Le printemps arabe : 10 ans après

Il y a 10 ans, au Moyen-Orient naissait un mouvement de contestation qui s’est propagé à une vitesse phénoménale et dont les conséquences ont modifié le paysage géopolitique d’une région toute entière. Que reste-t-il aujourd’hui du printemps arabe ? Il y a dix ans un vent de changements soufflait dans le monde arabe. Des centaines de milliers de personnes descendaient dans la rue pour exiger des réformes sociales, économiques et politiques.

Pourtant, une décennie plus tard, le résultat est plutôt décevant. Première à vivre une révolution, la Tunisie n’a pas vraiment amélioré son bilan économique : le chômage reste élevé, la corruption ne recule pas. L’autoritarisme contre lequel s’est levée la population égyptienne n’a pas disparu non plus. Or, la pire conséquence du printemps arabe est l’apparition de trois nouveaux foyers de guerre : en Libye, en Syrie et au Yémen. Certains Etats ont cependant réussi à neutraliser la menace des révoltes populaires et ont fait tout pour qu’elles ne se reproduisent plus. Ainsi, l’Arabie saoudite et Bahreïn ont drastiquement renforcé la censure politique alors que la Jordanie et le Maroc ont démarré une série de réformes.

Le Liban, l’Algérie, le Soudan et l’Irak, eux, sont secoués par une nouvelle vague de contestation qui a démarré en 2018. Qu’est-ce qui est à l’origine de toutes ces révoltes dans le monde arabe ? Comment le printemps arabe a-t-il changé la carte géopolitique de la région ? Où en sont actuellement les pays affectés par la révolte populaire ? Pour répondre à ces questions, Oleg Shommer reçoit Kader Abderrahim, spécialiste du Maghreb et de l’islamisme, chercheur à l’IRIS et directeur de recherche à l’IPSE.


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Henry Marty-Gauquié, membre de JFC Conseil, membre du Comité d’orientation du FEMISE, Directeur Honoraire de la BEI
(photo : F.Dubessy)
(photo : F.Dubessy)

Il y a 10 ans déjà, le 17 décembre 2010, le marchand ambulant Mohamed Bouazzizi s’immolait par le feu déclenchant l’intifada de Sidi Bouzid, un mouvement de révolte populaire contre un régime injuste, captateur et corrompu, incapable de servir les besoins vitaux du peuple. Ce mouvement entrainait non seulement la fuite du président Ben Ali, mais allait se répandre dans tout le monde arabe méditerranéen : dès janvier 2011 en Jordanie, Egypte et au Yémen puis, en février, en Libye, à Bahreïn, au Maroc et en Syrie.

Tentons un bilan simplifié : quatre renversements de régimes, quatre guerres civiles, six pays secoués par d’amples mouvements de protestations et quelques réformes. Mais surtout, la mise en lumière de l’hétérogénéité des régimes arabes : ceux qui ont le mieux résisté sont les monarchies jouissant d’une légitimité historique (Maroc, Jordanie) et les régimes qui, sans être légitimes, avaient su organiser la répartition de la rente (comme le Liban, l’Arabie et certaines monarchies du Golfe). Les autres ont dû s’adapter, le plus souvent par le retour à des logiques d’ordre (Egypte, Bahreïn, Algérie) ou sombrer dans la guerre civile (Syrie, Libye, Irak, Yémen). Le cas de l’Algérie reste particulier : la lutte contre le terrorisme islamiste des années ’90 avait déjà ouvert une soupape à la révolte contre l’autocratie ; la révolte du hirak a donc été plus tardive et mieux ciblée ; cependant après quelques résultats tangibles, elle a été étouffée par le pouvoir sous le prétexte de la crise sanitaire…

Ce soulèvement démocratique arabe devrait être retenu comme le premier moment géopolitique du XXIe siècle ; il passe pourtant pratiquement inaperçu dix ans plus tard tant la pandémie mondiale, la désorganisation des relations internationales par Donald Trump, les appréhensions de l’Union européenne sur sa cohésion et la crainte générale de l’insécurité ont replié les opinions sur des préoccupations de court terme. Pourtant cet évènement politique majeur mérite qu’on s’y intéresse tant les enseignements à en tirer et les voies de sortie nous concernent directement, en Europe au premier chef.

Un mouvement aux enseignements multiples

Il convient d’abord de relever ce que ce mouvement a mis en lumière s’agissant du monde arabe qui, rappelons-le, ne représente qu’environ un tiers du monde musulman.

Le mouvement démocratique arabe a d’abord révélé l’importance des sociétés civiles et de l’usage des réseaux sociaux. Souvent cachées et autocensurées, les sociétés civiles arabes (notamment celles portant les aspirations des femmes) ont joué un rôle majeur pour le lancement de la dynamique contestataire ; mais elles ont été très vite dépassées par l’influence des réseaux sociaux. Que ceux-ci aient été manipulés par les pouvoirs en place, ou détournés par des contre-pouvoirs religieux ou identitaires, ou dévoyés par toutes sortes d’obédiences, ces réseaux ont servi de catalyseur du soulèvement sans pour autant clarifier les débats et les aspirations. Cette efflorescence désorganisée a été d’autant plus importante que, s’agissant d’un public longtemps soumis à des dictatures et sans culture démocratique profonde, les réseaux sociaux ont bénéficié d’une crédibilité exagérée parce que perçus comme les seuls médias libres dans les pays concernés.

Le second enseignement est que le mouvement a illustré la capacité des populations arabes à se soulever massivement contre leurs régimes dictatoriaux ; le mouvement exprimait ainsi l’aspiration du peuple à la dignité et non à une révolution libérale et laïcisante à l’occidentale, comme les diplomaties et les opinions européennes ont pu le croire en 2011. Ce soulèvement a, logiquement, revitalisé la référence à l’islam et la conscientisation de l’opinion arabe autour de l’identification religieuse : dans certains cas, cette référence a pris une forme gouvernementale (Tunisie, Egypte) ; dans d’autres cas, comme la Turquie, le Qatar et l’Arabie, la référence religieuse a servi de levier de conquête des communautés religieuses à l’étranger afin d’influencer les pays d’accueil.

Mais le plus souvent cette conscience religieuse a simplement plus imprégné la vie politique et sociale rendant celle-ci plus conservatrice, en contradiction avec les aspirations de la jeunesse à plus de libertés économique et sociale. Cette contradiction a ouvert un champ inattendu au terrorisme de l’islamisme radical : tout en étant les premières victimes de ce fléau, les opinions arabes n’en ont pas moins exprimé leur attachement religieux et leur rejet des comportements antimusulmans, développés dans le monde occidental en réaction à l’intensification du terrorisme islamique.

C’est que, malgré les aspirations de la jeunesse et la part importante prise par les femmes dans le soulèvement démocratique, les sociétés arabes restent profondément attachées à un certain conservatisme sociétal lié à la prégnance religieuse : ainsi, dans tous les pays concernés, les réformes sociétales (famille, succession, mœurs) restent limitées, tandis que l’indépendance de la justice et l’ouverture politique restent des questions théoriques. Par-delà certaines réformes montées en épingle (par exemple en Arabie saoudite), le modèle politique reste celui de « l’homme fort » (Egypte, Arabie, Emirats), le contrôle social est toujours très patriarcal et la justice rendue sur les questions de mœurs ou d’héritage est toujours défavorable aux femmes et aux minorités sexuelles.

Le mouvement démocratique arabe a décentré la conflictualité sur la Méditerranée orientale

Le mouvement lancé en 2011 et ses répressions ont facilité l’expansionnisme de forces régionales agissantes telles que l’archipel chiite animé par l’Iran (lui-même acculé par les sanctions de l’administration Trump), la diffusion des séquelles du terrorisme islamiste sunnite (conséquence de la fin de la seconde guerre d’Irak), l’indépendantisme kurde et, surtout, l’impérialisme régional turc. A ces activismes propres à la région se sont ajoutés l’intervention des puissances extérieures que sont la Russie et l’Iran et, dans une moindre mesure la France, entre autres pour tenter de contenir l’homme fort d’Ankara et de compenser le retrait américain. Cet imbroglio a achevé de déplacer la conflictualité de la région en Méditerranée orientale, au-delà des points de tension anciens que sont le conflit israélo-palestinien et la question iranienne.

Il y a ensuite la question migratoire qui découle tant des effets des crises économiques de 2008 et de la Covid 19, que de l’instabilité politique des gouvernances arabes. Cette question a pris une importance telle dans les opinions publiques occidentales, qu’elle en a changé l’image de la Méditerranée. La Région est à présent perçue dans les pays occidentaux comme à l’origine d’un risque sécuritaire et humain, ce qui conditionne toute l’action à son égard.

Sur ce sujet, l’absence de l’Europe autocentrée sur ses problèmes de cohésion politique et sanitaire est criante : son incapacité à gérer collectivement un sujet qui la concerne au premier chef est une des causes de la permanence du problème ; ce qui appelle la mise en place d’une politique migratoire européenne efficace et partagée, ainsi que la définition d’une véritable politique extérieure européenne ; ceci d’autant plus que l’absence diplomatique de l’UE fait le jeu des puissances agissantes sur son voisinage, comme la Turquie ou la Russie.

Le retour à une diplomatie plus réaliste et active serait évidemment un facteur important de détente. Celle initiée par le Président Macron (mais qui pourrait devenir européenne) consiste d’abord à rappeler la légitimité de nos valeurs et de notre mode de pensée, sans pour autant les considérer comme universels ; ses objectifs sont de peser sur l’expansionnisme des puissances régionales (notamment la Turquie), d’appuyer le rééquilibrage israélo-palestinien et de soutenir le retour de l’Iran dans le concert diplomatique mondial. Reste, bien évidemment, à définir une relation entre l’UE et la Russie couvrant les trois niveaux : voisinage, commerce et présence stratégique. Ce chapitre n’est pas encore écrit…

Mais le levier essentiel reste celui de l’économie et, partant, de la gestion des mobilités : donner des emplois pérennes et de la dignité sociale à une jeunesse encore massivement victime du chômage est la seule contribution utile à la stabilisation durable de l’arc sud et est méditerranéen. Paradoxalement, la période difficile que nous vivons depuis un an nous en donne l’opportunité : à l’heure où les pays développés doivent à la fois repenser l’organisation de leurs chaînes de valeur et l’investissement dans un monde plus durable et plus juste, la Méditerranée apparait tout simplement comme une évidence. A la fois lieu de toutes les fragilités et de beaucoup d’opportunités, la région peut servir de laboratoire pour un constat partagé des priorités, des coopération économiques plus actives et, en définitive, de meilleurs compréhension et respect de l’autre./

Henry Marty-Gauquié, membre de JFC Conseil


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