Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie IV, chap.15-16

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

15. Où le mektoub n’a rien à faire

Quelques minutes après, Karim et Zahra entrent dans le local. Le premier

invite la seconde à s’asseoir sur une chaise, et fait de même tout près d’elle, en face, sur une autre chaise. Sur le visage de sa chère aimée, il remarque l’extrême tension des traits, jamais vue auparavant. Cependant, la tragédie a donné à ce même visage une noblesse qui impose le respect et l’admiration.

– Alors, dit Karim du ton le plus doux, je t’écoute.

Elle hésite, en maintenant le regard droit sur celui de Karim.

– Parle ! l’encourage-t-il. Librement. Décharge-toi de ce poids.

– Attends ! chuchote-t-elle d’une voix tremblante, attends un peu. J’ai besoin de tout mon courage pour parler.

Bien que préoccupé, Karim patiente.

Zahra sent en elle une immense peur, lui rappelant le gouffre de Kouvalawa. Et, comme devant l’abîme, Zahra a besoin de faire appel à tout ce qu’elle possède d’énergie et d’audace pour affronter le péril. Ses yeux assument un éclat très particulier, une veine se gonfle dans son cou, la peau du front se tend au maximum. Tout montre une implacable hésitation de Zahra, un combat intérieur pour acquérir la force de parler. Karim le constate, en est effrayé, mais il n’a pas d’autre choix que de patienter, en devinant que ce qu’il entendra ne sera pas aisé à encaisser. L’effort extrême manifesté par Zahra pour ouvrir les lèvres est de la même tension que celui de Karim pour se préparer à l’écouter.

Finalement, Zahra confesse, d’une voix vibrante mais résolue :

– Je dois te dire la dernière de mes…

Elle se tait, cherche le terme convenable, puis déclare :

– Je ne trouve pas le mot, déclare-t-elle, extrêmement embarrassée.

Karim encourage son amie :

– Zahra !… Je te prie de me parler à cœur ouvert ! Désormais, je suis à toi, et tu es à moi. Quelques soient les circonstances, nous les affronterons ensemble.

Les yeux toujours fixés sur celui qu’elle aime de toute son âme, Zahra avoue :

– Je suis une moucharde de la police ! En particulier, pour fournir des informations sur toi ! Le travail à l’hôtel est un mensonge, une couverture, rien d’autre.

Karim s’attendait, évidemment, à tout autre chose, sauf à ce qu’il vient d’entendre. Aussi, met-il un certain temps pour encaisser le choc de cette affreuse et totalement surprenante révélation. Ses yeux écarquillés, rivés sur ceux de Zahra qui soutient courageusement le regard, semblent ne pas avoir compris.

– Oui ! confirme Zahra. C’est la vérité ! Je suis une moucharde de la police ! Et payée pour recueillir et donner des informations, notamment sur toi, tes activités.

Lentement, Karim plaque ses mains sur ses yeux en les fermant, baisse la tête et demeure immobile. Zahra l’observe, avec la rigidité d’une morte.

Combien de temps passe ainsi, ni Karim ni Zahra ne s’en rendent compte.

Puis, les mains de Karim s’éloignent lentement de ses yeux ; il les ouvre. Il relève la tête et contemple Zahra avec une commisération infinie. Il reste sans paroles.

Zahra reprend :

– Pour cette horrible chose, te dire : « al maktoub ! », serait hypocrite, car, en réalité, chacun est responsable de ses actes. Te dire : « la misère », est, également, hypocrite ; tellement de personnes la souffrent sans s’abaisser à l’infâme activité de mouchard de la police. La vérité est celle-ci : j’ai été trop faible, trop idiote, trop misérable, succombant à la partie la plus misérable de moi-même.

Elle s’interrompt un moment pour choisir la meilleure manière de  s’expliquer. Elle continue :

– Quand, revenue d’Annaba, j’ai rejoins ma famille à Oran, peu de temps après, deux hommes m’ont abordée dans la rue. Ils m’ont intimé l’ordre de monter dans leur voiture. Effrayée, j’ai reculé. « N’aie pas peur ! m’a rassuré l’un des hommes. Nous sommes de la police. On veut seulement te parler. »… J’ai remarqué que la rue où nous nous trouvions était déserte. Impossible toute tentative de fuite. Je n’avais donc pas le choix. Alors, j’ai dû accepter… Ils m’ont emmenée dans une maison du centre-ville. Elle avait l’air normale,  puis j’ai compris que c’était un endroit camouflé de la police. Là, un homme en habits civils me révéla tout mon passé, à Annaba. Puis il déclara : « Si tu ne veux pas qu’il soit communiqué à ta famille, tu dois collaborer avec nous. » L’homme me fit noter : « Tu n’a aucun travail et, dans ton cas, il est très difficile, pour ne pas dire impossible, d’en trouver un. » L’homme ajouta : « Si cela te plaît, tu peux pratiquer deux métiers : collaborer avec nous et te prostituer, là où nous te l’indiquerons. Ainsi, tu t’enrichiras en bénéficiant non seulement de ton salaire de collaboratrice, mais également de l’argent de tes clients ! Et, comme tu es d’une beauté, – Allah ibârak[1] ! -, ceux que nous te destinons sont très, très, très riches !… Nous avons besoin de les surveiller, et toi, tu seras nos yeux et nos oreilles !… Ces clients et leur argent, tu ne les perdras pas, car nous avons uniquement besoin de constituer des dossiers sur eux. » On me rappela, également, que mon père était chômeur depuis longtemps, alcoolique, et sans espoir de trouver du travail. Et que mon frère Abdelkader consommait et vendait de la drogue… Je me suis, alors, considérée totalement coincée… Bien entendu, je me suis contentée de mon salaire de moucharde. Rien d’autre. Cependant, au début, je donnais des informations absolument insignifiantes. Alors, le chef dont je dépendais m’a fourni des directives, conclues par cette menace : « Ne nous prends pas pour des imbéciles !… Si tu n’améliores pas ton travail, avec des informations utiles, ta famille connaîtra ton passé. »… J’ai commencé, alors, par donner des informations jugées intéressantes par le chef. Sachant le mal que ces riches causaient à l’Algérie et au peuple, et au mal qu’ils projetaient encore de commettre, je n’avais aucun problème de conscience à les dénoncer… Mais quand le chef me demanda de fournir des informations sur toi et tes amis de notre quartier, donc sur mes propres voisins, j’ai considéré cela injuste, honteux. J’ai essayé de ne pas le faire. Le chef, évidemment, a fini par le comprendre. La menace concernant mon passé me fut donc répétée… Dès lors, je me suis résignée à surveiller les habitants de notre tour et des autres immeubles du quartier. Ma mission reçut le nom de code : « Grande-Terre, Tour A ». Mon chef m’ordonna de m’intéresser en particulier à toi et à Si Lhafidh. Puis, je t’ai connu personnellement… J’ai, alors, déclaré au chef que je voulais abandonner mon travail d’informatrice, parce que je voulais…

Elle hésite, puis achève d’un seul trait :

-… me marier avec toi.

Pour soulager un peu Zahra, Karim intervient :

– Je connais le reste. Ton chef, – je suppose que c’est lui -, m’a convoqué au commissariat du quartier, et m’a raconté ton passé à Annaba, en croyant que je l’ignorais ; par chance, tu  me l’avais déjà avoué.

Karim se tait. Zahra reste silencieuse. Les deux baissent les yeux vers le sol, un instant. Puis, ils les relèvent et se regardent fixement, longuement. Zahra attend la sentence qui décidera de sa vie.

Karim finit par dire, d’une voix tristement nouée :

– Il vaut mieux commencer mal sa vie pour la finir avec dignité que le contraire. Comme tant d’autres, tu es une victime de ce maudit système social qui nous domine.

Une soudaine rougeur apparaît sur le visage de Karim.

– Zahra ! murmure-t-il, ce que tu viens de me dire me prouve ton amour pour moi. Oui ! Ton amour ! Et moi, aussi, en le comprenant, je te prouve mon amour pour toi.

À leur tour, les joues de Zahra s’empourprent.

 

Brusquement, la porte s’ouvre, laissant apparaître deux policiers en uniforme.

– Il faut sortir immédiatement ! ordonne l’un d’eux, le visage sévère.

Karim se lève d’un bond, très contrarié :

– Pourquoi ?

– On met les scellés.

– Les scellés ?!… Pour quel motif ?

– Ordre supérieur !… Allez, sortez !

Karim et Zahra n’ont pas le choix ; ils obéissent.

 

16. Des Karim et des Zahra

En sortant du local, ils déambulent dans les allées de l’hôpital, troublés et pensifs.

– Puis-je te faire une demande ? s’enquiert Zahra.

– Oui, bien sûr.

– Pourquoi tu t’occupes d’activité syndicale, en sachant qu’elle te causera des problèmes ?

Karim, surpris par la question, s’arrête de marcher et regarde Zahra. Elle fait de même. Lui  réfléchit à la réponse. Puis, il déclare, du ton le plus modeste mais le plus convaincu :

– Parce que je ne suis pas un animal que d’autres exploitent selon leur égoïste désir… Et parce que je trouve injuste, de manière générale, que des êtres humains soient exploités de la même manière.

Zahra considère un instant cette motivation. Elle réplique :

– Et les conséquences, je veux dire les réactions de ces gens égoïstes, tu n’en as pas peur ?

– C’est précisément sur cette peur qu’ils comptent, et c’est elle qui permet leurs forfaitures… Dès lors, l’alternative est simple : avoir peur et accepter l’esclavage, ou vouloir vivre libre et affronter la peur et ses conséquences.

– Mais… ta mère, qu’en pense-t-elle ?

– C’est d’elle, rétorque-t-il, que j’ai reçu la leçon, quand j’étais petit. Quand je lui parlais des injustices que je constatais, elle me répondait chaque fois : « Mon enfant chéri ! La société humaine est comme la jungle : si tu ne veux pas être dévoré par les autres, tu dois savoir comment te défendre. Et rappelle-toi ceci : même les bêtes sauvages, pour se défendre, généralement se solidarisent… Alors, elle me racontait cette anecdote. Un père, un paysan, vieilli et se trouvant au seuil de la mort, étendu dans son lit, convoqua tous ses enfants, au nombre de dix. Une fois présents autour de lui, il  dit à l’un d’eux. « Prends ce petit morceau de bois. » L’enfant s’exécuta. « Casse-le ! », enjoignit le père. L’autre y parvint aisément. « Maintenant, poursuivit le mourant, prend ces dix morceaux de bois, et casse-les ! » Le garçon les prit, tenta de les briser, sans y réussir. « Eh bien, conclut le vieillard à ses enfants, vous venez de le constater… Si, après ma mort, vous vous divisez et restez isolés l’un de l’autre, il sera facile à vos ennemis de vous casser l’un après l’autre ; si, au contraire, vous restez unis, vous briser sera impossible. »

Karim s’interrompt quelques secondes, ému par l’évocation de ce souvenir. Il continue :

– Cette anecdote, ma mère me l’a racontée dès que j’avais l’âge de comprendre. Elle me la répétait chaque fois qu’elle le jugeait nécessaire… Avec le temps, l’expérience et la réflexion aidant, de cette anecdote j’ai tiré une leçon. Celle-ci : ma liberté et ma dignité dépendent de la solidarité entre toutes les personnes qui chérissent leur liberté et leur dignité, autrement cette liberté et cette dignité sont aisément niées et brisées par ceux qui tirent leurs jouissances du manque de liberté et de dignité collectives.

Après un instant de répit, il ajoute :

– Certains réclament leur liberté individuelle, sans la lier à la liberté de tous, et sans préciser que cette liberté consiste à satisfaire les nécessités vitales de l’existence : une nourriture suffisante, un logis adéquat, une santé convenable, une instruction bénéfique, sans oublier des loisirs sains. Par conséquent, se limiter à vouloir la liberté uniquement individuelle, sans la considérer dans le cadre des libertés de tous, cela signifie, en réalité, ne poursuivre que des intérêts égoïstes personnels au détriment des autres.

– Mais, objecte Zahra, si un esclave ne trouve aucune solidarité, que doit-il faire ?

– Il doit découvrir le moyen de l’établir.

– Et si ce moyen ne se présente pas ?

– Il faut le chercher, jusqu’à le trouver.

– Et si ce temps de recherche dure longtemps, sans rien trouver ?

– C’est que la méthode de recherche est erronée, il faut donc trouver celle adéquate.

Zahra ne semble pas totalement convaincue, mais ne sait pas quoi objecter. Karim s’en rend compte :

– Et si, ajoute-t-il, malgré tous les efforts, on demeure seul, il faut néanmoins ne pas se rendre… Au prix de renoncer à la vie. Car la peur la plus décisive sur laquelle comptent les exploiteurs quant à leurs victimes, c’est précisément la peur de mourir. Elle est la cause première et fondamentale de leur résignation à l’asservissement… Ceci étant dit, il ne s’agit pas de mépriser la vie, mais simplement de ne pas la conditionner par la crainte de la mort, autrement quelle vie ce serait ?

Zahra demeure silencieuse, profondément réflexive. Karim estime devoir préciser :

– Je ne suis pas, mais alors pas du tout un héros, comme l’on dit. Les souffrances physiques me font peur : l’emprisonnement, la torture et mon éventuel assassinat. Mais je crains davantage d’être réduit à une existence d’esclave. Elle est pire que la mort physique. Tout au moins pour celui qui a conscience de ce qu’est la dignité humaine… Mon seul courage est de veiller à trouver les moyens de vaincre les peurs qui me réduisent à un animal exploité par un propriétaire.

Zahra désire savoir davantage :

– Comment expliques-tu que certains se résignent à leurs malheurs, d’autres tentent de les combattre mais finissent par succomber, tandis que  d’autres encore affrontent les difficultés et, même s’ils ne triomphent pas, continuent néanmoins à se battre ?

– Peux-tu me donner des exemples ? demande Karim.

– Ma mère est une résignée ; mon père et mes frères sont des combattants vaincus ; toi, tu luttes, et, malgré les obstacles, tu continues à lutter.

Karim hausse d’un coup les deux sourcils en signe de perplexité, considère la question un peu de temps. Il dit :

– Tout ce que je sais, en ce qui me concerne, c’est le rôle fondamental  joué par l’éducation que m’a donné ma mère, et l’exemple fourni par mon père, comme travailleur. J’ai le net sentiment que tout ce qu’il y a en moi d’optimisme, de volonté, de détermination et de dignité, ce sont eux deux qui l’ont semé en moi, et cela dès ma prime enfance. Ensuite, à l’école primaire puis secondaire, j’ai eu la chance d’avoir quelques enseignants très attentifs à stimuler l’esprit critique de leurs élèves ; enfin, j’ai connu Si Lhafidh, et, aussi, des camarades de travail qui ont le même caractère que le mien.

Il ajoute :

– Je ne dois pas oublier a zîne fa zîne[2]: la leçon de courage et de dignité que m’ont donnée ceux et celles qui m’ont libéré, par leur combat et leurs sacrifices, de la situation de colonisé.

– Cependant, objecte Zahra, des gens comme toi sont une infime minorité, et ceux qui nous ont libérés du colonialisme sont ridiculisés et méprisés par certains, notamment des jeunes.

Désolé, Karim soupire longuement.

– Oui ! admet-il. Ces jeunes crachent sur ceux dont les sacrifices les ont libérés du colonialisme. Reconnaître une dette exige de la conscience et de la dignité ; ces jeunes en manquent, hélas ! Mais ce n’est pas leur faute ; en sont responsables les détenteurs de l’État : ils ont travesti le combat patriotique de nos aînés en une histoire ridicule, risible, donc méprisable.

– Pourquoi l’ont-ils fait ?

– Eh bien, en enlevant au peuple ce qui fait sa dignité, précisément cette épopée libératrice, on l’humilie, on lui enlève sa fierté, on le porte à s’auto-mépriser. Ainsi, on rend plus facile sa domination. Et tout intellectuel, tout journaliste, tout écrivain facilite cette domination, en stigmatisant le combat patriotique libérateur ; il sera donc encouragé, payé, médiatisé.

– Alors, commente Zahra, il a raison le proverbe qui dit : « il ne reste dans la rivière que ses cailloux »[3].

– Oui.

– Mais pourquoi, relance Zahra, les gens qui ont une conscience et une dignité sont tellement minoritaires ?

La question oblige Karim à réfléchir. Ensuite, il déclare :

– C’est le cas partout dans le monde et à toutes les époques. Pourquoi ?… Je l’ignore et j’aimerai bien le savoir. La seule idée qui me vient est celle-ci : peut-être parce que l’idée de dignité n’est pas assez développée parmi l’espèce humaine.

Zahra demeure silencieuse, les yeux rivés sur Karim. Il lui demande :

– Qu’en penses-tu ?

– Que tu parles bien ! répond-elle, tandis que ses magnifiques yeux brillent d’un éclat plus lumineux… Tu dis ce que j’ai toujours aimé entendre, sans avoir jamais trouvé quelqu’un pour me le dire. J’ai finalement la chance de t’avoir connu. Je voudrais tant voir toutes les personnes victimes d’injustice entendre ce que tu dis, car c’est le médicament qu’il leur faut pour soigner les maux dont elles sont victimes.

Zahra contemple longuement Karim, puis elle ajoute :

– Je suis certaine que, dans tous les pays, existent des Karim comme toi.

– Que veux-tu dire ?

– Qui ont ton sens de la dignité et combattent pour elle.

– Dans le monde entier, ajoute Karim, se trouvent des Zahra, dont la vie, les souffrances et les combats sont identiques aux tiens.

A suivre …


[1]     « Que Dieu y accorde Sa Baraka ! » (bénédiction).

[2]     « Le beau du beau », autrement dit la cerise sur le gâteau.

[3]     Proverbe signifiant que, dans l’histoire humaine, les meilleurs restent fermes dans leur position éthique.


 

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