Pékin jette un regard sceptique sur le Metaverse

 

Dans sa nouvelle Alice et la Cité (1974), l’auteur de science-fiction Jack Vance décrivait un type futur de drogués, les « pâmés », des gens connectés à des machines dispensatrices d’hallucinations contrôlées, incapables de revenir dans la réalité. Dans cet avenir, comme les machines à pâme ont été interdites parce que jugées trop dangereuses pour la santé mentale des utilisateurs, les pâmés sont réduits à la mendicité pour s’offrir leurs séjours dans leurs paradis virtuels… Vance avait-il vu juste ? En tous cas, Pékin semble s’inquiéter exactement des mêmes effets délétères potentiels, à savoir pour certains utilisateurs, une fuite dans des mondes virtuels sans espoir de retour.

En attendant, bonne année 2022 à toutes et tous !


Par N.S. Lyons
Paru sur Unherd sous le titre Beijing casts a wary eye on the Metaverse


La communauté du renseignement chinoise évalue les risques de la réalité virtuelle

Lundi 27 décembre dernier, le géant chinois de l’internet Baidu a lancé sa propre version d’un « Metaverse » – un monde social en réalité virtuelle – pour concurrencer celui de Meta, l’entreprise connue jusqu’ici sous le nom de Facebook. Robin Li, le PDG de Baidu, a prononcé un discours (virtuel) dans lequel il a déclaré qu’un « âge d’or » de l’intelligence artificielle et de la « symbiose homme-ordinateur » était à portée de main. Sa version du Metaverse, baptisée XiRang (« Terre d’espoir »), a toutefois connu des débuts un peu difficiles, puisque même la chaîne d’information chinoise CGTN a qualifié le logiciel encore rudimentaire de « très mauvaise expérience ».

Pourtant, les investisseurs chinois, comme leurs homologues occidentaux, se sont récemment jetés sur tout ce qui a trait au Metaverse, alors même que le monde virtuel transparent promis par le concept est encore pratiquement inexistant.

Mais le Metaverse de Baidu risque d’être soumis à un examen encore plus difficile dans les années à venir : celui du gouvernement chinois.

Nous le savons en partie parce que le CICIR, un think tank d’État qui sert d’organe de recherche à l’appareil de renseignement de la Chine, a récemment publié un fascinant livre blanc d’analyse des risques et opportunités que le Metaverse peut représenter pour la Chine. Il en ressort que l’État chinois semble fondamentalement divisé sur la manière d’aborder la réalité virtuelle.

D’une part, le document explique comment l’adoption du virtuel pourrait apporter des avantages considérables à Pékin. Elle pourrait produire un avenir dans lequel, à terme, « la distinction entre virtuel et réalité perdra son sens » et où « le Metaverse devient un « monde réel » qui existe parallèlement au monde réel ». Ce faisant, il pourrait « réaliser l’intégration » du virtuel avec le réel et « changer profondément la structure et le fonctionnement de la société existante », mais plus rapidement et à « un coût moindre » qu’une « transformation numérique du monde réel » basée sur l’ « Internet des objets ».

Le document note également que « le Metaverse deviendra une partie intégrante de la pensée politique d’un pays… et de sa sécurité politique. » Pour un État habile à exploiter les technologies numériques à des fins de contrôle politique, cela semblerait en fait présenter plus d’avantages que de risques. Plus important encore, le document affirme que le Metaverse pourrait « devenir le second espace de l’existence humaine et offrir aux gens de nouvelles vies dans une autre dimension, donnant naissance à… des identités secondaires, des relations sociales secondaires et des modes de vie idéalisés ».

Le document semble offrir la possibilité alléchante que le nouvel objectif du président chinois Xi Jinping, la « prospérité commune » pourrait être facilement atteint non pas dans le monde réel, mais par une vie purement virtuelle faite d’une infinité de manoirs et de Maseratis – de quoi apaiser les masses.

Si c’est la voie à suivre, la Chine doit agir rapidement, prévient le document, car les pays qui bénéficient de « l’avantage du premier arrivé » pourraient atteindre une « suprématie technologique », après quoi les entreprises concurrentes pourraient être évincées du marché. C’est peut-être pour cette raison qu’en 2020, la Chine a inclus la « réalité virtuelle et augmentée » dans son plan quinquennal global pour la période 2020-2025, comme l’une des sept industries stratégiques essentielles auxquelles l’État doit accorder la priorité.

Mais, d’un autre côté, le CICIR reconnaît que le Metaverse pourrait également comporter des risques importants. Le développement d’un monde virtuel immersif pourrait entraîner des « changements profonds dans la structure sociale », difficiles à prévoir. Il pourrait aggraver l’impact des cyberattaques, être « utilisé par des criminels pour créer des drogues numériques créant une dépendance » et « avoir un impact négatif sur le développement des jeunes. » Ceux « qui resteront immergés trop longtemps pourront se détacher socialement du monde réel. »

C’est sur ce dernier risque que Xi Jinping a fait connaître sa position. Dans le contexte de la grave crise démographique chinoise, Xi ne veut surtout pas que la jeune population en âge de travailler perde son temps à des distractions virtuelles. Dans ses discours, Xi n’a cessé de fustiger l’ « économie fictive » des sociétés Internet. En septembre, dans le cadre d’une vaste campagne antitrust menée par Xi à l’encontre des plus grandes entreprises technologiques chinoises, les autorités régulatrices ont imposé des limites strictes aux jeux vidéo pour les mineurs, les médias d’État qualifiant ces jeux de « drogues électroniques » et d’ « opium spirituel ».

Au final, le monde entier pourrait devenir dépendant de cette drogue, le Metaverse devenant ce qu’un personnage du roman Player One décrit comme « un endroit agréable où le monde peut fuir ses problèmes pendant que la civilisation humaine s’effondre lentement, principalement à cause de sa négligence ».

Pendant ce temps, sous Xi, la Chine pourrait bien décider que la plus grande opportunité pour elle consiste à rester ancrée dans la réalité, pendant que le reste du monde se perdra dans le Metaverse.


Traduction Corinne Autey-Roussel, Photo Jezael Melgoza / Unsplash


 

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