Politique étrangère et diplomatie : Les mots et les choses…

« Il convient qu’un ambassadeur entende et regarde tout ce qui peut être utile à son maître »1

« La perfection des moyens et la confusion des buts semblent caractériser notre époque » écrivait Albert Einstein. C’était il y a bien longtemps déjà, dans un autre siècle, le XXe qui craignait une grande déflagration nucléaire entre les États-Unis et l’URSS, aujourd’hui disparue. Aujourd’hui, nous avons changé de siècle mais les maux restent identiques. Des mots creux pour dissimuler de gros maux. Alors que nous sommes dans une période instable et incertaine de transition entre deux mondes, la confusion atteint son paroxysme chez nos dirigeants formés à l’école nationale de l’arrogance (ENA). Confusion coupable entre stratégie et tactique. Confusion regrettable entre politique et communication. Confusion fâcheuse entre politique étrangère et diplomatie. Mais, notre élite bien pensante n’a pas suffisamment médité ce jugement bien connu de notre prix Nobel de littérature, Albert Camus pour qui « mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde » !

Alors que nous devons affronter un monde nouveau fait d’incertitude et d’imprévisibilité, il importe de redonner tout leur sens aux concepts de politique étrangère et de diplomatie en cessant d’en faire ce que les linguistes qualifient de mots valise, porteurs de sens différent. Une politique étrangère vaut par la cohérence de son dessein, une diplomatie par l’agilité de ses mouvements, comme le note Gabriel Robin, ambassadeur de France (2004). Pour sa part, l’écrivain Régis Debray estime que « la politique étrangère de la France, c’est Tintin qu’on aimerait voir revenir à la place de l’agent comptable » (2015). En un mot, c’est toute la différence qui existe entre stratégie du temps long et tactique du temps court. Aujourd’hui, nous sommes parvenus au seuil d’un monde nouveau caractérisé par l’incertitude et l’imprévisibilité. Il rend de plus en plus incontournable une révolution copernicienne qui passe par la nécessité de (re)penser de manière drastique la politique étrangère.

UN MONDE NOUVEAU : INCERTITUDE ET IMPRÉVISIBILITÉ

Nous sommes en train de changer de monde, de passer du monde d’hier – si bien décrit en son temps par Stefan Zweig – au monde éphémère du présent qui doit déboucher sur le monde de demain. Partons d’un diagnostic général pour parvenir à un examen clinique plus spécifique, le seul qui vaille pour éclairer notre route, notre brouillard stratégique.

Un diagnostic pertinent posé par un non-expert des relations internationales

Quel meilleur diagnostic du monde de ce début du XXIe siècle que celui que nous fournit, dès 2012, Marie-Célie Guillaume qui fut en son temps directrice de cabinet de Patrick Devedjian, président du Conseil général des Hauts-de-Seine au début de années 2010 dans un roman qui décrit de façon acérée le combat que se sont livré de façon souterraine, mais violente, le président de la République en exercice, Nicolas Sarkozy, et Patrick Devedjian qui lui a succédé à la présidence de ce Conseil général. Que nous dit-elle avec beaucoup de bon sens qui devrait donner réflexion à notre fringant président de la République, Emmanuel Macron ? La chose suivante qui n’a fait que se confirmer de 2012 à nos jours :

« En réalité, nous sommes en train de changer de monde. Le modèle sur lequel notre société a été bâtie est complètement dépassé. Un nouveau monde s’ouvre avec les opportunités mais aussi les angoisses qu’il implique. En dépit des nombreux avertissements ; les politiques n’ont pas voulu anticiper. Et aujourd’hui, ils se montrent tous incapables d’y faire face. Pour comprendre, l’avenir, il faut connaître le passé »2.

Tout est dit et bien dit, expliquant en grande partie le monde chaotique dans lequel nous évoluons et l’embarras de nos dirigeants rivé aux dogmes du passé, incapable de tirer les leçons du passé pour bâtir le présent et imaginer le futur. Passons tout naturellement de la théorie à la pratique selon la bonne vieille méthode scientifique expérimentale chère à Claude Bernard.

Un diagnostic confirmé par l’histoire de la dernière décennie

Le monde de la fin du siècle dernier et du début du siècle actuel ne s’est-il pas endormi sur ses lauriers en dépit des évolutions, voire des révolutions importantes qui le secouaient ? Ne vivait-il pas jusque dans un passé récent dans l’insouciance de ce qui advenait par ailleurs, se contentant de ressasser les dogmes intangibles à travers la célébration de liturgies bien établies. Quels étaient au juste ces dogmes qui façonnèrent un demi-siècle de relations internationales ?

Nous les regrouperons artificiellement autour de quatre thématiques générales pour la commodité de la démonstration : le primat du multilatéralisme, l’omnipotence de la globalisation,la force du lien transatlantique et l’irréversibilité de la construction européenne. Qui dit intangibilité des dogmes, dit célébration par des liturgies idoines destinées à leur conférer le maximum de crédibilité ! Quelles églises mieux choisies que les grand-messes que représentent les organisations internationales, leurs rencontres ordinaires, rituelles (traditionnelle semaine des chefs d’État et de gouvernement lors de l’Assemblée générale de l’ONU), leurs sommets extraordinaires, sorte de conciles païens (OTAN, Union européenne, OSCE, G7…) pour célébrer l’intangibilité des dogmes ! Soulignons au passage que cinquante années peuvent sembler un temps long sur une échelle du temps médiatique mais en réalité cela représente une simple goutte d’eau sur un temps historique.

Le seul qui présente un intérêt quelconque pour comprendre les spasmes du monde d’aujourd’hui ! « Une partie du monde semble sur le point de basculer vers un ordre ancien, plus dangereux et plus brutal » (Barack Obama, centenaire de la naissance de Nelson Mandela, Johannesburg, 17 juillet 2018). Ce basculement ne s’expliquerait-il pas, en partie, par la contestation des dogmes, la sécularisation des liturgies ? Voici où nous en sommes aujourd’hui. Un monde en pleine mutation que les dirigeants de la planète contemplent impuissants, commentent au lieu de peser sur ses évolutions futures.

Gouverner, c’est prévoir, a-t-on coutume de dire ! Or, aujourd’hui, à la lumière de l’actualité la plus récente, gouverner, c’est temporiser. Au diable, la prévision qui pourrait déboucher sur une anticipation raisonnable fondée sur l’analyse d’un cocktail de signaux forts mais aussi de signaux faibles. Or, si nous voulons peser sur la définition du nouveau monde, cher à Emmanuel Macron, il importe de penser la politique étrangère sur le temps long pour la décliner sur le temps court grâce à l’outil que constitue la diplomatie. Or, nous n’en sommes malheureusement pas encore là tant la communication sert le plus souvent de stratégie de substitution. Les spin doctors cumulent aujourd’hui les fonctions de stratèges et de diplomates.

UN IMPÉRATIF POUR L’AVENIR : (RE) PENSER LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE

Faute d’établir une distinction claire entre le cap (la politique étrangère) et la route (la diplomatie), le diagnostic est sans appel : le mal est profond. La seule manière de remédier à toutes ses insuffisances est d’en revenir aux fondamentaux, à savoir procéder à une révolution copernicienne consistant à jeter les bases d’un État stratège, diplomatiquement parlant.

Un diagnostic sans appel confirmé sur la durée du temps historique

« Le monde est à la fois multipolaire, à géométrie variable, hétérogène et global » (Thierry de Montbrial). Dans une époque de transition « entre deux mondes et entre deux siècles », les mal nommés « printemps arabes » ont démontré une triple défaillance de l’action internationale de la France quand l’improbable s’est produit.

Une défaillance dans l’anticipation. Premier constat d’échec. La révolution arabe de l’année 2010 signe la faillite de la dimension anticipation et connaissance des pays occidentaux et de la France (Cf. chapitre 8 du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008). Elle vaut pour la diplomatie comme pour la communauté du renseignement dans son ensemble. « La révolution arabe démontre que la France était prisonnière d’une vision conservatrice et simplificatrice reposant sur l’idée que la dictature était le seul rempart contre l’extrémisme dans cette région du monde… Sans doute avons-nous eu tendance à privilégier la recherche de la stabilité par apport à celle de la démocratie »3. Plus qu’une défaite diplomatique, c’est une défaite intellectuelle. Ni les États-unis, ni l’Europe n’ont anticipé les soulèvements dans la région. Le moins que l’on puisse dire la suite n’a pas non plus été anticipé : retour à la case départ en Syrie, en Égypte, désordres structurels en Libye après une brillante intervention militaire irréfléchie…

Une défaillance dans la réaction. Deuxième constat d’échec. Il se caractérise par trois mots : inertie, incrédulité, hésitation… La politique de la France comme la stratégie des pays occidentaux a consisté : à accompagner les « printemps arabes » et favoriser l’enracinement de la liberté et de la démocratie ; à encourager l’expérience démocratique sous toutes ses formes ; – à aider les forces laïques à tenir bon, les femmes à résister, les minorités religieuses à exiger la liberté de conscience, les minorités politiques à être représentées adéquatement au Parlement et même dans la presse ; à ne pas flatter les islamistes. Le problème est qu’il n’existe pas de solution unique au problème de la démocratisation au Moyen-Orient. En quelques mots, c’est un tout faux sur toute la ligne. La diplomatie française est hors-jeu. Elle ne pèse plus rien sur l’échiquier international. Trop d’idéologie tue la diplomatie en lui interdisant l’agilité dans l’exécution nécessitée par la volatilité des évènements.

Une défaillance dans la projection sur le long terme. Troisième constat d’échec. Alors que les évolutions erratiques d’un Orient compliqué nécessitent la possession d’une boussole pour fixer le cap sur le long terme. Nicolas Sarkozy, François Hollande, hier et Emmanuel Macron pratiquent le volontarisme débridé, l’agitation médiatique sur le très court terme sans pour autant réfléchir aux conséquences de leurs actions sur le moyen et le long terme et dans l’espace (niveau national, régional et international). La communication sert de stratégie. L’agitation sert de tactique. L’émotion sert de justification. On l’aura compris, tout ceci débouche sur une déroute de la diplomatie française et son effacement progressif sur la scène mondiale. L’observateur attentif des relations internationales, bienveillant à l’égard de la France peine, pour ne pas dire est dans l’incapacité d’appréhender les grands principes d’une politique étrangère pérenne et leur déclinaison en termes de diplomatie crédible, adaptable rapidement. Il se trouve dans une sorte de brouillard stratégique, d’impossibilité de progresser dans les ténèbres d’une action internationale incohérente dont on ne découvre pas les rouages. Il y a urgence d’un tsunami intellectuel remettant la réflexion au centre du débat pour préparer l’action.

Une indispensable révolution copernicienne fondée sur « un État stratège » (Anne Lauvergeon)

Il nous faut désormais réfléchir aux remèdes après ce deuxième échec (« printemps arabes » après la chute du mur et effondrement de l’URSS). Si nous abordons la question en allant du général au particulier, nous devrions nous fixer quelques grands axes de réflexion.

Penser autrement la politique étrangère : définir une « boussole stratégique »

Par définition, la politique étrangère définit les stratégies de défense des intérêts du pays et la diplomatie les met en musique. Elle est incompatible avec la versatilité et les zig zags permanents qui l’ont caractérisé durant ces dernières années. Elle s’oppose à une politique des coups montés dans l’instant, à la va vite, sans tenir compte du passé et en faisant l’impasse sur l’avenir. Il n’y a que des vérités successives. Elle est peu compatible avec la religion du tout médiatique Dans la pratique nous sommes confrontés à une politique étrangère sans réelle cohérence, dont le but premier est d’agir sur l’émotion de l’électeur pour exister et engranger des gains électoraux. A titre d’exemple, « il est important de se plonger dans l’histoire tumultueuse de l’Iran au cours des XIXe et XXe siècles si l’on désire comprendre l’Iran d’aujourd’hui ainsi que sa vision du monde »4.

« La France aura besoin d’une politique étrangère moins personnelle et moins impulsive, plus réfléchie, plus cohérente, plus fiable »5. Il est toujours important de mesurer à l’avance toutes les conséquences possibles des décisions que l’on prend à un moment donné, en particulier lorsqu’il s’agit de guerre. Ziad Takieddine écrit justement : « Mais ici, comme dans d’autres domaines, il conviendrait que les princes qui nous gouvernent mesurent un peu plus sérieusement, avant d’agir, les conséquences de leurs actions, à moyen ou à long terme… L’on peut tout à fait concevoir qu’il n’est, dans certaines circonstances, d’autre issue que la guerre : encore faut-il, avant de frapper, réfléchir aux lendemains, de peur qu’ils ne déchantent »6. La règle doit être : l’adaptation des moyens à nos ambitions, ou de nos ambitions à nos moyens. « La politique étrangère, c’est la maîtrise des interactions dans la durée, ce qui est autre chose que des effets d’annonce… la politique étrangère française, même s’il y a des constantes depuis le début de la Ve République a été constamment adaptée… Être disponible, les écouter. Pour tous les pays, ces printemps arabes ont été une dure leçon de modestie. Aucun n’a pressenti ce qui se préparait… Mais nous n’avons pas tellement de moyens pour influer sur le cours des évènements… »7.

Conjuguer harmonieusement passé, présent et avenir

« Décidément, la politique étrangère ne s’improvise pas ! » déclarait Alain Juppé le 13 avril 20128. « La France est un pays d’historiens à la mémoire courte »9. L’histoire nous apprend que les choses peuvent résonner par décennies et quelquefois, même, par siècles. Mais nous ne devons pas regarder le passé avec les yeux du présent. Le recours aux analyses historiques peut s’avérer utiles même si l’histoire ne se répète pas à l’identique dans le futur. « Seule une approche dynamique permet d’aborder la complexité des sociétés du XXIe siècle »10. Une fois encore, tout est écrit à condition de savoir lire, penser avant d’agir dans la précipitation. Mais, aussi d’éviter de toujours raisonner sur la base de schémas anciens surtout lorsque nous entrons dans un monde en transition. « Il fait repartir de zéro car sur la rive sud, un monde différent est apparu. Il ne faut pas croire qu’on pourra absorber le futur de la Méditerranée avec de vieilles méthodes ou de vieux instruments »11Tel est le rôle traditionnel des diplomates de raisonner sur trois échelles temporelles (passé, présent, avenir) dans le même temps afin d’aider à la décision des dirigeants qui ne travaillent que sur une seule dimension (le présent immédiat), et cela encore plus à l’heure du numérique !12 En reviendra-t-on un jour à cette approche qui permettra de prévenir les embardées de notre diplomatie du coup de com’ et du coup de pompe ?

Chercher de façon systématique à mieux anticiper et à mieux connaître

Bien que ceci relève de la vérité d’évidence, il faut que les décideurs de l’action internationale française se décident à passer d’une politique du XXe siècle à celle du XXIe siècle. Et, pour parvenir à cet objectif, deux pistes sont devenues incontournables. Il est indispensable que la diplomatie travaille, en plus grande synergie encore, avec la communauté du renseignement à la recherche des « signaux faibles » pour mieux anticiper l’avenir même si ceci n’est aujourd’hui pas tâche aisée dans un monde aussi instable que complexe. Même si tant d’inconnues commandent l’humilité, il faut en permanence chercher le fil d’Ariane qui nous permette de sortir de sortir du labyrinthe des paradoxes Il est aussi indispensable que la fonction de la prospective acquiert ses lettres de noblesse en sortant du conformisme qui la caractérise aujourd’hui. Combien de notes, de télégrammes diplomatiques (Cf. les affaires tunisienne et libyenne le démontrèrent lors des révolutions arabes) sont rédigés pour ne pas déplaire à ceux qui nous gouvernent et non pour retranscrire une réalité si déplaisante soit-elle ? Le CAPS du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères – dont le directeur, Justin Vaïsse vient de quitter ses fonctions – doit cesser d’être la direction de la clairvoyance rétrospective, d’être une simple annexe de la direction de la communication au service du ministre. Tout ceci est intolérable au regard d’une bonne utilisation de l’argent public.

Articuler politique nationale, politique européenne et multilatéralisme

« Les révolutions arabes ont mis en perspective les difficultés rencontrées par les États membres de l’Union européenne pour agir de concert, de surcroît au sein des structures européennes »13. Ceci est d’autant plus urgent que nous assistons au naufrage de la diplomatie européenne sous la houlette de la peu charismatique Catherine Ashton14, puis sous celle de la transparente Federica Mogherini. « L’Union européenne apparaît toujours comme un gigantesque paquebot voguant sans destination commune…sans avoir bien entendu une véritable vision de ce qui pourrait être une politique étrangère européenne »15. Il est vrai que pour nous mobiliser, il est essentiel de contribuer à une « refondation » de l’Europe16. Ce n’est qu’à ce prix, et non en procrastinant sur la voie des énièmes réformes institutionnelles, qui conduisent à une impasse, que nous pourrons partager une « vision commune de notre avenir au lieu de naviguer à vue, dans un brouillard épais »17. Pour nécessaire qu’elle soit, la tribune du président de la République du 5 mars 2019 (« Pour une renaissance européenne »)18 ne répond pas aux problèmes structurels lourds que connaît L’Europe fantôme si bien croquée par Régis Debray19. Pour passer à une autre échelle, les grandes crises mondiales ne trouveront de solutions viables et pérennes qu’avec un accord des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Cessons de nous payer de mots ! Il nous faut bâtir de véritables partenariats avec Moscou et Pékin20 pour construire de nouveaux équilibres internationaux pour le XXIe siècle.

Redonner tout son sens à la diplomatie française

Cette démarche comporte un aspect négatif et un aspect positif. Négatif, d’abord en cessant de mépriser les diplomates21 et en leur redonnant confiance. « Il montrera par la suite à plusieurs occasions qu’il ne voue pas une estime débordante à la diplomatie »22. Par ailleurs, il faut en finir avec tous ces personnages que l’on investit de missions diplomatiques alors qu’ils ne connaissant rien à cette pratique (« Claude Guéant, le grand flic qui se croyait diplomate »23). Positif, ensuite en encourageant la libre expression des diplomates dans leur analyse des situations dont ils ont la charge. « Tous ces imbéciles ont peur de se prononcer, ils s’imaginent que plus c’est alambiqué, plus ça fait administratif, ce en quoi d’ailleurs, ils ne se trompent pas : on n’arrive pas à savoir ce qu’ils ont en tête, sans doute parce qu’ils n’y ont rien »24Ce qui vaut pour les diplomates vaut également pour les officiers supérieurs et les officiers généraux français au titre du fameux « retex » pour retour d’expérience. Alors que la haute hiérarchie militaire encourage, depuis ces dernières années, nos officiers à ne pas hésiter à penser, écrire pour éviter de recommencer les erreurs du passé, que se passe-t-il dans la pratique ? Les courageux sont contraints à la démission (celle du CEMA, Pierre de Villiers) ou menacés, voire sanctionnés (le cas du colonel François-Régis Legrier est emblématique à cet égard25).

Cesser les compromissions

Après avoir contribué militairement à éliminer le colonel Kadhafi, nous ne grandissons pas à mener des actions telles que celle consistant à accueillir dans notre pays l’un des plus proches collaborateurs de ce dernier, Bachir Saleh en faisant fi des lois et en utilisant des subterfuges indignes26. Après avoir reçu Bachar Al-assad à Paris, nous ne nous grandissons pas en déstabilisant durablement son pays (neuf après, il est toujours présent et bien présent) et en faisant une pépinière de djihadistes toujours prêts à agir dans notre pays. Après avoir constaté les mœurs spéciales de l’Arabie saoudite tant en Turquie (assassinat de Jamal Kashoggi au consulat général d’Arabie saoudite à Istanbul) qu’au Yémen (conduite d’une sale guerre qui débouche sur des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité), nous n’en avons tiré aucune des conséquences qui s’imposaient. Une fois encore, nous sommes incapables de mettre à sa place le curseur entre diplomatie économique (Realpolitik) et diplomatie des valeurs (Idealpolitik). Peser sur la scène internationale, c’est mettre en cohérence ses discours généreux et ses actes quotidiens. Nous en sommes encore loin.

En finir avec la diplomatie médiatique

« Des traits de tempérament national ou de la personnalité du président en charge prêtent à la caricature de notre diplomatie »27. Il est inutile de mettre sur la place publique des entretiens entre les chefs d’État et de gouvernement comme ce fut le cas avec Barack Obama en avril 2012 pour les seuls besoins de la campagne électorale28. Tous les présidents de la République se livrent à pareille mascarade qui les abaisse plutôt que de les grandit. Avec de tels procédés aux limites du grotesque, nous affaiblissons la voix de la France à l’extérieur. Cessons de confier la détermination et la conduite de la politique étrangères à des communicants qui n’ont pas la moindre idée de la géopolitique, de l’histoire, de la géographie, de l’économie, des civilisations, de l’âme des peuples ! Cette diplomatie médiatique nous conduit directement dans le mur. La diplomatie doit être confiée à des professionnels de la chose extérieure que sont les diplomates. Il est illusoire de vouloir transformer les ambassadeurs en spin doctors, pensant que c’est en exigeant d’eux qu’ils soient actifs sur les réseaux sociaux que la voix de la France sera mieux écoutée et suivie. « La conduite la plus rationnelle, face à un niveau d’incertitudes déroutant pour une zone explosive, serait de calmer le jeu, en essayant de dissocier autant que possible, les crises nationales des grands enjeux stratégiques »29.

« Beaucoup de malheur a surgi de ce monde par la confusion et les choses tues » (Fiodor Dostoïewski). Et, c’est bien le mal profond qui gangrène la politique étrangère et la diplomatie française au cours de la dernière décennie. Notre action internationale – concept pris dans son acception la plus large – est plus marquée par la réaction à chaud à un évènement imprévu que par l’anticipation à froid d’évènements improbables. À quoi servent donc les structures en charge de l’anticipation, de la prévision, de la prospective comme le Commissariat Général à la stratégie et à la prospective rattaché au Premier ministre30 ou bien comme le CAPS du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ? S’agit-il d’organismes inutiles ou de sinécures pour quelques amis du Prince ? La diplomatie est une affaire trop sérieuse pour être laissée à des inspecteurs des Finances qui n’ont jamais mis les pieds dans une ambassade, dans un ministère des Affaires étrangères et qui ne savent pas ce qu’est une civilisation, un peuple. Et surtout qui ne raisonnent qu’avec leur calculette (Cf. sur le plan intérieur, la genèse de la « crise des gilets jaunes »).

La politique étrangère et la diplomatie ne se résument pas à des mantras, à des mots d’ordre creux (« Ce qui compte, c’est le quick de l’abréviation, version techno de l’art oratoire, le parler cash sonnant efficace »)31. Elles n’ont jamais été et ne seront jamais – y compris grâce aux mirages de l’intelligence artificielle – des sciences exactes. Force est de constater que, si notre président de la République est très entreprenant sur la scène internationale, il est particulièrement inexpérimenté. Nous n’en voulons pour preuve que la liste impressionnante de ses échecs (Cf. avec Donald Trump qu’il pensait ramener à la raison sur les dossiers climatique et nucléaire iranien et avec l’Allemagne32). Le dur survit au mou. La fuite en avant provoque souvent le retour en arrière. En dernière analyse, la France ne sortira du piège, qu’elle a elle-même armé, que par un sursaut salutaire. Ce nouvel élan suppose d’en revenir à la dichotomie fondamentale entre politique étrangère et diplomatie, de bien garder à l’esprit que les mots ont un sens bien précis.

Guillaume Berlat
6 mai 2019

1 Bernard Simiot, Moi Zénobie rien de Palmyre, Albin Michel, 1978, p. 147.
2 Marie-Célie Guillaume, Le Monarque, son fils, son fief, éditions du moment, 2012, p .232.
3 Alain Juppé, Diplomatie française : la confiance retrouvée, entretien avec Baudoin Bollaert, Politique internationale, n° 131, printemps 2011, pp. 7-19.
4 Vincent Eiffling, La perception de l’Iran par les pays occidentaux, Défense, n° 155, mars-avril 2012, p. 31.
5 Hubert Védrine Quelle politique étrangère pour la France ?, Le Nouvel Observateur, 5 avril 2012, p. 10.
6 Ziad Takieddine, L’ami encombrant, éditions du moment, 2012, p. 135.
7 Hubert Védrine, « François Hollande a beaucoup de cartes en main », Libération, 10 mai 2012, p. 6.
8 Alain Juppé, propos recueillis par Carl Meeus, Le Figaro Magazine, 13 avril 2012, p. 48.
9 Gérard Courtois, La leçon de gaullisme des juges de Chirac, Le Monde, 20 décembre 2011, p. 19.
10 Amiral (CR) Pierre Lacoste, Le continuum passé-présent-futur, Défense nationale, mars 2012, n° 748, pp. 15-22.
11 Miguel Angle Moratinos, Des idées pour la Méditerranée, Jean-Christophe Ploquin, la Croix, 27 avril 2012, p. 24.
12 Vincent Martigny, Le retour du prince, Flammarion, avril 2019.
13 Samuel Faure , Défense européenne : bilan et perspectives de la politique conduite par la France (2007-2012), http://www.eurocite.eu, 17 avril 2012.
14 Ludovic Lamant, Europe : Ashton et le naufrage de la diplomatie commune, Médiapart, 20 janvier 2012.
15 Pierre-Louis Blanc, Retour à Colombey, Pierre Guillaume de Roux, 2011, p. 75.
16 Jean-Claude Mallet, L’Europe ne fera pas l’économie d’une refondation, La Croix, 13 avril 2012, p. 11.
17 Dominique de Villepin, Seul le devoir nous rendra libre, Cherche Midi, 2012, p. 59.
18 Service international, En Europe, un accueil poli et prudent à la tribune de Macron. Le gouvernement d’Angela Merkel s’est abstenu de se prononcer sur le fond, Le Monde, 7 mars 2019, p. 5.
19 Régis Debray, L’Europe fantôme, Gallimard, 2019.
20 Frédéric Lemaître, La Chine de Xi Jinping saisie par le doute, Le Monde, 7 mars 2019, pp. 1-2.3.
21 Gilles Delafon, Le règne du mépris. Nicolas Sarkozy et les diplomates 2007-2011, éditions du Toucan, 2012.
22 Pascal Boniface, Le monde selon Sarkozy, Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2012, p. 87.
23 Hubert Coudurier, Et les masques sont tombés… Les coulisses d’un quinquennat, Robert Laffont, 2012, p. 313.
24 Claude Orcival, Ton pays sera mon pays, Gallimard, 1953, p. 47.
25 Claude Angeli, La ministre des Armées traite un colonel de faux jeton, Le Canard enchaîné, 6 mars 2019, p. 3.
26 Brigitte Rossigneux, L’immigré préféré de Guéant, Le Canard enchaîné, 18 avril 2012, p. 8.
27 Bertrand Fessard de Foucault, État du monde et incendie à multiples foyers, Défense nationale, avril 2012, n° 749, pp. 11-17.
28 Sarko enrôle Obama à la télé, Le Canard enchaîné, 18 avril 2012, p. 8.
29 Peter Harling, Le monde arabe est-il vraiment en « hiver » ?, Le Monde, 2 février 2012, p. 22.
30 Décret n° 2019-163 du 6 mars 2019 modifiant le décret n° 2013-333 du 22 avril 2013 portant création du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, JORF n° 0056 du 7 mars 2019, texte n° 2.
31 Régis Debray, précité, p. 37.
32 Virginie Malingre/Thomas Wieder, Macron-Merkel, la stratégie de la tension, Le Monde, 30 avril 2019, pp. 18-19.

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Source : Proche & Moyen-Orient, Guillaume Berlat, 06-05-2019

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