Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie 1, chapitre 1

Oran, Algérie, dans le quartier et l’immeuble qui servent de titre au roman. Un kaléidoscope de personnages représentatifs de la société actuelle : conflits, luttes, solidarités, désillusions et espérances, annonçant le soulèvement populaire déclenché le 22 février 2019.

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

quotidiennement en chapitres   

depuis  le 21 décembre 2021

 

 

PARTIE I.

  1. Fatigue du « héros »

Les haut-parleurs des trois mosquées environnantes lancent les assourdissants et désagréablement entremêlés appels à la prière. Brusquement, ils sont accompagnés d’un bref et sec bruit métallique, mais personne ne l’entend.

Trois jours après, une odeur très nauséabonde se répand dans les couloirs de l’immeuble. Édifié quelques décennies auparavant, il comprend dix étages. Un voisin renifle avec dégoût, trouve la direction d’où provient la puanteur, la suit jusqu’à arriver à une porte. « Mais c’est celle du vieux moudjahid[1] ! » constate l’homme, extrêmement étonné.

Quelques instants après, la police, sollicitée par ce voisin, enfonce la porte. Au milieu du petit salon gît un corps sur le parquet, dans une flaque de sang séché. Tout près, se trouve un pistolet.

L’enquête établit que l’arme était possédée par le défunt lors de son engagement durant la guerre de libération nationale.

La tragédie est connue très rapidement d’abord dans l’immeuble Tour A, ensuite dans les autres tours du même genre du conglomérat d’habitat, enfin dans tout le quartier, nommé Grande-Terre. Personne ne tire de fierté de cette prestigieuse appellation, dont tous ignorent le motif. La zone est également nommée « Zitoun »[2].

Concernant le suicidé, une phrase circule, prononcée et interprétée de manière différente : « Le héros s’est fatigué ! » Les uns formulent la sentence avec une profonde admiration, mélangée de révolte ; d’autres l’expriment avec une ironie frisant l’irrespect quand pas la calomnie. Toutefois, la stupeur est générale dans les logis comme dans les magasins, sans parler du bar de la zone.

Toutes les bouches posent la même question : « Pourquoi ? ». Voici les réponses entendues, les plus significatives.

Omar, trente cinq ans, dont la barbe noire hirsute, la robe et les sandales montrent son adhésion salafiste[3], est un marchand de fruits présentés dans une charrette, sur la petite place. Il décrète, totalement indigné : « Comment a-t-il osé mettre fin à sa vie, alors que la mort doit résulter de la seule volonté de Dieu ?!… Cet homme est mort kâfar[4]  !… Droit à Jahànnamâ[5] ! »

Akli, le boulanger kabyle, environ vingt-cinq ans, au corps mince et au visage bien dessiné, se contente d’un commentaire non verbal : une profonde tristesse.

L’épicier estime : « À l’âge où il est parvenu, il aurait pu attendre quand même un peu, et Allah se serait chargé de le faire rappeler chez lui ! »

Le coiffeur Rachid, la cinquantaine d’années, au physique bedonnant, à la chevelure ondulée bien soignée, d’une permanente bonne humeur souriante, déclare : « Ce que l’armée coloniale n’a pas réussi, ni les gens qui nous gouvernent depuis l’indépendance, le vieux Si[6] Lakhdar l’a accompli de lui-même. »

Ce dernier commentaire fait allusion à un comportement connu par tous.

Juste après la proclamation de l’indépendance, l’armée de l’extérieur des frontières envahit le pays, pour conquérir le pouvoir. Des combattants de l’intérieur, en défense de la démocratie, s’opposèrent à cette forfaiture. Si Lakhdar fut parmi eux. L’armée des frontières massacra sans état d’âme les contestataires. Si Lakhdar fut blessé, mais demeura en vie. Toutefois, la blessure de son âme, elle, resta indélébile.

Les dirigeants de l’armée des frontières s’emparèrent du pouvoir, puis exercèrent une dictature militaire impitoyable, sous couvert de « socialisme ».

Si Lakhdar ne s’est jamais résigné à cette domination. Il milita dans le parti clandestin du Front des Forces Socialistes. Il le quitta au moment où ce dernier fut accaparé par Hocine Aït Ahmed, en excluant Abdelhafid Yaha ; cet autre dirigeant avait le « tort » de vouloir maintenir le parti pur de toute compromission avec le nouveau régime[7].

Ensuite, quand un soulèvement populaire, en octobre 1988, obligea l’oligarchie régnante à accorder une certaine liberté, en instaurant une sorte de démocratie contrôlée, Si Lakhdar continua sa résistance, de manière pacifique, contre ceux qui demeuraient, selon son affirmation, des « usurpateurs du pouvoir, des rentiers prédateurs au détriment du peuple ».

Si Lakhdar résista, également, d’une autre manière. Dès l’indépendance, il refusa l’allocation d’ancien moudjahid, en déclarant : « La recevoir de ces imposteurs, c’est les légitimer. Je préfère gagner ma vie en travaillant. » Il trouva un emploi  comme simple ouvrier manuel dans une usine dépendante de l’État.

Là, encore, des ennuis se sont présentés. Élu secrétaire de la section syndicale de base, après une année, il en fut exclu par la hiérarchie, courroie de transmission de l’État. L’accusation fut : « agitation contre-révolutionnaire ». En réalité, ce militant sincère et dévoué aux travailleurs refusa d’accepter des privilèges en échange d’une soumission à la volonté des autorités étatiques. Il préféra assumer correctement son mandat : « Ces travailleurs, déclara-t-il, m’ont témoigné leur confiance en me choisissant comme leur représentant. Et, comme je n’ai pas été un harki du colonialisme, je ne le serai pas de la dictature, même si elle a l’imposture de se proclamer « populaire ». »

Malgré son exclusion arbitraire du syndicat, lui, têtu, continua à pratiquer, parmi ses compagnons de travail, la résistance au despotisme. Résultat : le directeur de l’usine le licencia, sans même lui donner un motif.

Ce comportement augmenta l’amertume et la révolte de Si Lakhdar. En effet, le directeur de l’entreprise se proclamait haut et fort « progressiste » et « socialiste ». Il faisait partie de la mouvance pratiquant ce qu’elle appelait le « soutien critique » au régime en place. Cependant, Si Lakhdar s’était facilement rendu compte que ce « soutien » fournissait à ses adeptes de confortables strapontins dans l’administration, avec les privilèges correspondants. Aussi, l’ex-moudjahid affirmait : « Ce n’est pas là un compromis, mais une compromission. » Il ajoutait : « Les pires ennemis du peuple sont, parfois, ceux qui se déclarent ses « amis » et ses « défenseurs ». »

Ces propos eurent la conséquence d’isoler encore davantage ce résistant aux injustices sociales. Le directeur de l’usine, avec la hiérarchie syndicale étatique, stigmatisèrent Si Lakhadar d’étiquettes infamantes : « gauchiste », « irresponsable », « contre-révolutionnaire ». C’était le désigner à « Sport et Musique », appellation populaire ironique désignant la « Sécurité Militaire », c’est-à-dire la police politique. On connaissait les traitements qu’elle réservait aux opposants : aussi cruels, sinon plus que ceux pratiqués auparavant par les colonialistes, et les tortionnaires autochtones proclamaient leur fierté de faire souffrir davantage leurs victimes que les bourreaux colonialistes.

Néanmoins, Si Lakhdar persista à dénoncer, autour de lui, « la caste dominatrice et ses valets, les « souteneurs » (il employait à dessein ce terme, indiquant plutôt les proxénètes) critiques, ayant avili le socialisme, le transformant en moyen d’acquérir des privilèges. »

Un jour, un homme, heurté par cette dernière observation, lui répliqua : « Ces gens du « soutien critique », tu n’as pas le droit de les traiter ainsi. Ils ont connu la prison et la torture ! »

« Oui ! répliqua Si Lakhdar. Mais dès que les détenteurs de l’État, mis en difficulté dans leur gestion du pays, eurent besoin de renfort, ces souteneurs critiques acceptèrent des emplois étatiques, avec leurs privilèges, pour calmer les révoltes populaires, sous prétexte de lutte contre la réaction interne et l’impérialisme externe. »

Avec de tels propos, Si Lakhdar eut, néanmoins, la chance de ne pas « disparaître », suite à l’habituel « accident mystérieux ». Le motif était facile à deviner : cet authentique résistant à l’injustice sociale était trop isolé, et ses déclarations n’avaient aucune incidence sérieuse ; donc pas besoin de s’en débarrasser.

Si Lakhadar avait une épouse, femme au foyer, et deux enfants en bas âge. Quelques amis, constatant ses difficultés matérielles, voulurent lui porter secours financièrement. Il remercia avec reconnaissance, puis déclina l’offre : « Il y a des gens plus besogneux que moi. En ce qui me concerne, je trouverai une solution. »

Un ami lui trouva un emploi comme gardien d’école.

Vint, alors, la « décennie sanglante[8] ». Elle ne surprit pas outre mesure Si Lakhdar. Il n’était pas un « expert » en matière sociale. Il possédait mieux : d’une part, l’intelligence des comportements humains, de leurs causes et de leurs conséquences, et, d’autre part, le contact étroit et permanent avec les réalités sociales. Il avait remarqué le jeu pervers pratiqué par les dirigeants du pays avec la religion : elle ne constituait rien d’autre qu’un moyen pour assurer leur domination.

Le temps arriva où les Islamistes totalitaires voulurent leur part de la rente pétrolière. Et ce fut l’affrontement, pacifique par les élections, ensuite violent avec les attentats.

Si Lakhdar se trouva devant le pire dilemme de sa vie : comment contribuer à sauver le peuple de la tragédie, en combattant les fascistes islamistes, sans renforcer la domination de la caste au pouvoir ?… Il décida rapidement : le fascisme clérical est pire que l’oligarchie étatique. Le premier justifie ses crimes par une prétendue « Volonté Divine », alors que la seconde se contente de se légitimer par sa participation à la guerre de libération nationale.

Si Lakhdar s’engagea comme « patriote » dans un groupe de milice populaire. De nouveau les armes en main, il combattit les groupes terroristes. À l’avènement de la « concorde civile », il ne demanda aucune indemnisation, ni reconnaissance. « Je n’ai fait que mon devoir de citoyen », déclara-t-il.

Comme gardien d’école, il est resté jusqu’à sa retraite. Néanmoins, partout où l’occasion se présentait, il continuait à dénoncer ce qu’il appelait « les quatre fléaux du peuple. Le premier : les détenteurs du pouvoir ; ils sont des ambitieux égoïstes qui nous ont vaincu par la ruse, la trahison et la supériorité militaire matérielle, constituée alors que nous, combattants de l’intérieur, manquions d’armement pour affronter l’armada coloniale. Second fléau : la masse des nouveaux enrichis par la corruption ; ils soutiennent le régime ayant permis leurs forfaits. Troisième fléau : l’obscurantisme clérical ; il n’a pas renoncé à jouir de la rente pétrolière ; pour le moment, il se contente de sa main-mise sur le commerce informel ou l’import-export, et utilise sa propagande religieuse pour obtenir par le consensus citoyen idéologique ce qu’il n’a pas obtenu par les armes. Quatrième fléau : les intellectuels opportunistes ; ils ont transformé l’idéal démocratique en un moyen leur procurant des privilèges de mandarins ».

 

Cependant, même les durs à cuir, c’est-à-dire à corrompre en échange  d’avantages matériels, peuvent avoir leur moment pénible à affronter. Un soir, Si Lakhdar, très abattu, alla trouver son ami Si Lhafidh. Celui-ci un vieillard à son « soixante-quinzième printemps de vie », selon sa formule. De taille moyenne, le corps plutôt mince mais athlétique, les cheveux courts d’un blanc brillant, le visage aux joues bien rasées, avec une expression franche et chaleureuse. En particulier, de ses yeux d’un marron clair émane un regard intense, curieux et bienveillant. Il est simplement habillé d’un pantalon bleu et d’une chemise blanche, modestes mais bien harmonisés, signe d’une élégance discrète.

– Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il, très inquiet, à Si Lakhdar.

Celui-ci le regarda un long moment sans répondre. Visiblement, il éprouvait une grande difficulté à parler. Son hôte attendit avec patience. Enfin, Si Lakhdar réussit à ouvrir la bouche. Il murmura du ton le plus triste :

– Je viens de lire l’article d’un jeune oranais, publié dans un journal appartenant à des membres du gangster mondial : le New York Times. Son texte réduit notre guerre de libération nationale à une farce risible de faux moudjahidines, vantards, imposteurs et profiteurs après l’indépendance.

Si Lhafidh avait déjà connaissance de cet article, aussi ne fut-il pas surpris de la nouvelle ; toutefois, la réaction de son voisin l’étonna. Le premier déclara avec le maximum de prévenance :

– Si Lakhdar ! La sagesse populaire a déjà constaté : « Il ne reste dans la rivière que ses cailloux »… La mentalité harkie ne s’est pas éteinte avec l’indépendance, elle a pris une forme nouvelle… Avec tous les méfaits commis par les tigres assoiffés de pouvoir, qui se sont emparés de l’État par les armes, après l’indépendance, doit-on s’étonner de voir apparaître, à leur suite, des hyènes et des corbeaux ?… Vue la nature de la société humaine,  les Algériens, qui en font partie, sont divisés par leurs intérêts : les uns, comme toi Si Lakhdar, sont animés par l’exigence de dignité personnelle et collective, au point de consentir à y sacrifier leur vie ; d’autres, au contraire, sont obsédés par le pouvoir, la gloire et l’argent. Pour y parvenir, le moyen justifie la fin : la force militaire chez les uns, l’écrit calomniateur chez d’autres.

Si Lakhdar garda le silence un long moment. Enfin, il déclara :

– Oublier tous les sacrifices consentis par le peuple algérien, au point qu’un journaliste de ce même peuple se permette de caricaturer ce combat, en insultant la mémoire de tous les morts et de tous les rescapés de cette guerre de libération… Ce n’est pas seulement assassiner une deuxième fois les morts ; c’est, en plus, cracher sur eux, et sur les survivants.

Le visage ridé et tendu du vieux résistant, survécu à la guerre anti-coloniale et à la résistance à la dictature indigène, se baignèrent de larmes. Jusque-là brillant dans ses yeux, elles coulèrent soudain en grosses gouttes. Si Lhafidh en fut douloureusement remué.

Si Lakhdar baissa la tête, puis ajouta :

– Les tortures que l’armée française m’a fait subir m’ont fait moins mal que l’article de ce journaliste… Cependant, ce n’est pas à lui que j’en veux, mais aux détenteurs de l’État ; par leurs odieux méfaits, ils ont permis qu’un jeune algérien en arrive à réduire le combat d’un peuple à une rente de vantards imposteurs et ridicules… Je ne m’y attendais pas, je ne l’avais pas prévu.

Un autre événement surprit Si Lakhdar.

À l’école où il travaillait comme surveillant, un instituteur, se vantant d’être « écrivain, critique littéraire et enseignant », envoya un texte à un journal local qui le publia. Si Lakhdar y fut accusé d’être un « dangereux agitateur extrémiste, athée, certainement lié avec des forces étrangères hostiles au pays ».

Par chance, le directeur de l’école ne tint aucun compte de cette vile et inconsistante diffamation.

Quant à Si Lakhdar, il envoya un « droit de réponse » au même journal. Il affirma, entre autre : « Quand l’imposture se travestit en patriotisme, le combat pour la vérité n’est que plus nécessaire. »

Pour finir, le destin n’épargna rien à cet homme, citoyen intègre et courageux. Son épouse fut atteinte d’un cancer foudroyant. Elle en souffrit atrocement durant plusieurs mois, au bout desquels elle expira. Concernant ce tragique malheur, Si Lakhdar déclara publiquement ne pas admettre « cet inacceptable défaut de nature, quelque soit son auteur. » Par cette phrase, le veuf était conscient de heurter les convictions de beaucoup de ses interlocuteurs. Toutefois, le caractère de Si Lakhdar était ainsi : une totale franchise, sans tenir compte du  risque encouru.

Depuis lors, il est resté seul dans son appartement. Ses deux enfants, déjà mariés, vivaient dans leurs maisons réciproques, l’un à Alger, l’autre à Tlemcen. Le père ne leur racontait rien de ses heurs et malheurs, pour ne pas leur causer d’ennuis : « C’est à moi seul d’assumer mes responsabilités ».

À suivre

[1]      Combattant de la guerre de libération nationale algérienne.

[2]      « Olive », probablement à cause de la présence d’arbres de ce type.

[3]      Partisan d’une idéologie religieuse totalitaire d’inspiration islamiste, de tendance saoudienne wahhabite.

[4]      Mécréant.

[5]      La géhenne, l’enfer.

[6]      Monsieur.

[7]      Voir Abdelhafid Yaha, « FFS CONTRE DICTATURE : De la résistance armée à l’opposition politique », tome II : 1962 – 1990, Koukou Editions, Alger, 2014.

[8]      De 1990 à l’an 2000 environ, l’Algérie connut une période de violences sur fond politico-idéologique ; le nombre des morts, en majorité civiles, est évalué entre 150.000 à 200.000, sans compter les blessés.


 

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