Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie III, chap. 20-21

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

       quotidiennement en chapitres

       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

 

 

 

20. Une drôle de perdrix

 

En retournant vers Oran, les deux amoureux sont occupés par leurs respectives pensées. Karim conduit sa voiture à vitesse modérée, tandis que Zahra contemple le paysage devant elle.

Le soleil, désormais proche de l’horizon, teinte la végétation et le ciel d’une douce couleur dorée. Zahra note un groupe d’oiseaux. Ils tournoient dans le ciel, en effectuant régulièrement un cercle, puis une forme de chiffre huit ; leurs mouvements semblent un ballet collectif, certainement leur gymnastique quotidienne pour maintenir en forme leur corps et leurs ailes. « Ah ! Combien j’aurai désiré être l’un de ces oiseaux, et me balader ainsi dans l’air, sans rien d’autre que le plaisir de voler librement  ! »

Quelques secondes après, elle ajoute : « Mais pas seule !… Avec Karim à mon coté ! »

Cette touchante pensée incite Zahra à le regarder. Avec discrétion, elle le contemple  pendant qu’il conduit, le visage paisible, le regard devant lui. Se sentant observé, Karim se tourne vers Zahra, avec un charmant sourire ; puis, il regarde de nouveau la route.

Stimulée par une impulsion impérieuse, Zahra lui demande, avec une sincérité émue :

– Que trouves-tu en moi d’intéressant ?

Karim est d’abord étonné par la question. Il réfléchit à toute vitesse. C’est que la demande est d’une importance fondamentale, décisive. Et elle exige une réponse tout aussi fondamentale et décisive. « Alors, que dire ?… »

Un sourire éclaire son visage.

– Tu ne le sais donc pas ? répond-il, d’un ton affectueux.

– Je te le demande, réplique Zahra d’un ton où perce un amer regret, parce que moi, je ne trouve rien d’intéressant en moi.

– Je trouve intéressant en toi, explique-t-il, ce que je devine comme souffrances endurées et comme courage pour les affronter.

– Ah ! dit Zahra, surprise et confortée par la réponse. Jamais je n’ai imaginé quelqu’un, ni homme ni femme, me donner une telle réponse.

– Oh ! reprend Karim… Ceci étant dit, et considéré comme étant le plus important chez toi, je dois confesser également un autre aspect.

Il cherche les mots adéquats. Quelque chose l’arrête, une sorte de pudeur, d’embarras ou les deux à la fois.

– Oui ! l’encourage Zahra.

– Eh bien, pour être totalement sincère,  je trouve également intéressant, quoique que cela soit secondaire, ce dont la nature t’a fait cadeau : un bel aspect physique.

Les joues de Zahra s’empourprent soudain. Elle se ressaisit :

– Je te suis infiniment reconnaissante de considérer ce fait secondaire. Je n’y ai aucun mérite, seul le hasard de la nature en est responsable. Et cela n’est pas toujours une bonne chose, car les femmes en sont jalouses, et les hommes ne voit que cet aspect extérieur.

– Oui, c’est vrai, admet Karim. Toutefois, la beauté vaut mieux que la laideur, en toute chose. Par exemple, à la vue d’une personne physiquement disgracieuse, outre à la compassion pour cet handicap, je trouve en cela une négation de…

Il se tait, déconcerté. Zahra attend qu’il reprenne à parler. Devant son silence, elle demande avec gentillesse :

– Pourquoi t’es-tu interrompu ?

– Parce que la suite pourrait heurter ta sensibilité, plus exactement ta foi.

– Pour construire une belle relation entre nous, Karim, tout doit être dit et, en cas de problème, en parler calmement, sincèrement jusqu’à l’éclairer et parvenir à un accord.

Encouragé par cette proposition, Karim avoue :

– Ce que tu viens de dire me tranquillise beaucoup ! Beaucoup !… Aussi, j’y ajoute ceci. Je te prie de toujours croire que mes intentions, mes paroles et mes actions n’ont qu’un seul but : autant que possible être heureux et rendre heureux les personnes. Cela ne signifie pas que tout ce que je dis est acceptable ; aussi, je suis toujours prêt à voir contester mes déclarations et mes actes. C’est ainsi que je peux m’améliorer. Je serai donc très reconnaissant à toute personne qui m’indiquerait mes éventuelles erreurs.

– À mon tour, reconnaît Zahra, de te dire combien je suis heureuse d’entendre ce que tu viens de dire. C’est la première fois de ma vie que j’entends de telles paroles… Ah ! soupire-t-elle avec plaisir. Avec toi, j’ai l’impression de faire un merveilleux rêve !

Elle ajoute :

– Alors, s’il te plaît, complète que que voulais me dire.

Soulagé et plus à l’aise, il confie :

– Eh bien, quand je vois une personne dont l’aspect physique est disgracieux, ce fait conteste ma foi en l’existence de Dieu. En effet, comment un Dieu généreux peut-il permettre la naissance d’un être humain si imparfait dans son corps, en sachant, naturellement, que cet handicapé physique en souffrira, notamment du cruel dédain et de l’humiliant mépris dont il sera victime de la part des autres ?

Zahra ne sait quoi répondre. Toutefois, elle apprécie profondément cette sensibilité de son ami vis-à-vis de la souffrance humaine. Elle déclare :

– Oh ! Ce que tu dis ne me choque pas. Moi, aussi, il m’est arrivé plus d’une fois, en constatant des malformations physiques chez les personnes, d’y voir une contradiction avec ce qu’on appelle la bonté de Dieu.

Le regard toujours vers la route, Karim raconte, d’une voix très mélancolique :

– J’ai eu une cousine, née le même jour que moi. À peine venue au monde, déjà bébé, ses jambes étaient tordues et ses yeux louchaient fort. Durant toute mon enfance, j’ai souffert de voir cette cousine se déambuler de manière si douloureuse, sans parler de ses yeux très myopes. Comble d’ironie, ses parents lui avaient donné, à sa naissance, le joli prénom Hajla[1]… Cette infortunée fillette non seulement n’avait pas d’ailes pour voler, mais pas même de jambes pour marcher, ni des yeux pour voir correctement. Les autres cousins et cousines l’affublèrent de ces misérables mots « al haoula » et « al ĕaouja »[2]… J’ai toujours cruellement enduré de voir la scandaleuse et inique situation de cette cousine. Ses handicaps, supportés avec une infinie patience et une douceur incroyable, augmentaient mon affection pour cette cousine, parallèlement à ma douloureuse interrogation concernant la prétendue bonté de Dieu.

Karim se tourne vers Zahra, avec une expression préoccupée :

– Tu comprends ce que j’ai ressenti ? lui demande-t-il.

– Oh, oui ! répond-elle… Pour ma part, j’ai souffert du contraire. Les gens ne voyaient en moi que l’aspect agréable de mon corps, et rien d’autre, comme si j’avais un cerveau handicapé. Je n’étais qu’une marchandise, un objet de convoitise pour les hommes, et de jalousie pour les femmes ! Un véritable enfer pour moi, une très pénible humiliation. Tellement de fois, j’ai voulu m’enlaidir, afin d’éviter ce tourment.

– Dans ton cas, réplique Karim, toute la faute en incombe à l’idiotie des gens. Mais, au sujet de ma cousine Al hajla, qui est responsable de ses déformations physiques ? L’imperfection de la nature ?… Oui, si l’on est athée. Mais, si l’on croit en Dieu et en sa Bonté, alors, quoi penser ?

La poitrine de Zahra est soulevée par un profond et amer soupir ; il manifeste sa profonde perplexité devant ce que la vie biologique et la société contiennent d’aspects iniques, douloureux et inacceptables.

 

21. Paradis artificiels

 

Au crépuscule, de retour chez elle, à peine la porte franchie, Zahra voit se dresser devant elle la haute stature de son frère aîné, Abdelkader, en hostile attitude de Commandeur.

– À cette heure, tu rentres ?

Habituée à ce comportement du jeune, la sœur ne perd pas son sang-froid. Elle répond calmement :

– J’ai eu du travail supplémentaire à l’hôtel, comme cela arrive de temps en temps.

Une fois la porte fermée derrière elle, Zahra constate que seul son frère est dans l’appartement.

– Maman, où est-elle ?

– Chez une voisine, répond Abdelkader, pour demander une tomate, vu que toi, tu es incapable de trouver un travail meilleur, pour nous éviter cette humiliation.

Zahra préfère ne pas réagir à l’évidente provocation. Elle dit à son frère, du même ton tranquille :

– À propos, je voudrais parler avec toi.

– De quoi ? éructe le frère, contrarié.

– Asseyons-nous, je t’en prie, l’invite-t-elle. Ce que je dois te dire est important.

Elle lui indique le vieux et râpé tapis. Il ne bouge pas.

– Je préfère rester debout, tranche-t-il, parle !

Il fixe droit dans les yeux sa sœur, d’un regard très dur, prêt au combat. Zahra, connaissant bien son frère, n’est pas impressionnée par ce « coq » ; elle feint l’impassibilité.

– Est-ce que, reprend-elle, tu accepterais de faire un travail sans aucune fatigue, ni aucune humiliation ?

Il la regarde désarçonné, puis ricane :

– Ça existe ?

Elle lui relate la proposition de Karim, sans révéler l’auteur.

– Qui t’a parlé de ce travail ? demande le frère, méfiant.

– Une amie ; elle travaille avec moi à l’hôtel.

– Tu me vois, déclare-t-il avec arrogance, enchaîné à une chaise pendant huit heures par jour, six jours sur sept ?

– Et toi, objecte-t-elle un peu excédée, tu ne vois pas dans quelle misère est notre famille ?

Touché par l’objection, le matamore change soudainement d’attitude. Il déclare, d’une voix basse, confidentielle :

– Peut-être, je vais quitter le pays, et j’aurai beaucoup d’argent, que je vous enverrai.

– Avec quels moyens quitterais-tu le pays ?

– J’ai des amis pour m’aider.

– Quels amis ? s’inquiète vivement la sœur.

– Là, tu demandes trop.

– Et tu veux aller où ? ajoute-t-elle.

– Tu le sauras au moment opportun.

– Pourquoi pas maintenant ?

– Là, aussi, attends pour le savoir.

« Oh, Dieu ! Que fais-tu tomber sur mon frère ? »… Zahra se rappelle soudain le comportement très singulier manifesté par Abdelkader depuis quelques mois. Sur les canaux télévisés, il s’était mis à chercher tout le temps des informations sur la Syrie. Et quand on parlait de Daech, ses yeux  brillaient d’une affreuse intensité. En outre, Zahra avait, également, remarqué un autre changement de comportement chez son frère : souvent,  il était en compagnie de Omar, le marchand de fruits.

Alors, Zahra, terrorisée, lance à son frère :

Jihadiste, c’est ça ?

Il met brusquement sa main droite sur la bouche de sa sœur, lui intimant silence. Elle a le courage de lui écarter la main, puis insiste, furieuse, sans élever la voix, par prudence :

– C’est ça, n’est-ce pas ?!

– Que vaut-il mieux, réplique-t-il, mourir drogué ou comme moudjahid ?… Là bas, au moins, je me battrai comme homme, contre les maudites injustices dont je souffre, et, en cas de mort, le Paradis m’attend !

– Qui t’a mit ces pensées dans la tête ?

Au lieu de fournir l’information, il affirme :

– Subir les humiliations est indigne d’un homme ; il doit les combattre, au risque de mourir en chahîd[3] ! Alors, seul le corps meurt, non pas l’âme. Elle, elle ira directement  au Paradis, où elle jouira de tous les plaisirs dont elle a été frustrée sur terre.

– Et tu crois à tout ça ?! demande Zahra, effarée.

– Je suis musulman, donc je le crois. Toi, aussi, tu devrais le croire. Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ?

Stupéfaite par la proposition, Zahra dévisage son frère, essayant de mieux comprendre. Puis :

– Et notre famille, qui travaillera pour elle ?

Al khâwâ[4]  s’en chargeront, assure Abdelkader avec fierté. Nous aurons une paie, et une belle somme !

– Et si on meurt ?

– La famille continuera à recevoir l’argent nécessaire, on me l’a assuré.

Zahra baisse les yeux, très secouée. Elle réfléchit.

– Nous sommes tous, déclare Abdelkader, dans les mains de Dieu Tout Puissant ! Il ne nous abandonnera pas.

« Tu parles !… veut crier Zahra. Du paradis artificiel de la drogue au paradis artificiel des terroristes ! »… Elle se retient : « Inutile ! »

– Écoute ! dit le frère. Si tu veux, je te présente aux khâwâ. Ce serait magnifique de partir tous les deux, toi et moi ! Qu’en dis-tu ?

C’est hurler que voudrait Zahra ! Hurler son indignation, sa douleur, sa révolte ! Hurler contre cet incompréhensible Dieu ! Hurler contre les infâmes détenteurs de l’État algérien ! Hurler contre tous les méprisables personnes méchantes qui empoisonnent le pays ! Hurler contre toutes les personnes stupidement résignées ! Hurler contre son crétin de père en proie à l’alcool ! Hurler contre sa naïve mère, incapable de se construire une vie digne ! Hurler contre ce frère tellement imbécile ! Et, tout d’abord, hurler « contre toi-même, Zahra ! Oui ! Toi-même ! Zahra ! La marionnette de tous ! Qui te vends pour une miette de pain ! Sans même oser avouer par quel moyen ! Qui fréquentes un jeune homme t’accordant sa confiance, alors que, toi, misérable, tu l’espionnes ! »

Dans la tête de Zahra surgit l’effarante image d’un long couteau de cuisine : « Oui ! Je me trancherai moi-même ma maudite gorge ! Ce ne serait qu’une fin logique de mon horrible existence en comparaison de laquelle celle d’une chienne est infiniment honorable ! »

A suivre …


[1]     Perdrix.

[2]     Respectivement « la loucheuse » et « la tordue ».

[3]     « Martyr » ayant défendu la cause religieuse.

[4]     « Les frères ».


 

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