Les prêts empoisonnés de la Banque mondiale et du FMI à l’Équateur

                     Partie 1 sur 3

par Eric Toussaint

L’Équateur offre l’exemple d’un gouvernement qui adopte la décision souveraine d’enquêter sur le processus d’endettement afin d’identifier les dettes illégitimes pour ensuite en suspendre le remboursement. La suspension du paiement d’une grande partie de la dette commerciale, suivie de son rachat à moindre coût, montre que le gouvernement ne s’est pas cantonné aux discours de dénonciation. Il a procédé de fait à une restructuration unilatérale d’une partie de sa dette extérieure et a remporté une victoire contre ses créanciers privés, principalement des banques.

En 2007, le gouvernement de l’Équateur au début de la présidence de Rafael Correa est entré en conflit avec la Banque mondiale. Dans cette série de trois articles nous commençons par analyser les prêts octroyés par la Banque mondiale et le FMI puis nous rendons compte de l’action du gouvernement principalement en rapport avec l’audit de la dette et la suspension du paiement d’une partie de celle-ci. Ensuite, dans la partie 3, nous aborderons les limites de l’action du gouvernement de Rafael Correa et, de manière succincte, la politique de son successeur Lenin Moreno.

En Équateur, le FMI impose dès 1983 son programme visant la stabilité macroéconomique à court terme afin de rétablir la capacité du pays à s’acquitter de ses dettes. Ce programme se matérialise par la signature d’une « lettre d’intention » entre le pays endetté et le FMI, qui exige une politique antisociale (austérité budgétaire, dévaluation, libéralisation des prix, etc.). Entre 1983 et 2003, l’Équateur a signé 13 lettres d’intention. Les gouvernements qui se sont succédé à la tête de l’Équateur, jusqu’à l’élection en novembre 2006 de Rafael Correa, n’ont pas hésité à apposer leur signature à ces documents, en dépit de l’impact largement négatif des mesures qu’ils préconisent sur la majorité de la population. Depuis 2017, le président Lenin Moreno est revenu totalement dans le giron du FMI et de la Banque mondiale ce qui a provoqué d’importantes mobilisations populaires notamment en octobre 2019.

En Équateur, le virage radical néolibéral s’est approfondi dans la décennie 1990 avec la « consécration » du consensus de Washington

Le virage radical néolibéral s’est surtout approfondi dans la décennie 1990, celle de la « consécration » du consensus de Washington (voir l’encadré) et de l’entrée de l’économie équatorienne dans l’économie globalisée, particulièrement à partir de la Présidence de la République de Sixto Durán Ballén, en 1992. Cela coïncide avec l’agenda de la Banque mondiale, qui augmente fortement son activité et son influence en Équateur à partir de la fin des années 1980-début des années 90. En Équateur, comme dans de nombreux pays en développement, la Banque concède des prêts liés à des mesures visant l’ouverture des marchés, la réduction du rôle de l’État dans la gestion économique et l’augmentation du pouvoir des banques privées dans la régulation des flux monétaires.

L’agenda caché du Consensus de Washington – Banque mondiale : le coup d’État permanent, disponible en PDF (Cliquer sur l’image)
Encadré : Qu’est-ce que le Consensus de Washington ?

Il s’agit d’une théorisation en 1989 par l’économiste britannique John Williamson, enseignant aux États-Unis, des mesures incluses dans les plans d’ajustement structurel imposés par le FMI aux PED depuis la crise de la dette de 1982. Ce consensus comprend un ensemble de dix mesures, tant des mesures de choc, à effet immédiat, que des réformes structurelles :

  1. une stricte discipline budgétaire ;
  2. la baisse des dépenses publiques jugées peu rentables (budgets sociaux, subventions aux produits de première nécessité) et réorientation vers des secteurs offrant un fort retour sur les investissements ;
  3. la réforme fiscale (élargissement de l’assiette fiscale, diminution des taux marginaux), destinée à toucher plus durement les foyers modestes ;
  4. la libéralisation des taux d’intérêt ;
  5. un taux de change compétitif ;
  6. la libéralisation du commerce extérieur ;
  7. la libéralisation des investissements directs étrangers ;
  8. la privatisation des entreprises publiques ;
  9. la déréglementation des marchés (par l’abolition des barrières à l’entrée ou à la sortie) ;
  10. la protection de la propriété privée, dont la propriété intellectuelle.

L’agenda proclamé du Consensus de Washington vise à réduire la pauvreté par la croissance, le libre jeu des forces du marché, le libre-échange et l’intervention la plus légère possible des pouvoirs publics.

Fondamentalement, l’agenda caché du Consensus de Washington, c’est une politique visant à la fois à garantir le maintien du leadership des États-Unis à l’échelle mondiale et à débarrasser le capitalisme des limites qui lui avaient été imposées dans l’après Seconde Guerre mondiale. Ces limites étaient le résultat combiné de puissantes mobilisations sociales tant au Sud qu’au Nord, d’un début d’émancipation de certains peuples colonisés et de tentatives de sortie du capitalisme. Le Consensus de Washington, c’est aussi l’intensification du modèle productiviste et extractiviste.

Au cours des dernières décennies, dans le cadre de ce Consensus, la Banque mondiale et le FMI ont renforcé leurs moyens de pression sur un grand nombre de pays en profitant de la situation créée par la crise de la dette. La Banque mondiale a développé ses filiales (Société financière internationale – SFI, Agence multilatérale de garantie des investissements – AMGI, Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements – CIRDI) de manière à tisser une toile dont les mailles sont de plus en plus serrées.

Par exemple, la Banque mondiale octroie un prêt à condition que le système de distribution et d’assainissement de l’eau soit privatisé. En conséquence, l’entreprise publique est vendue à un consortium privé dans lequel on retrouve comme par hasard la SFI, filiale de la Banque mondiale.

Quand la population affectée par la privatisation se révolte contre l’augmentation brutale des tarifs et la baisse de la qualité des services et que les autorités publiques se retournent contre l’entreprise transnationale prédatrice, la gestion du litige est confiée au CIRDI, à la fois juge et partie.

On en arrive à une situation où le Groupe Banque mondiale est présent à tous les niveaux : 1) imposition et financement de la privatisation (Banque mondiale) ; 2) investissement dans l’entreprise privatisée (SFI) ; 3) garantie de cette entreprise (AMGI) ; 4) jugement en cas de litige (CIRDI).

C’est précisément ce qui s’est passé à El Alto, en Bolivie, en 2004-2005 [1].

La collaboration entre la Banque mondiale et le FMI est aussi fondamentale afin d’exercer la pression maximale sur les pouvoirs publics.

Une différence fondamentale sépare l’agenda proclamé du Consensus de Washington de sa version cachée.

L’agenda caché, celui qui est appliqué en réalité, vise la soumission des sphères publique et privée de toutes les sociétés humaines à la logique de la recherche du profit maximum dans le cadre du capitalisme. La mise en pratique de cet agenda caché implique la reproduction de la pauvreté (non sa réduction) et l’augmentation des inégalités. Elle implique une stagnation voire une dégradation des conditions de vie d’une grande majorité de la population mondiale, combinée à une concentration de plus en plus forte de la richesse. Elle implique également une poursuite de la dégradation des équilibres écologiques qui met en danger l’avenir même de l’humanité.

Au nom de la fin de la dictature de l’État et de la libération des forces du marché, les gouvernements alliés aux transnationales utilisent l’action coercitive d’institutions publiques multilatérales pour imposer leur modèle aux peuples

Un des nombreux paradoxes de l’agenda caché, c’est qu’au nom de la fin de la dictature de l’État et de la libération des forces du marché, les gouvernements alliés aux transnationales utilisent l’action coercitive d’institutions publiques multilatérales (Banque mondiale-FMI-OMC) pour imposer leur modèle aux peuples.

Le Consensus de Washington ne doit pas être compris comme un mécanisme de pouvoir et un projet qui se limitent au gouvernement de Washington flanqué du duo Banque mondiale/FMI. La Commission européenne, la plupart des gouvernements européens, le gouvernement japonais adhèrent au Consensus de Washington et l’ont traduit dans leurs propres langues, projets constitutionnels et programmes politiques.

La Banque partage, aux côtés d’une classe politique complice, la responsabilité d’un endettement frauduleux et illégitime, qui s’est fait au détriment des droits humains fondamentaux et de la souveraineté de l’État.

 La dette de l’Équateur à l’égard de la Banque mondiale (BIRD)

Entre 1990 et juillet 2007, la Banque mondiale (BIRD) a versé 1,44 milliards de dollars à l’Équateur alors qu’au cours de cette même période le gouvernement équatorien a remboursé à cette institution 2,51 milliards de dollars. Cela signifie que durant la période 1990-juillet 2007, la Banque mondiale a fait un bénéfice de 1,07 milliard de dollars aux dépens du peuple équatorien. La Banque mondiale a été plus que remboursée.

La Banque mondiale a été plus que remboursée

Le solde de la dette publique avec cet organisme atteignait 704,4 millions de dollars au 30 novembre 2007.

Si l’Équateur avait décidé en 2008 de répudier la totalité de sa dette envers la Banque mondiale (soit 704,4 millions de dollars), comme le recommandait la commission d’audit de la dette (voir plus loin), cette décision aurait permis d’économiser plus d’un milliard de dollars (car au capital à rembourser il fallait ajouter les intérêts à payer). Une telle somme aurait permis de financer, pendant 15 ans, le petit déjeuner et le déjeuner de 1,28 million d’écoliers [2]. La somme économisée représente cinq ans de couverture de santé pour la population pauvre et pour la population indigente du pays [3].

 Le rôle néfaste de la Banque mondiale en termes de dérégulation financière

L’intervention de la Banque mondiale dans la définition des politiques économiques et sociales appliquées en Équateur a été intensive et permanente jusqu’en 2006 et, après une interruption de quelques années au début du mandat de Rafael Correa, elle est revenue à la charge. Plusieurs prêts importants de la Banque mondiale que l’Équateur doit rembourser jusqu’en 2025 et au-delà visaient clairement l’appui à des changements des lois du pays. Ces réformes ont favorisé, sinon provoqué, plusieurs crises financières au cours des années 1990 dont la grande crise bancaire de 1999 aux conséquences terribles sur l’économie et la population du pays [4]]. L’intervention de la Banque mondiale a été clairement néfaste et constitue en résumé un dol pour le pays.

En Équateur, la Banque mondiale a favorisé plusieurs crises financières au cours des années 1990 dont la grande crise bancaire de 1999

La responsabilité de la Banque dans l’explosion de la crise financière remonte aux années 1993-1994, alors que, dans le cadre du processus de « modernisation » de l’État, elle effectue des prêts destinés à financer l’adoption de réformes légales visant la déréglementation complète du secteur bancaire, ce qui a abouti à la faillite des banques en 1999.

  • La Loi de modernisation de l’État, de privatisations et de prestations des services publics par l’initiative privée (Ley de Modernización del Estado, Privatizaciones y Prestación de Servicios Públicos por parte de la iniciativa privada) de 1993 ouvre la voie à la participation du secteur privé dans des domaines autrefois réservés à l’État ainsi qu’à la fusion ou la suppression d’institutions publiques. Elle augmente les attributions du Conseil national de modernisation (CONAM, Consejo Nacional de Modernización), entité qui travaille à la privatisation des services publics, notamment en matière d’hydrocarbures, d’électricité et d’eau.
  • La Loi de régime monétaire et de la Banque d’État (Ley de Regimen monetario y Banco de Estado) vient renforcer l’indépendance de la Banque centrale et consacre la libre détermination des taux d’intérêts et le libre accès au marché des changes.
  • La Loi de promotion des investissements (Ley de Promocion de Inversiones) de 1993 a éliminé le contrôle sur les flux de capitaux.
  • La Loi générale des institutions du système financier (Ley General de Instituciones del Sistema financiero) de 1994 a poursuivi de profondes transformations dans la libéralisation des activités bancaires – bureaux offshore, multiplications des entités financières, crédits de la Banque centrale aux banques privées (faisant exploser l’inflation) etc. – et réduit les capacités et attributions de la supervision bancaire.

Ces dispositions légales ont entraîné la création à la Banque centrale équatorienne d’un compte unique pour toutes les institutions devant recevoir des transferts du Ministère de l’Économie et des finances. Cela a eu pour conséquence l’utilisation de réseaux bancaires privés et la réduction du nombre de comptes détenus par les institutions publiques à la Banque centrale. Cela répondait à l’engagement du gouvernement équatorien, dans la lettre d’intention signée en 1990 avec le FMI, à préparer, avec le concours de la Banque mondiale, une réforme globale des finances des municipalités, des conseils provinciaux et autres entités gouvernementales pour diminuer les transferts provenant du gouvernement central et pour soi-disant améliorer les décisions de dépenses au niveau local et y répondre par un système plus transparent et plus juste de participations aux recettes publiques.

(CC – Wikimedia)

Comme l’explique Piedad Mancero qui a été membre de la commission d’audit de la dette de l’Équateur à partir de 2007 « Les conséquences n’ont pas tardé à se manifester : l’augmentation démesurée du nombre d’entreprises financières, une première crise en 1995, la spéculation sur les devises, des pressions sur le taux de change, la fuite des capitaux équatoriens et la grande faillite bancaire de 1998-1999.(…) C’est une évidence : les ressources de la Banque centrale affectées à de tels crédits provenaient d’émissions monétaires qui généraient une croissance galopante de la masse monétaire en circulation, une pression inflationniste incontrôlable, et une demande spéculative en devises, ce qui a contribué à la grande crise financière de 1999 et à l’adoption précipitée de la dollarisation en janvier 2000 » [5].

Enfin, en 1998, la Loi du marché des capitaux (Ley de Mercado de Capitales) et la Loi de réorganisation en matière économique (Ley de Reordenamiento en Materia Economico) achèvent le travail destructeur de la banque mondiale. L’Agence de garantie des dépôts (Agencia de Garantía de Depósitos), AGD, est créée : elle garantit les dépôts, offshore et onshore, de façon illimitée, et ouvre la possibilité pour la Banque centrale d’accorder des crédits aux banques en difficulté et d’acquérir des bons AGD [6]. Officiellement créée pour éviter la contagion de la crise et protéger les petits épargnants, l’AGD a en fait été instituée pour favoriser les propriétaires et les grands débiteurs des banques privées, particulièrement les banques Filanbanco et FINAGRO [7].

La crise financière a eu des conséquences désastreuses pour l’ensemble des Équatorien·nes. Le coût total de la crise est estimé par l’AGD à 8 072 millions de dollars, soit l’équivalent de 83 % du budget général de l’État en 2007, ou encore l’équivalent de deux décennies de couverture médicale pour l’ensemble de la population. Ces ressources de l’État, utilisées abusivement, n’ont pas pu être investies dans l’éducation, la santé, la création d’emploi, etc. Et surtout l’État a dû financer le sauvetage bancaire en contractant de nouvelles dettes. Le niveau de pauvreté a augmenté de façon spectaculaire, et 1 million d’Équatorien·nes ont été contraint·es à l’émigration entre 1999 et 2005 [8].

La responsabilité de la Banque mondiale dans la crise équatorienne est clairement engagée, du fait de son intervention active auprès des autorités du pays pour qu’elles adoptent des réformes néolibérales du cadre légal qui provoquèrent la crise de la fin des années 1990.

 La dérégulation financière produit les mêmes effets néfastes au Nord comme au Sud

Il convient de mettre en évidence la relation entre les mesures imposées à l’Équateur, qui ont conduit tout droit à la crise de 1999, et les effets des politiques néolibérales appliquées également dans les pays du Nord, notamment aux États-Unis, qui ont également connu plusieurs crises financières (la crise de 2001 et celle de 2007-2008). La dérégulation en faveur du monde de la finance, dans le cadre du Consensus de Washington, qui répondait aux attentes de la Maison Blanche et de Wall Street (comme l’a dénoncé à plusieurs reprises Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001), s’est imposée aussi bien au Nord qu’au Sud, et a produit les mêmes effets catastrophiques.

Cette déréglementation rompait définitivement avec les mesures prises suite à la crise de 1929 et des années 1930 aux États-Unis. Rappelons que cette crise du siècle passé avait été précédée par une vague de déréglementation et de spéculation. En réaction, pendant la présidence de F. D. Roosevelt, cela avait conduit à la loi bancaire de 1933, le Glass-Steagall Act, qui a interdit l’exercice simultané de plusieurs métiers financiers et donné naissance à deux types d’établissements bancaires tout à fait séparés. En 1999, sous la présidence de Clinton, cette loi a été abrogée sous la pression des grandes banques. Ainsi, une même orientation est appliquée en Équateur et aux USA.

Au centre des facteurs explicatifs de la crise immobilière étasunienne de 2007, on trouve la déréglementation bancaire radicale commencée dans les années 1980 et approfondie sous l’Administration Clinton fin des années 1990, dans un contexte de spéculation croissante sur les marchés financiers et de multiplication des produits financiers dérivés et d’institutions financières échappant au contrôle des pouvoirs publics (hedge funds [9] par exemple).

La Banque mondiale a soutenu les forces financières nationales qui se considèrent comme les maîtres du pays et qui profitent de l’État et du gouvernement pour arriver à leurs fins égoïstes

La Banque mondiale a soutenu les forces financières nationales qui en Équateur se considèrent comme les maîtres du pays et qui profitent de l’État et du gouvernement pour arriver à leurs fins égoïstes. Elle est intervenue pour déstabiliser les gouvernements qui ont tenté d’appliquer des politiques économiques et sociales visant à davantage de justice sociale et de souveraineté face aux États-Unis.

C’est le cas en 2005 de l’intervention de la Banque mondiale contre les mesures prises par Rafael Correa, alors ministre de l’économie sous le gouvernement du président Alfredo Palacios (voir plus loin).

 Les prêts d’ajustement structurel octroyés par la Banque mondiale

A partir du début des années 1990, la Banque mondiale octroie des prêts [10] dans différents secteurs économiques et sociaux clefs. Les axes prioritaires sont les réformes du cadre légal pour réduire l’intervention de l’État, les privatisations d’entreprises publiques, la flexibilisation du marché du travail, la déréglementation et la libéralisation financières.

La série de prêts octroyés par la Banque – les prêts d’ajustement structurel (3819-EC/BM- Ajustement structurel), de réduction de la dette et de modernisation de l’État (3820-EC ; 3821-EC-Assistance technique pour la réforme des entreprises publiques ; 3822-0-EC-Assistance technique pour la modernisation de l’État) – ont été conçus pour réduire les marges de manœuvre de l’État, laisser le champ libre aux acteurs privés (notamment dans les secteurs des télécommunications et de l’électricité) et pour assurer le paiement de la dette équatorienne à l’égard des créanciers commerciaux via le financement de garanties du Plan Brady (voir encadré).

Encadré : Plan Brady

Retrouvez un article complet à propos du Plan Brady dans le numéro AVP « Dette – Restructuration = Solution ? » (Cliquer sur l’image)

Au cours des années 1980, le Plan Brady (du nom du secrétaire d’État au Trésor états-unien de l’époque) a impliqué une restructuration de la dette des principaux pays endettés avec échange des créances anciennes, avec une perte en valeur nominale ou en intérêts, contre de nouveaux instruments obligataires d’une maturité plus longue et bénéficiant d’une garantie de remboursement des autorités monétaires internationales. Les pays participants étaient l’Argentine, le Brésil, la Bulgarie, le Costa Rica, la Côte d’Ivoire, la République dominicaine, l’Équateur, la Jordanie, le Mexique, le Nigeria, le Panama, le Pérou, les Philippines, la Pologne, la Russie, l’Uruguay, le Venezuela et le Vietnam. A l’époque, Nicholas Brady avait annoncé que le volume de la dette serait réduit de 30 % (en réalité, la réduction quand elle a existé a été beaucoup plus faible ; dans plusieurs cas, et non des moindres, la dette a même augmenté, voir ci-dessous) et les nouveaux titres (les titres Brady) ont garanti un taux d’intérêt fixe d’environ 6 %, ce qui était très favorable aux banquiers. Cela assurait aussi la poursuite des politiques d’austérité sous le contrôle du FMI et de la Banque mondiale.

La Banque mondiale a prêté à l’Équateur pour que celui-ci rende ses politiques fiscales et commerciales conformes à la mondialisation néolibérale et réoriente ses activités productives vers l’exportation, au détriment du marché local. Un premier prêt (3609-Développement secteur privé) poussant dans ce sens est déboursé en 1993 [11], suivi en 1998 d’un prêt destiné à soutenir la capacité exportatrice du secteur privé et supprimer les entraves au commerce par la mise en place de politiques commerciales conformes aux décisions de l’OMC et la signature de nouveaux accords commerciaux [12] (4346-Commerce extérieur et intégration-21 millions de dollars).

En promouvant la production intensive de produits destinés à l’exportation (bananes, crevettes, fleurs), ces prêts ont eu des conséquences environnementales désastreuses et, pour certaines, irréversibles. Un exemple frappant : l’élevage des crevettes, dont 90 % de la production sont destinés à l’exportation, a entraîné la destruction de la mangrove (aujourd’hui détruite à 70 %), un écosystème riche dont les communautés locales tiraient leurs revenus, et barrière naturelle évitant les inondations et la salinisation des terres. Cette activité a même été développée dans des zones où la loi interdisait la construction de piscines de culture.

Pour compléter le désastre écologique, la Banque a directement financé des projets ravageurs dans le domaine de l’agriculture et de la gestion des ressources naturelles (minières, hydriques, etc.). Signalons entre autres [13], le projet PRODEMINCA, en 1994, (3655-Assistance technique environnement) qui comprenait l’introduction d’un nouveau Code minier et de réformes favorables aux investisseurs. Deux lois (Trole I et II) ont créé les conditions du pillage des ressources par les multinationales en organisant l’affaiblissement du rôle du ministère de l’environnement et en permettant l’activité minière en zone protégée.

Pour compléter le désastre écologique, la Banque a directement financé des projets ravageurs dans le domaine de l’agriculture et de la gestion des ressources naturelles

La Banque a également élaboré un projet à l’égard des peuples indigènes (Prêt 4277-O-EC- Projet de développement des Peuples indigènes et noirs d’Équateur). Le projet avait pour but de favoriser les investissements privés, de réduire le rôle de l’État et modifier le cadre légal. En plus d’endetter le pays, les communautés indigènes se sont elles aussi endettées. Le projet a essayé, voire réussi, à augmenter la dépendance des communautés indigènes et paysannes aux semences, herbicides et pesticides des firmes transnationales. Ce projet avait des caractéristiques racistes et discriminatoires à l’égard des peuples indigènes et afro-descendants. De plus, comme l’ont dénoncé les mouvements sociaux équatoriens, il contenait un agenda caché visant à affaiblir le puissant mouvement indigène, notamment la Confédération des Nations indigènes de l’Équateur.

Les conséquences très négatives de ces prêts pour la majorité de la population équatorienne ont été nombreuses. Tel est notamment le cas de la diminution drastique de l’accès aux services publics. Ainsi, le prêt 3285 de 1991 d’un montant de 104 millions de dollars pour le financement de la décentralisation provoque la réduction des montants octroyés aux collectivités territoriales. Ce projet permet aux IFI d’avoir un meilleur contrôle sur le budget de l’État et de faire pression pour augmenter la part destinée au remboursement de la dette. Selon les conditions du prêt 3821 du 10 février 1995, il est également prévu la réduction des subsides d’électricité et la privatisation future de l’entreprise nationale INECEL.

Dans la même veine, l’attaque contre les salariés du secteur public est constante. Le projet Assistance technique pour la modernisation de l’État a entraîné la suppression de 10 000 postes dans la fonction publique. Les licenciements ont représenté un coût assumé par l’État de 396,3 millions de dollars [14]. Le gouvernement s’est ainsi endetté à hauteur de 20 millions de dollars pour ce projet de restructuration du secteur public visant notamment à réduire les coûts, et il lui en a coûté 20 fois plus en réduction de personnel !

Parallèlement à cela, le prêt 7174 d’ajustement structurel et de consolidation fiscale octroyé en 2003 a mis en œuvre le décret d’austérité d’urgence pris par le président Gutierrez à la fin janvier 2003 instaurant une hausse du prix de l’essence de 21 % et du diesel de 3 %. Cette mesure a entraîné l’augmentation du coût des transports, et donc plus largement du coût de la vie en général étant donné que les marchandises doivent être transportées.

En matière d’éducation, le prêt 3425 « Premier projet de développement social en éducation et formation » a diminué le financement du secteur éducatif et l’a fait passer de 18 % du budget avant ce prêt, à 5,8 % en 2000. La différence étant bien évidemment affectée au service de la dette et à la mise en place de politiques favorables aux créanciers et à la classe dominante équatorienne.

Ces prêts liés à des conditionnalités visant l’introduction des politiques agressives et antisociales du Consensus de Washington ont entraîné l’augmentation de la pauvreté et de l’extrême pauvreté, et l’augmentation de la concentration des richesses dans les mains d’une oligarchie. Sur l’ensemble de la période 1970-2005, la pauvreté a augmenté considérablement. En 1970, 40 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté et en 2005, ce pourcentage atteignait 61 % [15]. Cet appauvrissement a été particulièrement aigu lors de la crise de 1999. Entre 1995 et 2000, le nombre de pauvres est passé de 3,9 millions (soit 34 % de la population) à 9,1 millions (soit 71 %) tandis que la pauvreté extrême a doublé, touchant 31 % de la population en 2000. Pendant ce temps, les riches sont devenus toujours plus riches. En 1990, les 20 % les plus riches recevaient 52 % des revenus ; 10 ans plus tard, ils accaparaient 61 % des richesses [16]. Cette pauvreté affecte particulièrement les habitants des zones rurales et les petits producteurs/trices agricoles, touchés par l’ouverture des marchés, l’augmentation du prix des inputs, la mise en place d’un système de propriété privée des terres, etc.

Selon un rapport de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) datant de 2003, la pauvreté est responsable des problèmes de dénutrition observés dans le pays : en effet, l’offre alimentaire était suffisante pour couvrir les besoins de la population, mais l’inégalité des revenus ne permettait pas aux plus pauvres de se nourrir suffisamment.

Cette pauvreté croissante a eu également des conséquences sur l’accès à la santé et à l’éducation. La précarisation des emplois, l’augmentation du chômage, l’extension du travail informel et précaire ainsi que la baisse des salaires amenèrent de plus en plus d’enfants et d’adolescent·es à se retirer du système scolaire pour soutenir leur famille.

Pour « sortir » l’Équateur de la crise, la Banque mondiale a apporté « ses solutions » : poursuivre voire renforcer l’orientation qui a conduit à la crise ! (7024-0-EC- Ajustement structurel, 7174-0-EC-Assistance technique pour la modernisation de l’État, 4567-0 EC-Assistance technique secteur financier).

La population a manifesté à plusieurs reprises massivement son mécontentement, ce qui a entraîné la chute de plusieurs présidents au cours des années 1990 et au début des années 2000, et a mis en échec certains objectifs de la banque, notamment les tentatives de privatisations. Trois présidents de droite ont été chassés du pouvoir entre 1997 et 2005 grâce à de puissantes mobilisations de la population : Abdalá Bucaram en février 1997, Jamil Mahuad en janvier 2000 et Lucio Gutiérrez en avril 2005. Ce sont les mobilisations des peuples indigènes qui ont été déterminantes dans la démission de Abdalá Bucaram en 1997 et de Jamil Mahuad en 2000. Dans ces mobilisations, la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur – Confederación de Nacionalidades Indígenas del Ecuador) a joué un rôle très important. Lors de la démission de Lucio Gutiérrez, ce sont les mobilisations urbaines qui ont été déterminantes. Parmi les nombreux signes évidents d’opposition aux politiques néolibérales, on pourrait ajouter aussi l’échec du référendum de 1995 qui visait notamment à la privatisation de la sécurité sociale [17].

 

 

Notes

[1Voir Éric Toussaint, « Bolivie : avancées sur les biens communs et la réforme constitutionnelle », publié le 10 janvier 2008, https://www.cadtm.org/Bolivie-avancees-sur-les-biens

[2Calculs de l’auteur sur la base du document de la Comisión Investigadora De La Crisis Económica Financiera. Síntesis De Los Resultados De La Investigación. Juillet 2007, p. 45.

[3Idem.

[4Voir Matthieu Le Quang interviewé par Violaine Delteil, « Entre buen vivir et néo-extractivisme : les quadratures de la politique économique équatorienne » dans Revue de la Régulation, premier semestre 2019, https://journals.openedition.org/regulation/15076 [consulté le 30 décembre 2020

[5Piedad Mancero, El debilitamiento institucional en la decada de los 90. Investigación y análisis del préstamo BIRF -3822 -EC/Proyecto de modernización del Estado.

[6Ce dernier volet de la loi viole l’article 265 de la Constitution. L’article dispose que la Banque Centrale ne peut acquérir de bons émis par des institutions de l’État ni accorder de crédits aux institutions privées autres que des crédits de liquidité à court terme. L’adoption de cette loi a en fait été possible grâce à la Disposition transitoire 42 de la Constitution de 1998, qui autorise pendant deux ans la Banque Centrale à accorder des crédits aux banques en crise. Cette Disposition transitoire de la Constitution entre en contradiction avec l’article 265 de cette même Constitution.

[7Rapport de la Commission d’enquête sur la crise économique financière (Comisión Investigadora de la Crisis económica financiera), Juin 2007.

[8Rapport de la Commission d’enquête sur la crise économique financière (Comisión Investigadora de la Crisis económica financiera), Juin 2007

[9HEDGE FUNDS : Les hedge funds, contrairement à leur nom qui signifie couverture, sont des fonds d’investissement non cotés à vocation spéculative, qui recherchent des rentabilités élevées et utilisent abondamment les produits dérivés, en particulier les options, et recourent fréquemment à l’effet de levier. Les principaux hedge funds sont indépendants des banques, quoique fréquemment les banques se dotent elles-mêmes de hedge funds. Ceux-ci font partie du shadow banking.

[10Prêts d’ajustement structurel (Structural Adjustment Loan), sectoriel (Sectorial Adjusment Loan), ou des facilités pour la réduction de la pauvreté et la croissance (FRPC, Poverty Reduction and Growth Facilities, PRGF)

[11Une série de conditionnalités étaient prévues : entre autres, la poursuite de la libéralisation des taux d’intérêt, la création d’un cadre favorable pour les investissements étrangers, la libéralisation commerciale et une nouvelle législation du travail.

[12Le projet prévoyait pour cela la réorganisation du Ministère du commerce, de l’industrie et de la pêche (MICIP) et la création d’une nouvelle entité publique-privée de promotion des exportations, la Corporation pour la promotion des exportations et investissements (CORPEI). Le projet a financé la « formation » des fonctionnaires du MICIP et de représentants du secteur privé à la négociation d’accords commerciaux internationaux. Par ailleurs, la Banque a exigé la réduction du personnel du MICIP de 400 à 190 fonctionnaires. Le gouvernement avait au préalable adopté un code de bonne conduite pour l’adoption et l’application des normes de l’accord de l’OMC relatives aux barrières techniques au commerce.

[13La Banque Mondiale a financé quantité d’autres projets qui ont porté atteinte à l’environnement et/ou portant atteinte à la souveraineté alimentaire et sur les ressources naturelles : les projets Asistencia Técnica al Subsector Riego PAT (Prêts 3730), PROMSA (prêt 4075-O-EC), PRAGUAS I et II (prêts 7035-O-EC, 7401-O-EC), Control de Inundaciones Cuenca Bajas Río Guayas (prêts 3276), entre autres.

[14Piedad Mancero, El debilitamiento institucional en la decada de los 90. Investigación y análisis del préstamo BIRF -3822 -EC/Proyecto de modernización del Estado.

[15Norma Mena, « Endeudamiento, ajuste estructural, calidad de vida y migración », p.13. CEIDEX, Tercer volumen

[16Alberto Acosta, « Deuda externa y migración : una relación incestuosa (I) », 09/09/2002, http://www.lainsignia.org/2002/septiembre/dial_001.htm

Auteur.e

Eric Toussaint   Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2000, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.  Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.


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