Peau basanée, masque néocolonial (1)

Une réalité que certains veulent occulter. D. R

Par Kaddour Naïmi − 

Je viens de lire les deux contributions de Youcef Benzatat et, bien entendu, les commentaires de lecteurs au sujet de l’article de Kamel Daoud publié sur le New York Times, le 15 octobre 2018(1). Un des lecteurs que j’estime exprima le souhait de lire une sereine argumentation à ce sujet. C’est le but de cette contribution. Précisons deux choses. Ce n’est pas la personnalité de Kamel Daoud qui sera examinée ici, mais uniquement les idées contenues dans son article ; en outre, la présente contribution s’adresse prioritairement aux lecteurs et lectrices (et non aux trolls) qui, de bonne foi, croient que certaines idées de K. Daoud sont bénéfiques au peuple algérien.

De la guerre

Certains lecteurs ont reproché à Youcet Benzatat son «obsession» et son «acharnement» concernant Kamel Daoud. Pourquoi ne s’agirait-il pas, au contraire, de l’obsession et de l’acharnement de ce dernier à évoquer le thème de la guerre de libération nationale ? Son article sur le NYT ne s’intitule-t-il pas : «Ma guerre avec la guerre d’Algérie» ? Et pourquoi le choix de ce jeu de mots ? N’est-ce pas un banal procédé sophiste, qui fait bien «sonner» les mots pour impressionner ? Ne serait-il pas plus pertinent, plus raisonnable de dire plutôt : paix avec la guerre d’Algérie ? En effet, K. Daoud déclare dans son article : «Tout ce que j’entendis alors a créé en moi, comme dans l’esprit de beaucoup de personnes de mon âge, une saturation qui provoqua le rejet.» Dès lors, ces deux résultats sont-ils surmontables par la «guerre» à la guerre, ou, au contraire, par la paix ? Autrement dit, par la résilience ?

Des idées qui dérangent, mais qui ?

D’autres lecteurs ont exprimé leur admiration pour K. Daoud parce qu’il «dérange» les idées officielles étatiques. Est-il certain que la critique de la version étatique suffit pour considérer un auteur utile à la clarification des idées et des conceptions ? En effet, on peut critiquer la propagande officielle étatique dans deux buts différents : le premier est pour défendre les intérêts du peuple, dominé et exploité par les dirigeants de l’État en question. Est-ce le cas chez K. Daoud ?

Dans son article, il déclare : «Mes engagements en Algérie se préoccupent plus des libertés individuelles, d’un régime incapable de transition et de la montée de l’islamisme.» Certes, ces problèmes existent et exigent des solutions. Mais l’Algérie n’a-t-elle pas, également, d’autres problèmes ? Le peuple n’est-il pas exploité et dominé par une oligarchie, en partie étatique, en partie privée, aux intérêts convergents ? Les associations citoyennes collectives, notamment les syndicats, ne sont-ils pas empêchés dans l’exercice de leurs droits légitimes ? Ceci à l’intérieur. Et, concernant l’extérieur, n’y a-t-il pas une triple menace néocoloniale française-impérialiste américaine-sioniste israélienne ? Et, cela, parce que les dirigeants étatiques algériens, bien que antidémocratiques à l’intérieur, manifestent cependant une indépendance nationale tout à l’opposé des régimes arabes soumis aux puissances néocoloniales (anglaise et française), impérialiste étatsunienne et sioniste israélienne ?

Dès lors, se limiter à évoquer les «libertés individuelles», le «régime incapable de transition» et la «montée de l’islamisme», est-ce suffisant pour décrire les problèmes qui affligent l’Algérie ? Ces arguments, bien que pertinents, ne sont-ils pas des arbres qui cachent la forêt ? En effet, les thèmes évoqués par K. Daoud ne sont-ils pas ceux habituels de la propagande néocoloniale-impérialiste-sioniste ? N’est-ce pas par celle-ci que furent et demeurent justifiées les agressions militaires contre l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, la Syrie, l’Iran ? Dès lors, le contenu des «engagements» formulé par K. Daoud, qui dérange-t-il ? Seulement le «régime» algérien et «l’islamisme» ? Plus loin, nous examinerons la pertinence des trois aspects des «engagements» de K. Daoud.

Reconnaissance

Considérons ce que certains commentaires (trolls ?) définissent comme «réussite» professionnelle et «reconnaissance du monde» envers K. Daoud. Ce «monde», c’est qui concrètement ? Est-ce celui des personnes et des associations citoyennes (algériennes ou étrangères) qui combattent réellement pour un monde sans agressions étrangères, sans dictatures internes, un monde où liberté et solidarité humaines se conjuguent et se complètent ? Le New York Times est-il le journal qui exprime et défend ces combats ? N’est-il pas, au contraire, la propriété de membres de l’oligarchie étatsunienne et, par conséquent, justifie et défend son comportement de gendarme de la planète, pour conserver l’hégémonie impériale sur ses ressources et ses peuples, condition indispensable pour garantir les richesses et le pouvoir de cette oligarchie ? Alors, comment expliquer la publication de l’article de K. Daoud dans ce journal si réellement ses «engagements» remettaient en question cette hégémonie impériale ?

Encore de la guerre, mais laquelle ?

Notons le titre de l’article de K. Daoud dans le NYT : «Ma guerre à la guerre d’Algérie». De par le monde, y compris l’Algérie, les personnes soucieuses de précision ne parlent pas de «guerre» (d’Algérie, de Vietnam, de Chine, etc.), mais de guerres de libération nationales. Seuls les auteurs écrivant dans les médias de propagande impérialiste préfèrent les expressions «guerre du Vietnam», «guerre de Chine» ou «guerre d’Algérie».

En effet, ce genre d’expression, en se référant uniquement au terme indiquant le pays, occulte ce qui caractérisa ces guerres : une résistance populaire pour libérer la patrie d’une oppression militaire étrangère. Ainsi, l’on constate que les mots et les expressions ne sont pas innocents, ni le fruit du hasard. Soit l’auteur est un ignorant, et dans ce cas est-il un journaliste et un écrivain dignes de ces qualificatifs ? Soit il sait de quoi il parle, et, alors, son vocabulaire appartient à la propagande impérialiste, et donc manipule et conditionne les lecteurs pour servir les intérêts impérialistes.

Une expérience éclaire davantage ces observations. Sur le moteur de recherche de Google, j’ai écris d’abord en français : «guerre d’indépendance américaine» ; j’ai obtenu beaucoup de liens. Ensuite, j’ai écris : «guerre d’Amérique» : aucun ne concernait la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Puis, en anglais, j’ai écrit : «independence american war» : j’ai obtenu beaucoup de liens ; en écrivant : «America war» : le premier lien correspondait à ces deux mots, par contre le second fut «America war of independence» (les deux derniers mots en gras). Donc le moteur de recherche Google, dont les propriétaires font partie de l’oligarchie étatsunienne, sait très bien distinguer entre «guerre d’indépendance» des Etats-Unis et «guerre américaine»(2). Quant à l’encyclopédie en ligne Wikipédia, elle parle de «American Revolutionary War (1775–1783), also known as the American War of Independence».

Par contre, les membres de l’oligarchie française commencèrent par parler d’«événements» d’Algérie, ensuite certains ont fini par prononcer «guerre d’Algérie». Mais aucun n’a dit, jusqu’à ce jour, pas même le président Macron, «guerre de libération algérienne» ni «guerre d’indépendance algérienne». Dès lors, quand K. Daoud parle de «guerre d’Algérie» dans le NYT, son discours et sa conception reflètent quelle vision, et donc position idéologico-politique, autrement dit servent quels intérêts ? Ceux du peuple algérien ?

L’emploi de l’expression «guerre d’Algérie» par K. Daoud, soit elle a été bien réfléchie par un journaliste et écrivain qui sait employer son cerveau correctement et, alors, elle n’exprime que la formulation impérialiste de ce fait historique ; soit il s’agit d’une expression pas suffisamment méditée par l’auteur et, donc, qu’en est-il de l’effort de clarification historico-sociale qui devrait caractériser tout journaliste et écrivain digne de ces attributions ?

A ce sujet, examinons l’article. K. Daoud déclare : «Je n’ai pas connu la guerre, mais elle a été présente dans mon imaginaire. Par la voie de mes parents et proches et de leurs discussions, et par la voie de l’Etat : l’école, la télévision, les fêtes officielles et les discours politiques.» K. Daoud n’a-t-il donc pas, comme d’autres personnes de son âge, connu ou entendu parler d’aucun authentique combattant (et combattante) de la guerre de libération ? Et n’a-t-il pas lu des témoignages publiés par certains d’autres eux ? K. Daoud ajoute : «Quand j’étais enfant, l’une des façons de faire rire autour de soi était de moquer les vétérans de guerre et leur propension à exagérer ou inventer leurs faits d’armes passés pour bénéficier de privilèges au présent. On sentait dès l’école qu’il y avait mensonge. Cette intuition était confortée par nos parents qui nous parlaient de faux moudjahidine — de faux anciens combattants — de plus en plus nombreux à réclamer des droits, et aussi par le spectacle des injustices induites par ces droits : accès privilégié au logement et à l’emploi, détaxes, protections sociales spéciales et autre.»

Décidément, l’enfant K. Daoud n’a entendu parler, de la part de ses «parents» que d’une catégorie de «vétérans de guerre» qui faisaient «rire» par leur «propension à exagérer ou inventer» ou à avoir un «accès privilégié». Quant aux combattants de la Guerre de libération qui ont courageusement affronté les tortures ou la mort et qui, après l’indépendance, ont simplement considéré avoir accompli leur devoir de citoyen désirant sa propre dignité, selon ses dires, K. Daoud n’en a jamais entendu parler de la part de ses parents. Que penser, alors, de ce genre de parents qui, eux, au contraire de leur enfant Kamel, ont connu la Guerre de Libération nationale ?

Présenter la Guerre de Libération nationale algérienne en l’appelant «guerre d’Algérie» et en la réduisant à des «vétérans» risibles, imposteurs et profiteurs, est-ce acceptable de la part d’une personne définie comme journaliste et romancier (laissons de côté le fait qu’il soit Algérien) ? Considérons à présent le journal NYT. Publierait-il l’article d’un auteur qui se baserait uniquement sur des racontars de parents et de proches ainsi que sur la propagande étatique pour définir la guerre étatsunienne d’indépendance anticoloniale seulement comme «guerre d’Amérique», avec principalement un ramassis de «vétérans» risibles, imposteurs et profiteurs, parce que l’auteur de l’article n’a connu que ce que ses parents, ses proches et une propagande étatique lui ont dit sur ce fait historique ?

Et K. Daoud conclut : «Je fais donc partie de cette génération pour qui la mémoire de la guerre d’Algérie − et selon les manuels scolaires, son million et de demi de martyrs algériens − est marquée par la méfiance. Nous avons grandi convaincus qu’il s’agissait désormais d’une rente et non plus d’une épopée.» Lire ces mots de la part d’un jeune Algérien manquant de culture, d’instruction et de connaissances historiques peut être compréhensible. Mais est-ce le cas quand il s’agit d’une personne qui écrit dans des journaux algériens et new-yorkais, sans parler de la publication de deux romans ? Sa «méfiance » − légitime − pourquoi ne l’a-t-elle pas porté à connaître l’histoire réelle pour distinguer et séparer le vrai du faux, savoir où est la «rente» et où est l’«épopée» ? Où sont les faux et les vrais combattants de la Guerre de Libération nationale ? Où est la propagande étatique et la vérité historique ? De la part d’un journaliste et écrivain digne de ce nom, ce genre d’étude, de recherche et de discernement ne sont-ils pas une obligation absolue ? Par conséquent, ne voir qu’un aspect de la Guerre de Libération, à savoir ses représentants «risibles », imposteurs et profiteurs, autorise-t-il à ignorer et à rejeter l’aspect positif d’épopée que fut la guerre de libération algérienne, comme toute autre guerre de libération nationale, en dépit de ses errements et de ses carences ? Dès lors, de la part d’un intellectuel, occulter l’aspect positif d’un fait historique, comment le caractériser ? Ignorance ?… Mais, alors, est-on un intellectuel digne de ce nom ?

L’autre hypothèse serait de connaître la vérité mais l’occulter. Qui en serait, alors, le bénéficiaire ?… Est-ce le peuple algérien ? Sont-ce les lecteurs de l’article de K. Daoud ? Ou, plutôt, tous ceux qui veulent ternir, salir, stigmatiser, ridiculiser et s’esclaffer de rire en évoquant la «guerre d’Algérie» (ou toute autre guerre de libération nationale) en la réduisant à des individus imposteurs et profiteurs, parce que, voyez-vous, c’est ce que mes «parents» et mes «proches» m’ont dit ! Est-ce ainsi qu’un article doit décrire l’histoire réelle d’un fait historique ?… Il est vrai que le NYT est un journal «prestigieux», pour ceux qui ignorent qu’il est la propriété des membres de l’oligarchie impériale étatsunienne.

(A suivre)

K. N. ([email protected])

(1) Il est utile d’en lire le contenu ici .

(2) Le lecteur peut compléter la recherche en inscrivant au lieu de «Amérique» ou «America» respectivement «Etats-Unis» ou United-States».

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