Penser le renseignement. Lutte contre le terrorisme : les grands principes et la dure réalité

 

 

    « Aucun plan de bataille ne survit au premier contact avec l’ennemi », écrivait le maréchal Helmuth Karl Bernhard von Moltke en 1871. La formule, version joliment arrangée de la phrase originale (1), a depuis été abondamment commentée et n’a rien perdu de sa pertinence. On peut même la décliner, par exemple en postulant qu’aucun interdit de principe (« Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ») ne résiste durablement aux nécessités opérationnelles de la lutte contre le djihadisme.

Il faut avoir assisté, dans la même semaine ou la même journée, à des réunions au Quai d’Orsay puis au ministère des Armées pour mesurer l’extrême tension à laquelle sont soumises les démocraties tentant, sur une corde raide, de lutter contre le djihadisme tout en préservant leurs principes fondamentaux. Face à un phénomène sans cesse mouvant, dont la dangerosité ne faiblit pas et à l’influence sociale et politique profonde et durable, les autorités et les services qu’elles commandent sont systématiquement contraints de mettre en œuvre des politiques qui, longtemps, ont été considérées comme des erreurs morales ou des impasses.

Jusqu’à l’irruption de la menace djihadiste, au début des années 1990, la France affrontait le terrorisme avec des moyens policiers et judiciaires conventionnels : le couple formé par le juge d’instruction et la Direction de la surveillance du territoire (DST), ponctuellement épaulé par les réseaux parallèles si caractéristiques d’une certaine période de la Ve République, venait en général à bout des groupes terroristes. Ceux-ci, mouvements irrédentistes manipulés par des États du Moyen-­Orient ou groupuscules européens à l’idéologie radicale, se voyaient circonscrits grâce à une démarche judiciaire à la fois très classique, à la puissance rarement observée dans une démocratie, et étroitement liée au pouvoir politique (2). Cette architecture, plus attachée à la défense de l’État qu’à la manifestation de la vérité, n’était pas nécessairement d’une grande efficacité judiciaire (3), mais elle était l’expression d’une authentique détermination – et c’était là l’essentiel. Au-­delà des discours traditionnels de la classe politique au sujet des valeurs de la République, les autorités ne rechignaient pas à agir de façon plus pragmatique, la capture par la DST de Carlos au Soudan, au mois d’août 1994, illustrant cette capacité à emprunter, très ponctuellement, des voies difficiles ou peu orthodoxes.

Les attentats du 7 août 1998 commis contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie et revendiqués par l’Armée islamique de libération des lieux saints (AILLS), un faux-nez d’Al-Qaïda et du Jihad islamique égyptien (JIE), entraînèrent sans surprise une forte réaction des États-Unis. Des frappes furent conduites au Soudan et surtout en Afghanistan contre des sites abritant des groupes djihadistes. Interrogé au sujet de la riposte de Washington, le ministre français des Affaires étrangères du moment, Hubert Védrine, révéla le malaise de la France après les bombardements américains (4), et sans doute ses ambiguïtés idéologiques. De fait, jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001, Paris s’en tint à sa ligne traditionnelle : priorité à l’action judiciaire, le cas échéant couplée à des démarches diplomatiques, et refus des actions militaires, au moins unilatérales, répressives et plus encore préventives.

Cette posture, qui se voulait conforme à des principes moraux admirablement élevés, reposait aussi sur une incompréhension du phénomène djihadiste, au sujet desquels dirigeants politiques et responsables administratifs projetaient de vieilles certitudes, voire contestaient sa nature terroriste. On entendit même – et on entend encore, dans certaines enceintes parfois étonnamment proches des autorités – de curieuses réflexions à propos des motivations des djihadistes, qui seraient bien plus économiques, sinon psychiatriques, que politiques et religieuses.

Ces erreurs de diagnostic conduisirent à des impasses, ou en tout cas à des détours opérationnels : longtemps, on chercha le cœur idéologique de la révolte djihadiste afin d’y identifier des interlocuteurs avec lesquels négocier. Et longtemps, on chercha – et certains cherchent encore – à l’aide de grilles d’analyse dépassées, grossièrement paternalistes, à renvoyer dos à dos les victimes et leurs agresseurs (5) en niant la capacité de ces derniers à concevoir un projet et à le mettre en œuvre selon un agenda propre. Ces postulats erronés retardèrent la mise en œuvre de réformes et de réflexion prospective et alimentèrent la défiance, presque de principe, des dirigeants français à l’égard de la riposte américaine en 2001. Si, en effet, le concept de guerre mondiale contre le terrorisme fut d’entrée une absurdité, force est de constater, vingt ans après (6), que la France a suivi, à sa mesure et dans son ère stratégique, la même pente que les États-­Unis, durcissant de façon immodérée son arsenal législatif contre le terrorisme et délaissant la commission rogatoire internationale pour les opérations ciblées.

Quoi qu’on dise, la réalité n’est pas une variable d’ajustement et elle rattrape toujours ceux qui la nient ou l’occultent. Le djihadisme a ainsi ébranlé bien des certitudes et contraint, plutôt sèchement, Paris à revenir sur ses interdits. D’abord hostile aux réponses armées, trop brutales, réticente à déclencher des opérations préventives, frileuse en matière de missions clandestines, hasardeuses et politiquement coûteuses, la France est désormais la seule puissance occidentale conduisant publiquement des actions militaires contre des groupes djihadistes, qui plus est transfrontalières. Et, furia francese aidant, Paris affronte à la fois Al-Qaïda et l’État islamique.

Réticente à s’engager au Sahel en 2000, la France a en effet fini par s’y impliquer massivement en 2013 contre Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et ses alliés, près de cinq ans après y avoir déployé en toute discrétion des forces spéciales (Task Force Sabre) et avoir mené, au mois de juillet 2010, une première action afin de libérer un otage (7). De même, engagée en Afghanistan dès la fin de l’année 2001 et membre de la coalition internationale combattant l’État islamique en Irak puis en Syrie (8) depuis 2014, elle a finalement admis que la nature de la menace djihadiste nécessitait l’emploi de tous les moyens dont disposait l’État, sans l’hubris de Washington, mais sans la timidité de partenaires comme l’Allemagne.

En 2016, en reconnaissant (9), de façon très inopportune, la réalisation d’opérations ciblées, François Hollande, alors président de la République, provoqua des réactions indignées (10), mais confirma surtout que, nécessité faisant loi, la France avait adapté ses principes à la réalité de ses ennemis.

Plutôt que se perdre en vaines querelles (11), il peut être tout à fait légitime de déplorer la frénésie législative (12) observée en France en matière de lutte contre le terrorisme – et de renseignement – depuis des années. On peut aussi regretter la militarisation des forces d’intervention intérieure ou le recours, de plus en plus fréquent, à l’action armée contre des adversaires qui, il y a encore 30 ans, étaient d’abord combattus par la police et réprimés par des juges. Mais c’est que les groupes djihadistes, justement, ne sont pas les adversaires d’il y a 30 ans et que les certitudes opérationnelles d’une époque ne devraient pas être celles de la suivante.

On peut, dès lors, envisager l’état actuel des opérations de contre-­djihadisme de deux façons : soit en regrettant, mais sans rien proposer d’alternatif, les méthodes actuelles (13) – voire en ne les comprenant pas (14) ; soit en estimant que les options retenues (interventions armées, campagnes aériennes et/ou opérations ciblées, soutien à des forces locales, etc.) ne sont pas tant les conséquences d’une dérive impérialiste qu’une réponse, sans doute imparfaite et frustrante, au défi, inédit par son ampleur et sa complexité, du djihadisme mondial. Si, dans un État de droit, la priorité doit être donnée à la justice face aux criminels, il ne faut pas oublier que ce même État de droit a le devoir d’assurer la sécurité de sa population et des intérêts stratégiques définis par les autorités politiques. Confrontées à une menace dont la combinaison de puissance et de ramifications mondiales est inédite, les démocraties n’ont d’autre choix que de transiger avec des principes ou des règles de conduite qu’elles pensaient figés.

La militarisation de la lutte contre le terrorisme, peut-­être révélatrice d’une fuite en avant, est avant tout une réponse à des groupes dont les capacités d’action, l’attractivité et la résistance sont d’autant plus redoutables qu’ils sont par essence inaccessibles à la négociation. Si nous paraissons être dans une impasse opérationnelle et conceptuelle face à eux, sans doute faut-il s’interroger sur la nature profonde du djihadisme et admettre que, comme face à d’autres phénomènes, il ne faut pas tant chercher une victoire totale que définir un but de guerre rationnel et non incantatoire (15), et donc accepter que certains phénomènes échappent aux stratégies simplistes ou rognées par des considérations déconnectées.

Non seulement avoir répondu par la force à des organisations armées capables de faire vaciller des régimes, de contrôler des territoires, de projeter de la violence jusque dans nos rues et de provoquer des séismes politiques n’a rien d’illogique, mais s’en tenir à des principes inopérants aurait constitué une erreur sécuritaire majeure, et donc une trahison du pacte unissant l’État à la population et in fine un suicide politique. À défaut de pouvoir vaincre une idéologie, combattre concrètement ceux qui tuent en son nom n’a rien d’un luxe ou d’un excès.


Auteur : Roger Noël, Spécialiste des questions de renseignement.


Notes

(1) « Il n’y a pas de plan d’opérations qui puisse avec quelque certitude s’étendre au-delà de la première rencontre avec les principales forces de l’ennemi. Seul le profane s’imagine qu’une campagne peut se développer et s’exécuter suivant un plan primordial, conçu à l’avance, réglé dans tous ses détails et maintenu jusqu’à la fin.  » (Helmuth Von Moltke, Über Strategie, 1871).

(2) Didier Bigo, « Les attentats de 1986 en France : un cas de violence transnationale et ses implications (Partie 1) », Cultures & conflits, no 4, 1991/3, p.1-15.

(3) Keuj, « Le Naufrage du plus grand procès lié au terrorisme islamiste en France », Vice, 5 septembre 2016 (https://​www​.vice​.com/​f​r​/​a​r​t​i​c​l​e​/​v​d​w​8​p​4​/​l​-​h​i​s​t​o​i​r​e​-​d​u​-​p​l​u​s​-​g​r​a​n​d​-​p​r​o​c​e​s​-​i​s​l​a​m​i​s​t​e​-​e​n​-​f​r​a​nce).

(4) Conférence de presse de Hubert Védrine à New York, 21 septembre 1998 (https://​www​.vie​-publique​.fr/​d​i​s​c​o​u​r​s​/​1​3​9​7​1​6​-​c​o​n​f​e​r​e​n​c​e​-​d​e​-​p​r​e​s​s​e​-​d​e​-​m​-​h​u​b​e​r​t​-​v​e​d​r​i​n​e​-​m​i​n​i​s​t​r​e​-​d​e​s​-​a​f​f​a​i​r​e​s​-​e​t​r​a​nge).

(5) Roger Noël, « La France, unique objet de leur ressentiment ? », Défense & Sécurité Internationale, no 151, janvier 2021.

(6) Roger Noël, « Vingt ans après », Défense & Sécurité Internationale, no 155, septembre-octobre 2021.

(7) Nathalie Guibert et Isabelle Mandraud, « Le raid qui a changé la donne au Sahel », Le Monde​.fr, 29 octobre 2010.

(8) « Opération Chammal », sur le site du ministère des Armées, article mis à jour le 26 novembre 2011 (https://​www​.defense​.gouv​.fr/​o​p​e​r​a​t​i​o​n​s​/​m​o​n​d​e​/​g​r​a​n​d​-​l​e​v​a​n​t​/​c​h​a​m​m​a​l​/​d​o​s​s​i​e​r​-​d​e​-​r​e​f​e​r​e​n​c​e​/​o​p​e​r​a​t​i​o​n​-​c​h​a​m​mal).

(9) Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Un Président ne devrait pas dire ça…, Stock, Paris, 2016.

(10) Marc de Boni, « Assassinats ciblés : Hollande critiqué jusqu’au sein du gouvernement », Le Figaro​.fr, 19 octobre 2016.

(11) Yves Trotignon, « Y a-t-il un djihad français ou francophone ? », Le Monde​.fr, 10 mai 2016.

(12) « Trente-cinq ans de législation antiterroriste », Vie Publique, 8 septembre 2021 (https://​www​.vie​-publique​.fr/​e​c​l​a​i​r​a​g​e​/​1​8​5​3​0​-​t​r​e​n​t​e​-​c​i​n​q​-​a​n​s​-​d​e​-​l​e​g​i​s​l​a​t​i​o​n​-​a​n​t​i​t​e​r​r​o​r​i​ste).

(13) Une ligne suivie notamment par le journaliste Jacques Follorou, du journal Le Monde, connu pour ses relations avec Glenn Greenwald, l’unique dépositaire des archives d’Edward Snowden.

(14) Joseph Henrotin, « Le drone, figure aérienne du mal ? Trois remarques sur les débats entourant les drones armés », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 30, juin-juillet 2013.

(15) Roger Noël, « Le Limes djihadicus », Défense & Sécurité Internationale, no 156, novembre-décembre 2021.


Légende de la photo mise en vedette : Au Mali, en 2015. La lutte contre le djihadisme n’a pu se passer de l’action armée. (© Fred Marie/Shutterstock)


 

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