Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie 1, chapitres 7 – 8

               

                   La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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                                        depuis  le 21 décembre 2021

 

 

7. Chant solaire

 

En retournant chez lui, sur la route menant aux tours, Karim regarde au loin devant lui. Non pas pour voir son appartement mais celui de son cher vieil ami. Tout en marchant, Karim lève les yeux et regarde le haut de la tour A.

Le logement est là, du coté droit, tout près du ciel. « Ah ! Si j’habitais au même niveau, dans l’appartement de gauche. Ainsi, j’aurais été, moi aussi, le plus au contact du ciel, tout en étant le plus proche de mon ami ! »

La seule contemplation de l’appartement et du ciel au-dessus procure à Karim une sensation d’exaltation douce, un appel délicieux vers un infini régénérateur.

 

En entrant chez lui, Karim trouve sa mère sur le petit balcon de l’appartement, embelli par une étincelante lumière solaire. Assise sur une peau de mouton, elle roule du couscous sur une « gas[1]sĕa », en se livrant à sa joyeuse habitude : chantonner. Cette fois-ci, le « programme du concert », comme le nomme Karim, présente une chanson déjà entendue plusieurs fois, mais toujours agréable à écouter. Le répertoire de la mère comprend trois thèmes principaux : l’amour, l’exil, la révolte contre les injustices.

Depuis quelques temps, actualité oblige, le thème de l’exil s’est « enrichi », pour ainsi dire, d’un sous-thème. C’est celui que chantonne actuellement la vieille femme.

Karim s’assoit près de sa mère. Elle interrompt sa chanson.

– Non, maman ! S’il te plaît, chante-la encore une fois, pour moi.

– Tu aimes cette chanson ?

– Disons que j’aime t’entendre chanter.

Elle hésite.

– Allez ! relance le fils, s’il te plaît, encore une fois !

– À toi je ne peux rien refuser, finit-elle par admettre, de son plus affectueux sourire.

Elle se remet à rouler le couscous dans le large ustensile, et reprend à chantonner :

Yal[2] haggàras[3] ! Yal haggàras !

Sangsues, vous nourrissant du sang du peuple,

défendus par vos larbins,

justifiés par vos mandarins…

Viendra, oui ! il viendra le jour béni

où le peuple, opprimé mais digne, se réveillera

et de votre immonde présence se débarrassera.

De nos cœurs monte la voix des êtres libres,

nous appelant à la liberté et à la solidarité.

Karim apprécie, en particulier, les deux derniers vers. Ils sont une transformation des paroles du fameux hymne du temps de la guerre de libération nationale. Il disait : « De nos montagnes monte la voix des hommes libres, nous appelant à l’indépendance ». Et voilà : cette nouvelle chanson correspond à la seconde étape que vit le pays : désormais, l’appel vient des cœurs, et, cette fois-ci, pour la liberté et la solidarité dans la patrie  indépendante.

Ce qui procure un plaisir particulier à Karim est l’identité de l’auteur de ce texte et de sa mise en chanson : sa mère elle-même. Ce don artistique lui vient de ses parents. Paysans pauvres des Hauts-Plateaux, ils avaient l’habitude, le soir, de chantonner spontanément des textes composés par eux. Ce genre de création était stimulé et facilité par leur écoute d’autres voisins. « Et j’ai lu, pensa un jour Karim, avec dégoût, des articles où des intellectuels prétendent que le peuple n’a pas de culture ! Et que sa langue parlée n’est qu’un charabia vulgaire ! »

La mère tire son fils de ses réflexions :

– Où étais-tu ?… Je t’ai attendu longtemps, et tu ne m’as pas téléphoné pour m’avertir de ton retard.

– Tu as raison, mouymâ[4],  excuse-moi. Je n’ai pas eu le temps de t’avertir.

Il lui raconte le drame de la malheureuse vieille femme rencontrée dans la

rue, puis accompagnée chez elle. À la fin du récit, la mère de Karim ne peut empêcher des larmes de briller dans ses yeux.

–  Ah ! Que je suis idiot de t’avoir raconté cette histoire, se reproche son fils.

Il s’est rappelé, soudain, une partie de la vie de sa propre mère. Elle est née dans un bled perdu, un douar des environs de Tiaret. La misère de sa famille était si cruelle que la fille, âgée de sept ans, fut concédée à une tante. Celle-ci habitait à Oran, et disposait de moyens pour nourrir sa nièce. C’est ainsi que la mère de Karim a grandi loin de ses parents naturels ; elle en souffrait beaucoup, malgré l’extrême bonté témoignée envers elle par sa tante. La mère de Karim eut, ensuite, l’horrible douleur de perdre cette autre source d’affection, et d’une manière atroce : alors qu’elle avait à peine dix-sept ans, c’est dans ses bras que mourut sa mère adoptive, après lui avoir murmuré, d’une très faible voix, sa dernière phrase : « Bnaïtî[5] ! Ne l’oublie pas ! Tu es la datte[6] de mon cœur ! »

Cette émouvante et très belle expression, à son tour, la mère de Karim la répète à tous ses enfants. Tous en éprouvent une très profonde sensation de tendresse maternelle.

Cependant, à Karim, outre sa mère, la « datte » de son cœur, ce sont toutes les personnes qui souffrent d’iniquité sociale ou naturelle. Cette dernière, ce sont les maladies physiologiques diverses, et la première, ce sont les actes qui réduisent l’être humain à un objet ou à un animal pour en tirer un profit financier illégitime, auquel s’ajoutent le mépris et l’humiliation. Tel est Karim : refus de toute forme d’injustice, qu’elle soit causée par l’être humain ou par la nature. Sa mère n’en est pas étonnée : « Tu as toujours été ainsi, lui répéta-t-elle souvent. Depuis que tu es tout petit enfant. Et je ne sais pas d’où cela provient. » Lui, aussi, l’ignore. Il a cherché plus d’une fois à éclaircir cette énigme, sans y parvenir. Un seul fait lui est clair : dans son enfance, marquée par la pauvreté prolétarienne, il souffrait beaucoup non pas de la faim, mais du mépris des autres petits enfants qui étaient un tant soit peu mieux nantis que lui. Et il était terrorisé de voir sa mère, suite à un accouchement, en mourir. Nature et société : toutes les deux injustes ! Voilà les deux empreintes qui marquèrent douloureusement la première phase d’existence de Karim ; elles restent deux blessures encore ouvertes, qu’il tente de soigner de toutes ses forces de jeune homme, celles de l’infirmier et celles du militant syndical.

 

8. Le passé du futur

 

Tard, le soir, la mère et la sœur de Karim dorment paisiblement. De temps à autre, provient de la rue le ronronnement de moteur d’un véhicule passant à toute vitesse, ou les miaulements de chats, en quête de nourriture ou d’accouplement.

Enfoui dans son lit, éclairé par une lampe de chevet, Karim prend en main le second ouvrage que lui a prêté son « Ange du Bien ». Il regarde la couverture : Gaston Leval : « Espagne libertaire (1936-1939) ».

Karim n’a jamais entendu parler de cet auteur, ni, auparavant, de Voline, l’auteur de « La révolution inconnue », ni lu quelque part ce mot « libertaire ». « Grande ! Grande est mon ignorance ! » s’avoue-t-il avec embarras et reproche. Il se rappelle sa fréquentation de l’école primaire, puis secondaire. « Hélas ! Quelle catastrophe !… Au lieu d’enseignants, des instructeurs prêcheurs, des caporaux de caserne. Pour eux, nous étions des singes ou des perroquets à dresser. Des animaux de cirque, rien d’autre. Il est vrai que ces soit disant maîtres étaient eux-mêmes des singes et des perroquets. Ni science, ni conscience. Cercle vicieux, sans issue de secours. »

Sur la couverture du second livre, l’adjectif « libertaire » excite au plus point la curiosité du jeune infirmier. Il se rappelle qu’avec le premier ouvrage lu, le mot qui l’avait impressionné était « inconnue », concernant la révolution. Cet adjectif est compréhensible : il suggère la découverte de ce qu’on ignore. Par contre, le terme « libertaire » apparaît totalement bizarre : « Que signifie-t-il ?… Liberté ?… Alors, pourquoi ce « aire » final ? » Par un mystérieux mécanisme associatif du cerveau, dans la tête de Karim surgissent les sons « aire… errî », puis l’expression : « Errî, yal hmâr ![7] »

Karim en rit sous cape, puis lève la tête vers le plafond, et chuchote avec reconnaissance : « Merci, Si Lhafidh !… Même si je suis un âne !… L’important est de le savoir, ce qui est déjà une stimulation pour s’en affranchir. »

Auparavant, Karim s’était informé sur internet à propos des deux auteurs : Voline et Gaston Leval. Chacun des deux avait participé personnellement à une tentative de changement social radical, au sens strict du terme.  Malheureusement, les deux échouèrent et de manière sanglante. Cependant, chacun des deux auteurs, par la suite, employa la partie la plus importante de son temps à écrire, pour témoigner et informer sur l’expérience vécue et les leçons à en tirer dans le futur. « Comme dirait mon grand-père paysan, conclut Karim : ces deux hommes ont été les meilleurs laboureurs. Ils ont semé, bien que n’étant pas certains de récolter. »

Ému par le souvenir de son cher grand-père, Karim dirige les yeux vers le livre : « Alors, grand-père ! Avec ce bon laboureur, je voyagerai dans le passé, pour affronter le futur ! » Il se lance dans la lecture.

Quelques minutes après, on frappe doucement à la porte de la chambre :

– Karim ! murmure la voix préoccupée, pourquoi ne dors-tu pas ?… Il est deux heures trente !

Le fils est embarrassé d’avoir causé de l’inquiétude à sa mère. Il se rappelle l’habitude de cette dernière : se réveiller en pleine nuit pour aller aux toilettes.

– Je peux rentrer ? demande-t-elle.

– Oui, bien sûr, viens !

Une fois dans la chambre, elle regarde son fils avec anxiété.

– Pourquoi tu ne dors pas ? Des soucis ?

Il la tranquillise :

– Non, maman, simplement je lis.

– Tu dois, d’abord, te reposer. La nuit, c’est fait pour dormir !

– Oui, je sais. Mais je ne suis pas fatigué. Et l’habitude de veiller à l’hôpital, durant les nuits, fait que, de temps à autre, je n’ai pas sommeil quand je ne suis pas de service.

– Et que lis-tu ?

– Oh, une histoire amusante ! (« Il vaut mieux, pense-t-il, mentir à maman pour ne pas provoquer en elle une appréhension outre mesure. »)

– Une histoire amusante ?! répète la mère, pas totalement convaincue… Ne te fatigue pas les yeux, et dors le plus tôt possible.

– Oui, maman !… Allez, vas dormir !

Une fois de nouveau seul, Karim reste songeur, à cause de la priorité absolue accordée au mot « travailleurs » dans le livre entre ses mains : « C’est pour des gens comme maman, papa et moi que cet auteur écrit… Cela me fait du bien de le lire, dans le hideux marécage de désespoir, d’égoïsme et de pessimisme où je vis. Et quel immense dommage que ce texte ne soit pas lu par ma mère ni par d’autres travailleurs. »

Karim est brusquement submergé par une profonde vague de mélancolie : « Il a été bien malheureux, papa !… Et tous ceux de sa condition. »

Ex-ouvrier métallurgiste, vingt sept années de très dur, exténuant labeur. À force de ramasser chaque jour de très lourds morceaux de métal, la colonne vertébrale s’était abîmée. En guise de remerciement, le consciencieux travailleur fut licencié, jeté dehors comme une vulgaire machine détraquée. Malgré les certificats médicaux, la direction prétexta une fausse maladie. Malheureusement, le père n’était pas syndiqué (« mais que pouvait faire un syndicat, asservi aux autorités ? » estima Karim) et ne disposait pas d’argent pour payer un avocat afin de plaider sa cause (« Et même un avocat, quelle aurait été son utilité, dans un régime dictatorial ? »). Rapidement, la maladie empira, causant d’atroces souffrances. Hospitalisé, le malade fut scandaleusement mal soigné, parce que pauvre et sans « soutien dans la houkouma[8] ». Cet événement décida Karim à la carrière d’infirmier :  soigner les personnes réduites à la situation de son père.

Certains médecins s’offusquaient du zèle de leur « subordonné », Karim ; ils voyaient dans son comportement une manière de les « narguer ». Quand il devint syndicalise de base, ces « disciples d’Hippocrate » le signalèrent à la direction de l’hôpital comme… « dangereux agitateur politique » !… Pour se défendre d’un licenciement abusif, il en parla avec des collègues dont il connaissait l’honnêteté déontologique. Ils lui manifestèrent leur solidarité. Un vieil infirmier, ex-émigré en France, plaisanta ainsi : « Même la corporation des médecins n’échappe pas à la lutte des classes ! »

A suivre …


[1]     Traditionnel très large plat en bois.

[2]     Équivalent du français « Oh ! Vous… »

[3]     Les oppresseurs. Le mot est relatif à la « hogra », fameux mot populaire pour désigner toute forme de domination dans ce qu’elle a de plus humiliant et de plus injuste.

[4]     Équivalent au français « ma petite maman », avec un contenu infiniment tendre et affectueux.

[5]     Terme pour dire « ma fille », avec un maximum d’affection.

[6]     Métaphore exprimant un amour infini.

[7]     Équivalent au français « Avance, bourricot ! »

[8]     L’État en général, l’administration bureaucratique en particulier.


 

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