Le problème du ressentiment : Camus et le triomphe du soleil à Djémila (5 ème partie et fin)

        Le devenir enfant

Le Premier Homme camusien est celui qui tient un tête-à-tête dur avec la mort. C’est un homme qui se réclame être « trop jeune » pour penser à la mort. Sa conception de cette dernière n’est pas monothéiste : elle est grecque, elle est antique. Son entretien avec la mort, Camus est allé le réaliser   à Djémila, l’antique Cuicul aux grands thermes, fondée probablement par les vétérans de l’empereur Nerva au I er siècle de notre ère. Comme le danseur de corde du Zarathoustra de Nietzsche qui a fait du danger son métier, et qui s’est débarrassé de l’ « esprit de lourdeur » dans l’abîme de la mort, Camus, face à la ville squelette de Djémila et ses pierres sur lesquelles s’écrase le soleil ardent de Numidie, réalise que : « devant ce cri de pierre lugubre et solennel, Djémila, inhumaine dans la chute du soleil, devant cette mort de l’espoir et des couleurs, j’étais sûr qu’arrivés à la fin d’une vie, les hommes dignes de ce nom doivent retrouver ce tête-à-tête, renier les quelques idées qui furent les leurs et recouvrer l’innocence et la  vérité qui luit dans le regard des hommes antiques en face de leur destin. Ils regagnent leur jeunesse, mais c’est en étreignant la mort[1]. »

Le Premier Homme camusien ne croit pas aux « plus tard » du monde. Il récuse toute croyance prétendant que « la mort ouvre sur une autre vie ». Il bat en brèche les illusions de l’ « arrière monde » en croyant uniquement à sa « richesse présente » ; il a aussi « beaucoup de jeunesse en lui pour parler de la mort ». Pour Camus, Djémila, comme la mort, est une ville aux portes fermées à l’intérieur de laquelle on peut éprouver un goût commun de la mort. C’est dans la contemplation du silence d’une ville morte que Camus estime retrouver quelque chose « qui donne à l’homme la mesure de son identité ». De quelle mesure parle-t-il ? D’une ville squelette dont l’idéal des bâtisseurs a voulu outrepasser sa propre mesure. Les ruines de ces bâtisseurs sont la négation même de leur idéal, et c’est cela la mesure dont parle Camus.

  1. Le triomphe du créateur

Le Zarathoustra de Nietzsche, parmi ses nombreux enseignements, enseigne la haine de « l’esprit de pesanteur ». Cet enseignement qui critique la lourdeur a pour but d’apprendre aux hommes « à voler », à faire « sauter toutes les bornes-frontières », afin de pouvoir donner « à la terre un nom nouveau » : « la Légère »[2]. Zarathoustra ajoute que pour qu’un homme devienne léger, il doit apprendre à voler comme un oiseau, pour quitter la terre qui lui pèse énormément. Devenir léger, c’est aussi apprendre à s’aimer soi-même : c’est un art subtil qui requiert beaucoup de patience. En un mot, l’art suprême. « Il faut apprendre à s’aimer soi-même, c’est ma doctrine, d’un amour entier et sain, afin de demeurer fixé en soi au lieu de vagabonder en tous sens.[3]» Dans sa retraite de dix ans dans la montagne, Zarathoustra est redevenu « enfant » en se débarrassant progressivement des « valeurs pesantes appelées bien et mal ».  Il a allégé ses épaules pour mieux porter son « bien » et son « mal ».

« Mais celui qui a su se découvrir lui-même proclame : « Voici mon bien, voici mon mal. » Du coup il a fermé la bouche à cette taupe, à ce nain qui dit : « Un seul bien pour tous, un seul mal pour tous. »[4]

Plus porté sur la tragédie que sur la comédie, Camus conçoit dès l’adolescence une œuvre aux cycles en triptyques : un roman, un essai et une pièce. La trentaine venue, et après avoir clôturé les cycles de « L’Absurde » et de « La Révolte », Camus envisage un cycle du bonheur, de la sérénité, intitulé dans ses brouillons « Le Jugement ». Ce dernier devait s’ouvrir par un texte dont Camus n’avait indiqué que le titre : « Le Premier Homme ». Ce titre sera celui de sa plus grande toile romanesque, restée inachevée.

Fidèle à ses origines et à son enfance pauvre au 17 rue de Lyon à Alger, Camus entreprend dans Le Premier Homme un retour à l’essentiel, visant ainsi à « Détruire dans [sa] vie tout ce qui n’est pas cette pauvreté[5]». Ce roman signe le retour à ce noyau de roc dans lequel Camus se protège des altérations et des turbulences de l’Histoire. Dans cette perspective, Camus rejoint Nietzsche, son autre maître, qui cherche Dieu et ne le trouve pas. Comment donner un sens à la vie quand Dieu est mort, quand le bien et le mal justifient les pires ignominies ? Dans la posture de l’artiste-créateur, de l’écrivain engagé de manière « obligatoire au service militaire » contre le nihilisme, Camus, comme Zarathoustra, va délimiter les bornes de son « bien » et de son « mal ».

« La vérité est à construire comme l’amour, comme l’intelligence. Rien n’est donné ni promis en effet, mais tout est possible à qui accepte d’entreprendre et de risquer. C’est ce pari qu’il faut tenir à l’heure où nous étouffons sous le mensonge, où nous sommes acculés contre le mur[6]. »

Le retour au Premier Homme n’était guère aisé pour Camus. Ce genre d’ouvrage nécessite une vie monastique, de la solitude et de la frugalité spirituelle. Petit à petit, vers 1953, le projet du roman se précise dans un sens autobiographique et Camus se contente d’accumuler en vrac des matériaux pour son roman : les sujets tournent autour de l’énergie, l’amitié, la politique, la famille, l’enfance, etc. Mais l’inspiration n’est pas toujours au rendez-vous. Dans une lettre à Jean Grenier, Camus avoue ses difficultés d’écriture, son incapacité même à se mettre devant une feuille blanche. Les choses simples sont souvent difficiles à coucher sur le papier. Avec Dostoïevski, Camus doute sérieusement de ses capacités littéraires et cherche des éléments de renaissance  stylistique dans l’œuvre du monstre de la littérature russe.

« Pour la première fois après lecture de Crime et Châtiment, doute absolu de ma vocation. J’examine sérieusement la possibilité de renoncer. Ai toujours cru que la création était un dialogue. Mais avec qui ? Notre société littéraire dont le principe est la méchanceté médiocre, où l’offense tient lieu de méthode critique ? La société tout court ? Un peuple qui ne lit pas, une classe bourgeoise qui, dans l’année, lit la presse et deux livre à la mode ? En réalité le créateur aujourd’hui ne peut être qu’un prophète solitaire, habité, mangé par une création démesurée. Suis-je un créateur ? Je l’ai cru. Exactement j’ai cru que je pouvais l’être. J’en doute aujourd’hui et la tentation est forte de rejeter cet effort incessant qui me rend malheureux dans le bonheur lui-même, cette ascèse vide, cet appel qui me raidit vers je ne sais quoi[7]. »

Le Premier Homme de Camus est un solitaire comme le Surhumain de Nietzsche. Il navigue, incertain, dans l’infinité de l’océan. Le créateur n’est créateur qu’à partir d’une remise en question radicale de soi-même. Le retour au Premier Homme est une conversion. C’est une odyssée de la plume et de l’esprit qui, après tant d’années d’errances, reconduit son protagoniste à sa terre natale : Camus retrouve l’Algérie, sa mer, son soleil et évoque la honte ressentie d’avoir eu honte, à l’école, de la condition modeste de sa mère et du dénuement qu’il a vécu, enfant, dans une maison où il n’y avait que du « nécessaire ».

Une fois la honte d’avoir eu honte dissipée, le Premier Homme advient, vigoureux et débarrassé de tout esprit de Pesanteur. Cet homme n’est aucunement vulnérable au ressentiment ; il navigue dans les flots de l’infini en créateur habile et léger.

Pour ne pas conclure : résister à l’abîme

Dans Crime et Châtiment, Fedor Dostoïevski élabore une nouvelle figure de l’homme qui, en effectuant un revirement psychologique, dépasse conjointement désenchantement et ressentiment. Cet homme est en quelque sorte l’antithèse de « l’homme du souterrain ». Prenant Crime et Châtiment pour un cas d’école en matière de lutte contre le ressentiment, Cynthia Fleury explique que parfois, dans la littérature, il y a un rachat possible, par le style et par l’intrigue : le style est une puissance de symbolisation ; l’intrigue, dans sa linéarité, raconte le retournement du ressentiment, le renversement du stigmate, montrant ainsi l’autodépassement de l’homme aux bords de l’abîme. Ce n’est pas un hasard si le Premier Homme camusien a sublimé son enfance pauvre, l’absence du père et le dénuement de la mère par un style jovial et sensuel, trouvant sa source dans le soleil de sa méditerranée natale.

Succomber ou pas au ressentiment ? Dostoïevski traite de ce problème majeur, de ce mal qui ronge l’humanité, en écrivain. Comme le héros de  Crime et Châtiment, il a connu une situation personnelle très complexe, marquée par la précarité financière, les dettes et l’amertume. Cynthia Fleury ajoute que dans cette situation alarmante, Dostoïevski explique dans sa correspondance de 1865[8] qu’il a un projet d’écriture qui aura pour sujet l’histoire d’un « compte rendu psychologique d’un crime ». Dans son roman, il décrit un jeune homme désespéré, gagné par des « idées bizarres » et aspirant à commettre un crime odieux. Ces « idées bizarres » vont le mener à sa perte, par l’entremise de la mise à mort d’autrui : la « vieille » dame du roman sera l’objet de cette mise à mort, en raison de son aspect sot, sa surdité et sa maladie. Accablé de désespoir, le jeune homme s’interroge sur la nature de l’action qu’il s’apprête à accomplir : Est-ce un crime ? Est-ce un acte juste envers une vieille dame qui n’a comme horizon qu’une mort fatale ? Au moment du basculement dans le ressentiment et l’enfermement dans la certitude meurtrière, le livre vient sauver l’auteur du crime en le mettant sur le chemin du repentir, voie bien plus difficile mais néanmoins salvatrice.

« D’insolubles questions se posent au meurtrier, des sentiments inattendus et insoupçonnables lui torturent le cœur. La vérité divine et la loi humaine reprennent le dessus et il finit par être contraint de se dénoncer lui-même. […] Le sentiment d’isolement et de séparation d’avec l’humanité qu’il a ressenti dès le crime accompli l’avait mis à la torture. Le criminel décide lui-même de racheter son œuvre et d’assumer les souffrances[9]. »

Le style et la littérature subliment les blessures narcissiques de l’antihéros, de l’ « homme sans qualités » qui, vexé par la société moderne qui le condamne au « souterrain », s’arrache le droit de vie et de mort sur autrui.

Pour Camus, l’artiste a pour fin derrière ses créations l’accès à la liberté ; l’Histoire, quant à elle, ignore la beauté, la création artistique et débouche souvent sur une tyrannie. Dans cette même logique, Cynthia Fleury soutient que la littérature sauve l’Histoire, dans la mesure où elle montre un chemin de possible rédemption à cet homme du souterrain qui résiste, tant bien que mal, à l’assaut ressentimiste. Le chemin de repentance est celui d’une nouvelle vie possible. L’Histoire porte en son sein, à la fois, le pulsionnel ressentimiste et le temps long nécessaire pour réparer les dégâts du ressentiment. C’est pour cette raison que Camus a choisi le camp de la création des Grecs, contre celui de l’inquisition de l’Histoire.

« L’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté en fin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs. D’une certaine manière, le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition[10]. » 

Accepter la douleur et ne pas en faire un motif d’accusation et d’incrimination collective, garder l’exigence de l’Ouvert rilkéen, sortir du grand mirage des illusions, dire « oui » au pretium doloris et accepter de mettre les pieds dans le risque et la mort : c’est là où commence la sculpture de soi. Nul ne devient arpenteur du monde que s’il goûte à l’arbre de l’amertume.

 

[1] .Albert Camus, op.cit., p. 28-29.

[2].Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op.cit, p. 244.

[3] . Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op.cit, p. 245.

[4] .Ibid., p 246.

[5] .Virgil Tanase, Camus, Paris, Gallimard, « Folio biographies », 2010, p. 366.

[6] .Albert Camus, Actuelles II, Paris, Gallimard, 1953, p.36.

[7] .Albert Camus, Carnets III, Paris, Gallimard, 1989, p. 207.

[8] .Georges Nivat, « Préface » à Fedor Dostoïevski, Crime et Châtiment (1866), Gallimard, « Folio », 1975, p. VII-X.

[9] .Correspondance de F. Dostoïevski, lettre à M. Katkov, septembre 1865 ; cité par G. Nivat, op.cit.

[10] .Albert Camus, Noces suivi de l’été, « L’exil d’Hélène », op.cit., p. 140.


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