Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie III, chap. 9-10

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

       quotidiennement en chapitres

       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

 

 

  1. À propos de marmite

 

Le vendredi suivant, jour de repos hebdomadaire, le ramassage des immondices éparses et le nettoyage est accompli par Saïd. Il est aidé par Si Lhafidh, Karim et Akli. En même temps, l’amoureux des arbres Si Hamid et le coiffeur Rachid placent des bancs rudimentaires en bois sur quelques points de la place.

De son appartement, du trou de surveillance donnant sur la place, Zahra observe la scène. Tout-à-coup, elle se couvre de son voile noir et sort. En passant devant la charrette du marchand de fruits, elle entend une discussion. Elle s’arrête et l’écoute. En cela, elle applique les consignes fournies par son « supérieur » : tout écouter afin de tout rapporter.

Très agréablement surprises, trois vieilles femmes, l’une s’appuyant sur un bâton, assistent à la scène de nettoyage et d’installation de bancs.

– Finalement, dit la première, des gens savent ne pas attendre l’action de Dieu ou de l’État pour améliorer la vie !

Omar, le marchand de fruits, n’est pas de cet avis :

– Tout cela est fait pour détourner les gens de Dieu et de la mosquée !

Il s’adresse en particulier à la femme qui a parlé :

– Plus grave encore : cela t’a portée à blasphémer en offensant Dieu !

La vieille femme proteste, avec une fermeté polie :

– En quoi ai-je offensé Dieu ? N’a-t-il pas dit : « Aidez-vous, et je vous aiderai » ?

Têtu, le marchand secoue vivement sa tête en signe de désapprobation, et réplique :

– Allah a d’abord dit : comptez sur moi !

La vieille femme le regarde d’un air perplexe, puis choisit de s’éloigner.

Estimant avoir assez entendu, Zahra continue son chemin. Parvenue dans une petite ruelle déserte, elle s’arrête sur le trottoir, prend son portable et téléphone.

 

Dans son bureau, son chef policier, le visage crispé, écoute sur son portable la voix de Zahra. Elle lui relate les actions sur la place. Une fois la conversation terminée, l’homme forme nerveusement un numéro de téléphone, communique l’information fournie par Zahra, puis demande :

– Que doit-on faire ?

À l’autre bout du fil suivent quelques secondes de silence. Le policier, très contracté, patiente. Enfin, il entend :

– Rien, dit sèchement l’autre voix.

– Rien ?!

– Rien… Il est inopportun d’intervenir maintenant. Il y a risque de provoquer une révolte de la population du quartier. En ces temps-ci, trop de choses bouillonnent dans la marmite ; il vaut mieux laisser la pression sortir d’un trou, en attendant le moment propice pour éteindre le feu. Alors, on pourra manipuler la marmite sans danger d’explosion incontrôlable.

 

Au même moment, un conciliabule se tient, cette fois-ci dans un angle obscur de la mosquée du quartier. Quatre hommes sont réunis en cercle, assis sur un tapis, loin des regards et des oreilles. Parmi eux se trouve Omar, le marchand de fruits.  Tous portent la conventionnelle noire barbe hirsute, leur signe de ralliement. Celui qui semble être le chef déclare, à voix basse :

– Nous devons trouver le moyen d’empêcher ce nettoyage et cette installation de bancs, sinon les gens du quartier nous échappe… C’est à nous d’avoir ce genre d’initiative. Ainsi, nous occuperons les gens et le terrain.

– Que faire, alors, demande un deuxième participant, maintenant que ces autres ont pris l’initiative ?

– Laissez-moi y réfléchir, répond le chef, d’un ton résolu.

 

10. Questions fondamentales

 

Tard, la nuit, une légère clarté lunaire traverse les vitres de la fenêtre fermée, illuminant la chambre de Karim. Il est sous la couverture de son lit, mais les yeux ouverts. Des questions bouillonnent dans son cerveau.

Il finit par téléphoner, à voix très basse :

– Excuse-moi si je te dérange. Je sais qu’il est minuit passé. À tout hasard, j’ai appelé ton portable pour savoir si tu es réveillé.

– Je le suis, répond Si Lhafidh avec amabilité.

– Puis-je faire un saut chez toi ?

 

Un instant après, Karim est en haut de la Tour, en compagnie de son vieil ami. Ils sont assis autour de la petite table ronde en bois, surmontée de deux verres vides près d’une carafe.

– Les trois livres que tu m’as donnés à lire, avoue Karim, m’ont littéralement labouré le cerveau jusqu’à la racine !… Ils sont totalement différents de ces livres et articles de presse qui arrondissent les angles ou, plus grave, occultent les vrais problèmes, sous prétexte d’objectivité, pour, en fait, noyer les problèmes réels dans des considérations superficielles. Il est vrai que les auteurs de ces textes trompeurs jouissent de privilèges concédés par le système qu’ils prétendent analyser. Tandis que les auteurs des livres que tu m’as prêtés étaient des militants sur le terrain, combattant sans compromission pour un idéal clairement déclaré, en risquant leur peau. Eux appellent un chat, un chat, et un salopard, un salopard, en fournissant les preuves concrètes. Et leur but n’est pas d’opérer un lavage de cerveau, pour conditionner le lecteur ; ils mettent simplement à sa disposition des faits concrets et une méthode objective pour les analyser.

– Bonne nouvelle !… réplique le vieil ami. Je constate avec un immense plaisir que les graines semées par ces auteurs dans les sillons de ton cerveau donnent une bonne récolte !

– Cependant, ajoute Karim avec humour, j’ai encore besoin de l’aide du conseiller en labourage dans le champ des idées.

Si Lhafidh rit, tout content.

– En quoi serait-il utile ?

– En ceci. Dis-moi ce que tu penses à propos de trois questions. La première : est-il possible à une personne de faire triompher ses idées sans devenir le chef qui commande, et les autres réduits à de simples exécutants ? Deuxième question : est-il possible qu’une société puisse exister convenablement sans État ? Troisième question : face à un État autoritaire, comme chez nous, qui recourt à l’interdiction bureaucratique sinon à la répression violente, est-il possible de lutter efficacement, de manière pacifique, sans employer une contre-violence ?

Si Lhafidh éclate d’un autre rire, plus sonore, semblable à celui d’un enfant. Puis :

– Quelles questions, mon cher Karim !… Tu vas droit au but !

Il réfléchit un long moment, puis déclare, d’une voix où se perçoit une teinte de chagrin :

– Depuis que l’humanité a appris à penser, sa partie la plus éclairée, – hélas ! toujours et partout minoritaire -, ne cesse de réfléchir et d’essayer de répondre à ces questions. Dans les trois livres que je t’ai prêtés, tu as constaté l’importance fondamentale de ces problèmes, ainsi que, d’une part, les merveilleuses espérances suscitées, et, d’autre part, les horribles tragédies qui les ont éliminées.

Alors, le vieux bourlingueur de la vie, à la recherche de la meilleure possible, essaie d’éclairer son jeune et curieux ami. Non pas que Si Lhafidh a l’ignorante et stupide outrecuidance de croire qu’un jeune ne sait pas ce qu’est la vie, parce qu’il ne l’aurait pas vécue, mais simplement qu’il s’enrichirait à connaître des expériences affrontées par d’autres personnes. Aussi, l’authentique sagesse de l’habitant du « Paradis » s’efforce d’employer le langage le plus simple, le plus concret, le plus  pédagogique et le plus modeste pour formuler ses idées. Ceci pour la forme. Quant à la méthode, Si Lhafidh ne renonce jamais à sa démarche particulière : le plus possible, éviter d’affirmer, mais se limiter à poser des questions ; toutefois, souvent, elles contiennent implicitement leur réponse ; et c’est à l’interlocuteur de les trouver et de les formuler. Voici pourquoi, aux interrogations formulées par Karim, Si Lhafidh déclare :

– Si une personne réussit à convaincre de la validité de son idée, si celle-ci entraîne la soumission aveugle des autres, s’ensuit-il que, d’une part, cette idée est juste, et que, d’autre part, les personnes qui y adhèrent l’ont adoptée  de manière réellement consciente et libre ?

– Évidemment non, reconnaît Karim.

– N’oublions jamais l’histoire de la planète Terre et du soleil. Pendant très longtemps, les personnes les plus cultivées ont affirmé que le soleil tournait autour de la Terre. Jusqu’à ce que Galilée prouva le contraire. Et, pourtant, il  fut contraint de se rétracter, pour ne pas finir rôti vivant sur un bûcher. Et pourquoi ?… Parce que sa découverte scientifique de la vérité mettait en question les privilèges de la caste alors dominante.

Si Lhafidh se tait quelques secondes, afin de permettre à son jeune ami de méditer sur ce qui vient d’être dit, puis il continue :

– Eh bien, concernant le problème de la société et de l’État, ne sommes-nous pas dans un cas semblable ?… Les expériences autogestionnaires, relatées dans les livres que tu as lus, démontrent ceci : pour fonctionner de manière égalitaire, libre et solidaire, le peuple doit absolument éliminer l’État, en tant qu’instrument de domination d’une classe exploiteuse, et créer ses propres institutions autogérées, de manière à éliminer l’aspect parasitaire et dominateur de l’État pour doter la société d’institutions bénéfiques pour tous… Or, les expériences autogérées mettaient en question les privilèges des castes détentrices de l’État. Par conséquent, celles-ci ont éliminé l’autogestion par la répression bureaucratique, sinon armée. Dès lors, ces castes continuent à faire croire aux peuples que sans État, – le leur, évidemment -, la société ne fonctionnerait pas. Mais, pour paraphraser Galilée, il faut bien constater : « Et, pourtant, la société autogérée, sans État, a bien tourné, et même mieux tourné ! » Ce n’est pas moi qui l’affirme ; la démonstration se trouve dans les livres que tu as lus, écrits par les « Galilée » de l’autogestion. Qu’en penses-tu ?

– À présent, je vois plus clair. Évidemment, toute idée, même scientifiquement prouvée, qui menacerait les privilèges d’une caste dominatrice, cette idée ne peut qu’être dénigrée, stigmatisée, combattue et éliminée par tous les moyens. Je comprends, alors, pourquoi j’ignorais tout de l’autogestion, et le très peu que j’entendais n’était que calomnie.

Ce soir-là, la discussion fut très longue et très profonde. Encore une fois, Karim constate avec une immense satisfaction que les mots du vieil ami sont concrets, essentiels. Et, comme toujours, pas de termes prétendument « savants », pas de raisonnements soit disant « complexes », pas de mots apparemment brillants et stupidement à effet, se limitant à impressionner les naïfs au lieu d’expliquer réellement.

Des propos de Si Lhafidh, Karim retient en particulier certains. Les voici.

« J’aime un sage antique chinois, Confucius, pour avoir toujours eu ce comportement : au lieu de dire « je sais », il disait toujours : « On m’a appris que… ». En effet, on apprend de la part des autres ; la chaîne du savoir est continue, de ceux qui nous précèdent à nous ; les premiers communiquent leurs expériences et leurs réflexions à ce sujet ; les derniers en font trésor dans leurs propres expériences et réflexions.

« J’apprécie également un autre sage antique, celui-ci d’Occident, Socrate. Lui employait l’ironie. Il déclarait : « Je ne sais rien », même à un adolescent. En réalité, par cette affirmation, il voulait montrer à son interlocuteur que ce dernier est capable d’accéder à la connaissance par lui-même, pourvu qu’il emploie correctement sa raison.

« J’ai appris que dans le monde, et davantage chez nous, en Algérie, la grande carence,  ce sont des têtes qui pensent par elles-mêmes correctement, capables de chercher et reconnaître la vérité, même si elle est déplaisante, même si elle contredit l’intérêt matériel personnel. Pour cela, il me semble nécessaire de disposer d’un cœur suffisamment sain pour être sensible aux injustices, et d’abord à celles qu’on commet soi-même. Pour y parvenir, il faudrait avoir un sens de la dignité personnelle tel qu’il détourne du servilisme, en particulier de l’accommodante compromission avec les dominateurs, sous prétexte de « soutien critique ». »

« De tout temps, il faut faire attention aux prétendus « révolutionnaires », « révoltés », « amis du peuple », etc. Il faut toujours veiller à confronter leurs belles paroles avec leurs réels actes, surtout ceux qu’ils cachent soigneusement. »

 

Les premières lueurs de l’aube commencent à éclairer le salon. Bien que fatigués, les deux amis sont assis à la même place, encore pris par leur discussion.

Karim demande à Si Lhafidh :

– Pendant combien de temps as-tu été étudiant ?

Amusé par la question, le vieil homme répond :

– Je n’ai jamais cessé de l’être jusqu’à aujourd’hui, et je le resterai jusqu’à ce que mes yeux se ferment définitivement.

Le soleil darde ses premiers lumineux et joyeux rayons dans le salon, au moment où Karim retourne chez lui. Il se sent en même temps très léger et très chargé : très léger pour avoir éliminé les lourds nuages d’ignorance qui l’écrasaient ; très chargé, parce que conscient de ce qui lui reste à apprendre en vue de le concrétiser.

A suivre …


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