Quel type de gouvernement après la pandémie ?

  par Raghuram G. Rajan *

CHICAGO – Alors même que la pandémie de COVID-19 continue de faire des ravages, les spéculations vont bon train autour de ce à quoi ressemblera la société de demain. Encore sous le choc, et plus conscients qu’hier de la fragilité de leur propre existence, les citoyens aspireront à une réduction du risque. À en juger par le nouveau consensus émergent, ils seront favorables à davantage d’intervention de l’État dans la stimulation de la demande (via l’injection de milliers de milliards de dollars dans l’économie), la protection des travailleurs, le renforcement de la santé, et bien entendu la lutte contre le changement climatique.
Quito, le 31 mars. L’Equateur, qui compte 17,5 millions d’habitants, est depuis la mi-mars en confinement, avec un couvre-feu 15 heures par jour. © Crédit photo : RODRIGO BUENDIA / AFP

Tous les pays présentent toutefois différentes strates de gouvernement. Laquelle s’agira-t-il de renforcer ? Clairement, aux États-Unis, seul le gouvernement fédéral dispose des ressources et du mandat lui permettant des prendre des décisions nationales sur des sujets tels que la santé et le changement climatique. Cela ne signifie pas pour autant que ce niveau de gouvernement doit croître encore davantage, car il serait susceptible d’adopter des politiques qui protégeraient certains citoyens tout en négligeant les risques rencontrés par d’autres.

Face au COVID-19, certains pays ont centralisé les décisions d’application et de levée des mesures de confinement, tandis que d’autres ont délégué ces choix aux gouvernements étatiques, voire municipaux (d’autres encore, comme en Inde, sont en transition entre ces deux approches). Ce qui est clairement apparu, c’est que toutes les localités ne sont pas confrontées aux mêmes compromis.

Dans une ville de New York très densément peuplée, un confinement strict constituait sans doute le meilleur moyen de vider les rues, et l’impact économique de ce confinement a probablement été atténué par le fait que nombre d’employés new-yorkais travaillent dans des services qualifiés, tels que la finance, qui peuvent être assurés en télétravail. Par ailleurs, les serveurs et les employés hôteliers licenciés savent eux-mêmes qu’ils ne pourront pas retravailler tant que le public ne se sentira pas en sécurité à l’extérieur. Les considérations de santé apparaissent ainsi primordiales.

Par opposition, à Farmington au Nouveau-Mexique, le New York Times rapporte que « peu de gens connaissaient dans leur entourage une personne malade du coronavirus, mais presque tous connaissaient des personnes licenciées en raison du virus ». Imposé par le gouverneur démocrate de cet État, le confinement apparaît impopulaire dans une communauté qui souffrait déjà d’un sérieux déclin économique avant la pandémie. En l’occurrence, les préoccupations économiques sont bien supérieures aux rares inquiétudes sanitaires.

Ces disparités illustrent les failles d’une approche centralisé à taille unique. Mais la décentralisation peut elle aussi se révéler problématique. Si le degré de contrôle est différent selon les régions, les déplacements entre ces régions doivent-ils être autorisés ? Il est compréhensible que les régions les moins touchées entendent interdire l’entrée de visiteurs en provenance de zones rouges, ou du moins les contraindre à de pénibles quarantaines. Des tests rapides, fiables et peu coûteux pourraient remédier au problème, mais ils n’existent pas encore.

Un certain degré d’harmonisation entre les régions pourrait par conséquent être bénéfique, notamment dans l’approvisionnement des matériels médicaux. En l’absence de coordination fédérale, les États américains se livrent une guerre d’enchères pour obtenir des approvisionnements médicaux limités en provenance de Chine. En temps normal, les marchés concurrentiels repartiraient ces biens de manière plus efficace. Mais en situation d’urgence sanitaire, les marchés peuvent se révéler peu performants, et distribuer les biens en fonction de la capacité de paiement des acheteurs plutôt qu’en fonction de leurs besoins ; les États riches sont ainsi susceptibles d’acheter tous les respirateurs et kits de test, sans en laisser aucun aux États moins fortunés, avec pour conséquence une capacité moindre du pays à contenir la pandémie.

Dans ce contexte, un approvisionnement centralisé pourrait permettre de maintenir un niveau raisonnable de prix, et potentiellement d’aboutir à une distribution plus en phase avec les besoins. Mais nous parlons ici au conditionnel. Car si un gouvernement central poursuit des motivations discutables, ou s’avère tout simplement incompétent, alors le calcul change. Comme observé aux , au Mexique, en Tanzanie, et aux , lorsque les chefs d’État minimisent les dangers de la pandémie, il peuvent considérablement mettre à mal la riposte de leur pays contre le virus.

Entre autres échecs, le gouvernement fédéral du Brésil semble avoir des difficultés à distribuer les respirateurs qu’il achète. Aux États-Unis, les États sous gouvernance républicaine bénéficieraient semble-t-il d’un accès plus facile aux approvisionnements médicaux centralisés que les États sous contrôle démocrate. En Inde, le gouvernement central a imposé un confinement très strict sans avoir laissé à plusieurs millions de travailleurs migrants le temps de prendre leurs dispositions, ces travailleurs ayant par conséquent été  de quitter les villes pour regagner leur village d’origine. Familles et enfants ont ainsi dû marcher plusieurs centaines de kilomètres, aidés seulement par la gentillesses d’inconnus et d’autorités locales, et portant potentiellement le virus en eux. Un processus décisionnel décentralisé aurait peut-être permis aux États de procéder au confinement plus tard (puisqu’ils enregistraient initialement moins de cas), afin de tirer les leçons de la gestion des .

Poussées à l’extrême, la centralisation comme la décentralisation peuvent se révéler problématiques, et c’est pourquoi la meilleure solution semble résider dans un juste milieu coordonné. Le gouvernement fédéral pourrait fixer des règles minimales pour les confinements et les déconfinements, tout en déléguant la décision effective aux États et aux municipalités. Si un biais devait toutefois exister, il serait préférable qu’il penche du côté de la décentralisation, suivant le principe de subsidiarité, selon lequel les pouvoirs sont délégués au niveau administratif le plus local possible et susceptible d’être le plus efficace.

Plusieurs raisons importantes s’inscrivent en faveur d’une . Non seulement les membres d’entités politiques plus réduites ont tendance à rencontrer les mêmes problèmes, mais ils démontrent également en général une plus grande solidarité sociale et politique, ce qui leur permet davantage d’échanger et d’élaborer ensemble des solutions.

Bien que la politique locale rappelle parfois la rivalité entre les familles Hatfield et McCoy du Kentucky et de Virginie occidentale au XIXe siècle, elle est généralement moins susceptible d’impasse et d’antagonisme que la politique actuelle des législatures centrales. Les citoyens ont par ailleurs davantage l’impression de maîtriser les décisions prises par leurs élus ou organes localement désignés. Cette maîtrise peut leur permettre d’élaborer des politiques de saine exploitation des marchés nationaux et mondiaux, plutôt que de soumission à ces marchés.

Ainsi, à l’heure où nous élaborons les politiques de reprise et de renforcement des systèmes de santé, d’éducation, et de réglementation après la pandémie, il nous faut également réfléchir à la question de savoir qui prendra les décisions, et à quel niveau. Une juste dose de relance par l’investissement dans les infrastructures, par exemple, devra prendre la forme de subventions globales aux communautés, qui sont les mieux positionnées pour répartir les fonds en fonction des besoins. Quant aux politiques climatiques nationales, bien qu’elles ne puissent être distinctement fixées par chaque communauté, elles devront refléter un minimum de consensus ascendant.

La montée en puissance de l’autoritarisme à travers le monde s’explique par la volonté de nombreux individus d’être gouvernés par des dirigeants politiques charismatiques, auxquels la population peut s’identifier. Ces démagogues exploitent leur soutien populaire pour contourner les garde-fous constitutionnels, et mènent souvent leur pays à sa perte. Le renforcement du gouvernement en parallèle de la limitation du risque d’autoritarisme nécessite la présence de puissants organes indépendants et à la solide légitimité démocratique. La voie d’avenir pourrait bien résider dans la décentralisation constitutionnelle de davantage de pouvoirs aux gouvernements régionaux et locaux.


Traduit de l’anglais par Martin Morel


*Ancien gouverneur de la Banque de réserve de l’Inde – Est professeur de finance à la Booth School of Business de l’Université de Chicago, et auteur d’un récent ouvrage intitulé The Third Pillar: How Markets and the State Leave the Community Behind.


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