Près de dix ans sont passés depuis. Où en est la prise en charge des victimes algériennes ? Quels sont les freins et obstacles à l’indemnisation des victimes algériennes ?

Le ministre de la Défense indiquait également que la loi allait mettre fin au parcours judiciaire sans fin pour les victimes… Plus de dix ans après, non seulement ce n’est pas encore le cas, mais c’est grâce aux recours en justice que des situations peuvent se débloquer… Récemment encore, par un arrêt en date du 27 janvier 2020, le Conseil d’Etat vient de refuser des décisions de rejet de demande d’indemnisation qui vont faire jurisprudence pour de nombreux autres dossiers…

Le processus d’indemnisation est individuel et nécessite donc le dépôt par la victime – qui satisfait aux trois principaux critères de lieux, de dates et de maladies radio-induites – d’un dossier comportant différentes pièces administratives… C’est le principal frein, car selon le dernier rapport d’activité du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), seulement 49 dossiers – sur un total de 1433 – ont été déposés par la population algérienne de 2010 à fin 2018. Et une seule indemnisation a été accordée ! Nous ne disposons pas encore des chiffres pour 2019.

En 2014, un nouveau groupe de travail algéro-français a été mis en place en application de la «Déclaration d’Alger sur l’amitié et la coopération entre la France et l’Algérie», signée le 19 décembre 2012.

Il avait justement pour objectif d’échanger sur les conditions de présentation des dossiers d’indemnisation pour les victimes algériennes. Il ne s’est réuni qu’une seule fois le 3 février 2016 ! Cela se passe de commentaires. Pour que la situation évolue en faveur d’une véritable réparation et prise en charge des conséquences sanitaires et environnementales, il faut que la population se mobilise.



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