HISTOIRE / Relecture du « Portrait du colonisé »

       « La colonisation est une négation systématique de l’autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité » Frantz Fanon

Je viens de relire Portrait du colonisé d’Albert Memmi et je me suis demandé si un tel livre pouvait encore être écrit aujourd’hui. Est-il encore utile de dresser un bilan de la colonisation à l’heure où tout le monde admet que l’ère de la colonisation « physique » est révolue ? Vaut-il encore la peine de peindre et de condamner certaines conditions de la vie coloniale ? Je crois que oui parce qu’il est toujours instructif de revenir sur l’histoire sans pour cela faire perdurer les relents et les miasmes de cette même histoire, soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie. Ne serait-ce que pour considérer les rapports des deux populations qui coexistaient en Afrique du Nord ?

Albert Memmi souligne que ces rapports ont été, dès le début, établis sur une inégalité des forces. Il analyse la terrible déshumanisation que le sentiment de sa puissance a entraînée chez le colonisateur et celui de son impuissance chez le colonisé. Il peint un sombre tableau de la situation de ces femmes et de ces hommes contraints de vivre les uns en présence des autres sur deux plans parallèles.

Mais la force n’explique pas tout. Sinon les anciens colonisés auraient aujourd’hui le sentiment qu’ils sont à leur tour les plus forts et que les rôles sont simplement inversés et le même cercle vicieux se refermerait sur les deux peuples. Malgré tout, il me semble que le schéma décrit par l’écrivain tunisien est trop systématique : il revient à enfermer une réalité autrement diverse dans un même cercle infernal. Le colonisateur est un être démoniaque. Il impose au colonisé une mystification qui lui fait perdre son âme car il ne cherche qu’à le déposséder de tout, après lui avoir pris ses biens. Même si toute colonisation a pour tare originelle de reposer d’abord sur la force brute, je ne crois pas qu’elle en arrive à tout stériliser entre la plupart des hommes qui se rencontrent.

Les exemples ne se ressemblent pas, même dans une même aire géographique comme l’Afrique du Nord. Il est juste de dire que la hantise d’un régime vindicatif a fait quitter ces pays à la plupart des européens. Mais en fait, les hommes qui ont pris le pouvoir en Algérie et en Tunisie n’avaient que peu de points communs.

En Algérie, Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene, les nouveaux maîtres du pays, avaient pris le pouvoir sur la base d’un appétit de jouissance, libérés des contraintes précédentes. En Tunisie, Habib Bourguiba a eu plus le souci de donner à son pays un style nouveau bien à lui, que celui de liquider seulement l’héritage du passé. Dans un pays où les femmes n’étaient pas préparées à des activités sociales et où le nouveau régime a une éducation nouvelle toute entière à créer, on peut se demander d’où sont sorties ces élites.

Je crois qu’il faut également tenir compte de la force créatrice dont jouissaient certains privilégiés en période coloniale et dont le colonisateur comme le colonisé ont pu faire usage, même dans un régime politique arbitraire comme celui de la colonisation française, créé en principe pour favoriser les privilèges du peuple colonisateur contre les intérêts du peuple colonisé. Il y a eu également le colonisateur qui a sincèrement lutté pour la liberté du colonisé et qui n’apparaît pas dans le livre de Memmi, ou du moins, je ne vois pas comment il a aidé l’évolution du peuple colonisé. Cette espèce de Français a pourtant existé en Afrique du Nord et a fait un travail éducatif dont il faut tenir compte pour comprendre les rapports entre les deux populations dans leur globalité.

Ce qui n’apparaît pas non plus dans ce livre, et c’est encore plus surprenant, c’est l’autochtone bien vivant, qui a un passé derrière lui dont il revendique l’héritage et veut en transmettre les valeurs à son tour. La religion n’a été qu’un des facteurs de libération à un moment précis des peuples colonisés.

Elle a servi en Afrique du Nord comme ailleurs comme liant pour agréger les populations à la lutte des nationalistes. : « L’islam, disait un jour un notable iranien à son hôte britannique, ce n’est qu’un moyen : celui de vous mettre dehors. »

Qui peut soutenir aujourd’hui, en ce point précis du globe, malgré la multiplication des mosquées, que le sentiment religieux est plus fort que la prise de conscience nationale, alimentée par les propagandes de chaque pouvoir. Il est vrai que l’on n’entend pas souvent des pères nord-africains comme ce vieux kabyle qui disait à son fils : « Si je comprends bien, ce que j’appelle Dieu, tu l’appelles conscience. » On n’en est pas encore là dans ce domaine et les avancées de la Révolution de 1789 n’ont pas atteint, plus de deux siècles et demi plus tard, l’autre rive de la Méditerranée.

Les Tunisiens, les Marocains et les Algériens sont unis par une longue histoire héritée d’une tradition et d’une culture communes, ce qui n’empêche pas chaque pays d’avoir ses particularités géographiques et historiques bien définies.

Auteur :

Kamel Bencheikh, écrivain


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