Quelle place pour la puissance navale en 2022 ?

     

 

À l’heure où le conflit en Ukraine focalise toutes les attentions sur le retour du combat aéroterrestre de haute intensité (1), il convient d’élargir la focale pour ne pas en négliger la dimension navale, qui a tout autant de conséquences stratégiques.

Du fait naval au cours de la guerre en Ukraine

L’aspect naval du conflit est en effet, par principe, plus discret puisque son action prend place loin des caméras ou des smartphones et ne « crève l’écran » que de façon assez sporadique.

Dès le début du conflit, la démonstration nucléaire russe manifestée par l’appareillage de plusieurs sous-marins lanceurs d’engins en quelques heures, a rappelé de façon limpide les « fondamentaux » du rapport de force nucléaire, l’horizon indépassable de la guerre totale et la « frappe en second », tapie au fond de l’océan, qui ne connaît toujours pas de bouclier en mesure de l’affaiblir.

Très médiatisée, la perte du croiseur russe Moskva, 40 ans après celle de la frégate britannique Sheffield en Atlantique Sud, a remis sur le devant de la scène l’impitoyable violence du combat naval à l’ère du missile. Elle illustre ce combat entre l’épée du missile et la cuirasse de la défense, qui structure le rapport de force à la mer, un milieu où il n’est pas possible pour un navire de se cacher dans les replis du terrain et où l’échec se paie généralement par sa destruction totale.

Moins visible, l’embargo mis en place par la marine russe sur les ports ukrainiens de la mer d’Azov (Berdiansk et Marioupol) et de la mer Noire (Odessa), associé à la fermeture prononcée par la Turquie des détroits du Bosphore aux navires de guerre, a privé l’Ukraine à la fois de toute perspective de renfort par la mer, mais aussi de toute capacité d’exportation de sa production agricole, laquelle constitue une part majeure des approvisionnements alimentaires d’un grand nombre de pays. Plus ambigu, le mouillage de mines dérivantes rappelle les prémices de la guerre du Golfe en 1991, pendant lesquelles les forces de Saddam Hussein en avaient largué des centaines pour dissuader la coalition de s’approcher du Koweït.

L’Ukraine a affirmé avoir miné une partie de ses côtes pour empêcher tout débarquement russe. Il n’est pas impossible que les mines retrouvées au sud de la mer Noire soient également le fruit d’une opération d’intimidation russe destinée à la sanctuariser et à dissuader toute initiative occidentale de retour dans cet espace.

Stratégique pour l’avenir de la région, la bataille de l’ile des Serpents, verrou militaire du delta du Danube, illustre parfaitement la question du contrôle des points clés d’une zone. En s’emparant de cette ile, les Russes pourraient exercer un contrôle absolu des flux sortants du Danube, et ainsi exercer une coercition durable sur les pays dont l’économie dépend de cette voie de communication. C’est une prise « à effet de levier » considérable.

Enfin, les navires et sous-marins russes ont été utilisés en tant que plateformes de lancement des missiles Kalibr. Ce mode d’action maîtrisé par les Occidentaux, qui emploient les fameux Tomahawk de l’US Navy et les MDCN (2) de la Marine nationale, permet de protéger les lanceurs par les systèmes d’armes d’autodéfense des navires, tout en les positionnant aux endroits géographiquement les plus favorables pour atteindre leurs cibles.

De l’utilité de la puissance navale dans le nouveau cycle géopolitique

Le cycle géopolitique que nous traversons succède, en se superposant, à celui du contre-terrorisme amorcé de façon tragique le 11 septembre 2001. Il se caractérise par le retour de la compétition stratégique fondée sur la contestation de l’ordre établi au sortir de la Seconde Guerre mondiale et la volonté de bouleverser les équilibres issus de la fin de la guerre froide. L’architecture de sécurité qui prévalait jusqu’alors était fondée sur le droit et les traités. Rares étaient les usages de la force sans résolution de l’ONU.

Pourtant, depuis une quinzaine d’années, nous assistons à la déconstruction méthodique du « monde de droit » qui régissait jusqu’alors les relations internationales. Nombreux ont été les signaux faibles. Parmi les multiples actions contraires au droit international qui ont été commises dans un passé récent, celles qui relèvent du monde maritime sont légion. Citons par exemple l’entrave physique à la liberté de circulation de nos bâtiments et la territorialisation d’ilots contestés en mer de Chine méridionale, le viol de l’embargo de la Corée du Nord, les prospections gazières dans des zones économiques exclusives sous souveraineté d’États tiers en Méditerranée. La guerre en Ukraine est une confirmation et une accélération de cette tendance.

Parmi les perturbateurs de l’ordre international, les chefs de file sont bien souvent les « empires contrariés ». Ces pays estiment que les équilibres existants sont des déséquilibres à corriger et ils se sentent à l’étroit dans leurs frontières actuelles. Ils usent de tous les moyens possibles pour obtenir des gains substantiels sous le seuil de la guerre ouverte jusqu’au moment où il est possible de passer à l’acte. Le comportement de ces perturbateurs évoque la phrase de la philosophe Ayn Rand : « La question n’est pas de savoir qui va me laisser faire, mais qui va m’arrêter ». La force est de retour.

Elle pèse chaque jour un peu plus dans la balance des relations internationales. Dans ce nouveau bras de fer, la puissance navale jouera un rôle de premier plan, ainsi qu’en témoigne l’extraordinaire vigueur du réarmement en ce domaine.

Ce retour de la mer n’est pas fondamentalement une nouveauté. Comme le montre Christian Buchet dans La grande histoire vue de la mer, « dès l’Antiquité, la domination des entités politiques […] a été déterminée par la possession du plus grand nombre de navires. » C’est sans doute ce qui a conduit la Chine à se lancer depuis le début des années 2000 dans la construction de la plus grande marine de guerre du monde. Elle est sur le point de succéder aux États-Unis, qui eux-mêmes avaient repris le flambeau des mains britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale, et l’on pourrait remonter ainsi jusqu’à l’Égypte des pharaons. Elle entraîne derrière elle toute une cohorte de pays qui ont compris le bénéfice qu’ils pourraient tirer de la force militaire à la mer, telle que l’a formulé en son temps Walter Raleigh (1552-1618) : « qui tient la mer […] tient le monde ».

Selon l’amiral Castex (1878-1968), la stratégie maritime se déploie suivant trois modes d’action : la lutte contre les forces organisées de l’adversaire, l’attaque et la défense des communications, et l’action de la mer contre la terre. Le premier mode semblait condamné à l’oubli depuis le conflit des Malouines et la fin de la guerre froide, au point que nombre de marines occidentales ont sacrifié leurs stocks de missiles anti-navires et abandonné l’idée qu’un combat naval puisse avoir lieu. Pourtant, la guerre sur mer entre Russes et Ukrainiens entre bien dans ce cadre : une volonté d’attrition qui a déjà conduit à la perte d’une dizaine de navires militaires et autant de navires de commerce. Le second mode trouve deux illustrations contemporaines dans la « guerre du pétrole » que se livrent sous le seuil Israël et l’Iran, et le blocus commercial des ports ukrainiens. Quant au dernier, il a constitué le mode d’action majeur des puissances navales au cours des trente dernières années et la marine russe l’emploie quotidiennement en mer Noire.

À ces usages anciens s’ajoute le soft power que peut exercer une marine de combat. D’une part, envers les citoyens de son pays, au travers de l’action de l’État en mer, notamment par le sauvetage en mer et la protection de l’environnement. Le contexte de dégradation environnementale développe un large éventail de risques qui, en cascade, aboutissent à des crises locales, régionales ou mondiales. Sécheresse, acidification des océans, montée des eaux, changements des vents dominants, déplacements de populations de poissons… La sécurité environnementale occupera les forces navales dans les années à venir, pour conduire des recherches scientifiques, anticiper des phénomènes climatiques violents, empêcher le pillage de ressources halieutiques menacées, venir en aide aux populations sinistrées ou lutter contre le trafic d’êtres humains tirant profit des mouvements migratoires provoqués par le changement climatique.

Ce «  soft power » s’exerce également au travers du rayonnement que confère le déploiement des navires de guerre autour du monde, en soutien de leur diplomatie mais aussi de leur industrie d’armement.

Enjeux de la puissance navale

Le changement de cycle géostratégique qui laisse présager un rapide retour de la confrontation, notamment en mer, nécessite un plan d’action à double détente.

La détente du temps court est celle qui doit assurer que les forces actuellement en service se hissent au niveau du « match » qu’elles sont susceptibles de jouer sous faible préavis. C’est l’enjeu de la préparation technique, tactique et morale au retour de l’affrontement qui demande résilience, créativité et pragmatisme. C’est l’essence même de l’art militaire qui consiste à trouver voies et moyens avec des ressources finies. Dans cette dynamique, l’amélioration des capacités existantes est envisageable en embarquant des technologies capables d’améliorer à des coûts raisonnables les plateformes en service, comme par exemple les armes laser, les drones ou le traitement numérique de masse des données acquises par les systèmes d’information et de combat. Cette préparation doit par-dessus tout permettre de développer une nouvelle culture du risque, propre à l’affrontement symétrique, dans laquelle la règle est l’insécurité tactique et opérative. C’est la culture de la « contingence », comme le soulignait le général de Gaulle.

La deuxième détente est celle de la préparation de la Marine de l’horizon 2030-2040 dont les choix structurants seront faits d’ici 2025, par volonté ou par renoncement. C’est l’incompressible « temps des programmes et des compétences » qui nécessitent au minimum 15 ans pour construire des capacités lourdes comme un sous-marin ou un porte-avions, et 25 ans pour en former le commandant.

Il convient pour cela de faire des choix particulièrement avisés au regard du foisonnement technologique et de l’accélération du tempo des progrès techniques : sur quelle nouvelle technologie investir ? Quelles capacités seront le plus rapidement frappées d’obsolescence ? Quelles sont celles qui survivront à la prochaine révolution technique ? Ce travail est d’autant plus difficile que l’interpénétration des domaines de lutte — « from seabed to space », pour paraphraser l’amiral Gilday — conduit à démultiplier les besoins de développement, d’innovation et de liaison des armes et que dans le domaine naval, la dernière expérience récente de combat symétrique est celle des Malouines. L’US Navy offre plusieurs exemples de programmes navals aussi innovants que dispendieux qui n’ont pas abouti ou pire, ont été frappés d’obsolescence technique et conceptuelle dès leur mise en service.

À l’inverse, les forces armées turques ont su par exemple développer avec succès le segment des drones aériens, systèmes d’armes bon marché qui mettent en échec de nombreuses capacités terrestres et navales.

Ces efforts capacitaires ont de surcroît une dimension essentielle, celle de l’interopérabilité. Dans la mesure où l’ampleur des enjeux géostratégiques rend certain le recours à des alliances, l’interopérabilité technique et tactique est indispensable pour mener des opérations du haut du spectre dans lesquelles la différence entre le succès ou l’échec se compte en secondes. Elle suppose que les choix structurants des standards des équipements et des systèmes soient partagés entre alliés et que leurs industriels soient invités à renoncer à construire des systèmes fermés et captifs pour défendre leurs parts de marché. Dans un monde où la compétition économique fait rage, y compris entre Occidentaux, cet aspect requiert une indispensable prise de conscience politique pour disposer du « nombre » qui fera défaut à chacun d’entre eux pris isolément.

Le temps long, impératif catégorique de la puissance navale

« Rien n’est plus nécessaire au gouvernement d’un État que la prévoyance, puisque, par son moyen, on peut aisément prévenir beaucoup de maux qui ne se pourraient guérir qu’avec de grandes difficultés quand ils sont arrivés » soulignait Richelieu. La puissance navale fait partie des domaines dans lesquels l’effort se conduit dans la durée, malgré les aléas politiques ou financiers qui peuvent en altérer l’ambition. Les Chinois l’ont bien compris, comme en témoigne l’effort considérable qu’ils soutiennent depuis bientôt 20 ans. Pour nos pays occidentaux qui ont bénéficié pendant toute cette période des dividendes d’une paix qu’ils ont crue éternelle, il est encore temps de s’y mettre. La sagesse commande en effet de méditer cet avertissement de Robert de Saint Jean : « La paix est le temps où l’on dit des bêtises, la guerre le temps où on les paie. »


Auteur : Pierre Vandier, Chef d’état-major de la Marine nationale (France).


Notes

(1) Pour s’en convaincre, voir « Ukraine : pourquoi la Russie de Poutine a tant de mal à conquérir le pays ? », infographie du Monde, le 1er mai 2022, qui présente l’ordre de bataille des forces ukrainiennes et russes au premier jour de l’invasion, sans même mentionner les unités navales.

(2) Missile de croisière navale.


Légende de la photo en début de page : Le missile de croisière naval (MdCN) est au service de la marine française depuis 2015. Équivalent du Tomahawk américain, ce type de missiles est utilisé dans une logique d’intimidation et de dissuasion. Le premier tir opérationnel effectué a été ordonné le vendredi 13 avril 2018 par Emmanuel Macron et visait les installations chimiques présentes en Syrie. Installé à bord des frégates FREMM de la Marine nationale, ce missile permet pour la première fois à la France « sans moyens amphibies, sans forces spéciales et sans porte-avions, de disposer d’un moyen de toucher des installations en profondeur sur les territoires adverses ». (© Marine Nationale/Ministère de la Défense)


 

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