Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie 1, chapitres 3 – 4

              La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

                         quotidiennement en chapitres   

                         depuis  le 21 décembre 2021

 

 

 

 

 

3. Comment une étoile s’éteint

 

Karim vient à peine de finir cette dernière phrase quand, à l’improviste, Zahia se lève sans bruit, discrètement, quitte la table et disparaît dans sa petite chambre.

Le frère en reste consterné. De sa sœur, il connaît le refus d’entendre ce genre de discours, et n’oublie pas sa triste histoire.

Brillante étudiante, elle obtint avec succès sa licence d’ingénieur, puis s’engagea dans une  très belle carrière. Parallèlement, elle se livrait à des sports divers, toujours souriante, heureuse de posséder un joli corps, svelte et bien formé.

Soudain, un jour, changement total, complètement surprenant : vêtements traditionnels islamiques, renoncement au travail, enfermement dans sa chambre avec lecture continuelle du Coran, sans le comprendre (par insuffisance de connaissance de la langue arabe classique), et prières, non pas les cinq réglementaires, mais multiples, jour et nuit, afin d’imprimer sur son front une marque noire, symbole, d’après les manipulateurs de la nouvelle convertie, de la bonne musulmane.

Dans la famille, personne n’a compris le motif de cette brusque, effarante régression. Karim tenta, à plusieurs reprises, d’interroger sa sœur, pour comprendre. La sœur, bouche cousue, gardait la tête baissée, laissant clairement comprendre son refus de parler.

Vint la crise de violence contre la mère et Karim, apparemment sans motif. Le comportement de Zahia s’aggrava au point d’imposer l’entrée en hôpital psychiatrique.

L’internée se trouva jetée dans une salle remplie de femmes. Elles hurlaient, crachaient, urinaient et soulageaient leurs intestins partout. Quant aux « traitements » médicaux, ils consistaient essentiellement en mauvais traitements physiques de la part des infirmiers, ou en électro-chocs, suivis de « médicaments » qui jetaient la malheureuse Zahia dans une hébétude totale.

Au bout d’un certain temps, la malade ne supportait plus un tel supplice. Durant la visite de sa mère et de son frère, elle pleurait, implorait pour retourner au logis, en promettant de prendre les médicaments nécessaires pour se comporter de manière normale.

Les supplications furent telles que Karim et sa mère ramenèrent Zahia à la maison.

Depuis lors, médicaments, d’une part, et, d’autre part, pratiques religieuses exagérées étaient devenus sa vie ordinaire quotidienne. Rapidement, le superbe corps de Zahia devint flasque et gros, des cernes enlaidirent ses yeux, son visage, gonflé, offrait une lamentable impression d’abattement.

Karim en est resté profondément affligé. « Une si belle fleur, si tristement fanée en son printemps même ! » Il se reprocha de n’avoir pas su éviter à sa sœur, tellement aimée, une issue tellement déplorable. « Quelle cruelle ironie du sort quand on porte le nom Zahia[1] ! ». Depuis sa chute dans ce tunnel totalement obscur, Karim ne prononçait jamais le nom de sa sœur sans éprouver une lancinante piqûre en lui-même.

Une autre perspective inquiétait Karim : « J’espère que le suicide de Si Lakhdar ne donnera pas une fatale idée à ma sœur !… Elle est devenue une âme morte. Et si elle ne prend plus ses médicaments, qu’elle n’aime pas, (« Dieu seul est mon médicament ! » affirma-t-elle), quel serait le résultat ? »

Un autre phénomène était l’extrême violence manifestée par Zahia. Le surgissement de cet affreux et très dangereux comportement révélait un fait : le renoncement de Zahia à la prise des médicaments.

« D’où vient cette violence ? Quel rapport a-t-elle avec la vision religieuse si restrictive, si extrémiste, si totalitaire, si mortifère de Zahia ? »… Karim se reprochait son manque de connaissance. Même le psychiatre, interrogé par lui, fut incapable de fournir un éclaircissement.

Souvent, dans les journaux, Karim lisait des articles concernant les suicides. De temps en temps, des praticiens du secteur tiraient la sonnette d’alarme, signalant toutefois l’inexistence d’enquêtes ou de statistiques, et les familles cachaient généralement le drame, par honte. On savait uniquement que la majorité des victimes n’étaient pas des vieillards, mais des jeunes !  « Peut-être est-ce normal, pour ainsi dire, pensa Karim, vus la pauvreté, le chômage, la sexualité et l’affectivité frustrées, le manque de loisirs sains, et, d’abord, surtout, l’humiliation, endurée quotidiennement, partout, sous toutes les formes !… Et, comme recours, rien d’autre que la révolte de rue, l’émigration légale ou clandestine, sinon une vision religieuse insensée, dangereuse pour soi et pour les autres. Que faire, alors ?… Que faire ? »

 

4. « Al jànnâ »[2]

 

Après le souper avec sa mère, Karim téléphone :

– Bonsoir !… Es-tu libre ? Puis-je venir chez toi ?

– Oui, bien sûr, viens ! répond une voix douce.

Karim sort de l’appartement, entre dans l’ascenseur vieilli de l’immeuble, et monte au dernier étage, le dixième. Là se trouve « Al jànnâ » ; c’est le nom donné par Karim à l’appartement, à cause de sa position tout en haut de la tour, et pour d’autres motifs qui seront connus plus loin.

Il trouve la porte semi-ouverte. Devant elle, à chaque arrivée, Karim éprouve une agréable sensation de liberté et de pureté ; elles lui rappellent les moments où il parvenait au plus haut sommet d’une montagne, en plein été.

– Entre ! invite gentiment la voix d’un homme.

Karim avance à l’intérieur de l’appartement. Il est petit : un salon, une chambre à coucher, une cuisine, les toilettes et un balcon. Tout est modeste, mais propre et bien arrangé. Durant le jour, un ciel et un soleil répandent partout leur lumière sur les murs blancs. D’une large fenêtre au balcon, se voient, tout proches, les autres immeubles, et, au loin, la majestueuse montagne Murdjadjo.

L’habitant de cet appartement l’a choisi le plus haut par, avait-il dit une fois à Karim, « besoin d’offrir à mes yeux l’espace le plus large, et à mes oreilles, le moins de bruit possible. En outre, quand les nuages sont bas, j’apprécie beaucoup leur voisinage, en regrettant qu’ils ne descendent pas plus bas encore, afin d’aller m’asseoir sur l’un d’eux et, ainsi, voyager dans l’air…. Et puis, souvent, j’ai le plaisir d’entendre les charmants cris de mouettes. De la mer, elles viennent jusqu’ici pour chercher leur pitance et, aussi, jouir de l’espace disponible… Je vais, alors, à la fenêtre d’où je contemple leurs éblouissants ballets, toutes ailes déployées. Ah ! Être une mouette, ne serait-ce qu’un instant ! Et même toute une vie ! Ces mouettes ont l’infime privilège d’ignorer ce qu’est la méchanceté humaine. »

Karim apprécia ces observations ; elles lui ouvrirent un horizon mental très fructueux.

À l’intérieur du logis, aucun objet superflu, rien que le strict nécessaire. Pas de télévision. Les éléments les plus importants sont une large table de bois marron ; sur elle trône un ordinateur, entouré de quelques livres, d’une imprimante et d’une rame de feuilles blanches.

En face, contre un mur, un petit divan et deux fauteuils, vieux mais confortables, de couleur marron, en joli contraste avec la blancheur du reste. Près d’eux, une table basse, du même bois que celle de travail, et des peaux de mouton pour s’asseoir.

Le balcon est agrémenté d’une sorte de jardin où sont plantés des oignons, des tomates, du persil, de la menthe ; une poule, un coq et des poussins se dandinent librement.

– Bonsoir, cher Karim ! dit Si Lhafidh.

– La promenade a été bonne, aujourd’hui ? demande le nouveau venu.

Il sait que le vieillard fait quotidiennement de la marche, et même de la course lente sur le pourtour du stade, situé à une dizaine de minutes de la Tour. Karim connaît l’essentiel de la vie de ce voisin ; elle fut racontée par lui-même, lors de leur première rencontre. Il déclara avec simplicité : « J’ai bourlingué dans divers pays d’Europe et même d’Extrême-Orient. Depuis cinq ans, je suis revenu au nid où je vis, la première fois, la lumière terrestre. Par nid, j’entends non pas cet appartement, mais ce quartier. Disposant d’une maigre pension suite à mes années de travail comme enseignant de langue française en Italie, je passe mon temps à lire et à écrire sur un ordinateur portable, mon seul « luxe ». Autrement, je fréquente le marché, pour alimenter le corps et rester informé sur les prix de base. J’ai plaisir également à aller au bar du quartier, pour entretenir les relations humaines nécessaires, avec des personnes qu’on appelle « ordinaires ». Ils sont ma tribu d’appartenance et ma source officielle de contre-information vraie ».

L’homme parvenu à l’automne de sa vie, avoua à son jeune ami un autre plaisir très apprécié. Souvent, assis au bar ou penché à sa fenêtre, en haut de la tour, il contemple longuement et avec une très douce nostalgie des petits enfants. Ils jouent en fin d’après-midi sur la place ou dans ses proches environs.

Alors, le vieillard se plaît à retourner à l’époque de son enfance. Lui aussi, tout petit enfant, il s’amusait comme eux, avec un ballon dégonflé, modestement vêtu, le corps maigre, mais heureux, si heureux !… « Et, déclara-t-il à Karim, est-ce étrange ?… Plus mon existence s’approche de sa fin, plus j’éprouve du plaisir à m’en rappeler le commencement. En regardant les enfants qui s’amusent, je me vois parmi eux, et je m’efforce de me rappeler mes sentiments d’alors, mes plaisirs, mes joies… »

En outre, Si Lhafidh aime observer les gens qui passent. « Pour moi, dit-il, c’est une leçon pratique de vie, parmi d’autres. Par exemple, je remarque certains curieux résultats de l’islamisation outrée des accoutrements. Celles et ceux qui ont adopté une forme de djellaba moyen-orientale ont généralement la panse rondelette et leur démarche est dandinante, rappelant celle des canards. Quant aux femmes, beaucoup résistent à la condamnation au funeste et laid voile noir, rappelant la chauve-souris ; elles portent, alors, des habits certes de style musulman mais de couleurs élégantes, chatoyantes ; elles manifestent de manière éloquente le charmant désir féminin de cultiver la beauté, quelques soient les circonstances. »

Enfin, souvent, le soir, tard, vers minuit, l’habitant du dixième étage conclut sa journée en allant à la fenêtre de son balcon. De là, il lève les yeux vers le ciel, en admire la beauté noire, sa profondeur, puis laisse son imagination deviner l’infini au-delà. Cette observation rappelle à Si Lhafidh la relativité de l’existence humaine et le devoir de l’apprécier à sa juste mesure.

Puis, le philosophe nocturne baisse le regard vers la terre.

L’image silencieuse et déserte de la place, des magasins fermés, des rues avoisinantes et des tours plongées dans l’obscurité exerce sur Si Lhafidh une fascination d’une extrême douceur. Plusieurs fois, il a tenté d’éclaircir le motif de cette attraction, sans y parvenir. Il se satisfait, alors, de la jouissance que cette vue lui procure. C’est son « médicament » pour s’endormir paisiblement.

 

La confession de Si Lhafidh rappela à Karim, en contraste, son propre père. Il était ouvrier dans une usine métallurgique. Écrasé de travail, il n’avait pas le loisir d’aimer ses enfants selon leur besoin, encore moins de leur offrir les connaissances nécessaires pour affronter l’impitoyable société. Après vingt sept années de labeur, à ramasser chaque jour de très lourds morceaux de métal, sa colonne vertébrale s’était usée. Il tomba malade, endura d’atroces souffrances, puis, « heureusement » pour ainsi dire, mourut rapidement. Karim en resta profondément traumatisé. Plus grave : il s’est senti coupable de n’avoir pas su offrir à son père une existence moins pénible : « Je n’ai pas su honorer ma dette envers celui qui m’a donné à manger quand j’étais incapable d’assurer par moi-même ma nourriture. » Selon l’expression de Karim, c’est « une des casseroles qui fait du bruit dans ma mémoire ».

 

– Assieds-toi, dit Si Lhafidh à Karim.

Les deux se mettent sur les fauteuils, l’un en face de l’autre.

– Veux-tu un verre de boisson chaude, la traditionnelle ?

– D’accord, merci !

Le vieil homme se lève, prend quelques feuilles de menthe de son jardin, revient, met sur la petite table deux verres remplis d’eau chaude où flottent de belles feuilles vertes, et se rassoit.

L’hôte a remarqué l’expression préoccupée de son jeune ami. Il lui sourit avec cette expression de chaleureuse bienveillance à laquelle Karim est profondément sensible.

– Alors, comment ça va ? lance cordialement Si Lhafidh.

– Pas bien, avoue Karim, un peu embarrassé.

Il est habitué à rendre visite à son vieil ami pour discuter avec lui. Ce qu’apprécie Karim, c’est la totale et touchante modestie de l’homme, quoique beaucoup plus âgé, plus instruit et plus expérimenté. À chaque rencontre, il commence par s’enquérir de la situation et de l’état d’esprit de son invité, ne lui formule jamais des conseils sans être sollicité ; il se contente de   demander l’avis de son interlocuteur. Si Lhafidh expliqua ainsi son comportement : « D’abord écouter, pour savoir, ensuite, quoi dire… Chaque jour est une occasion pour apprendre, de la part de chacune et chacun, surtout celles et ceux maltraités par la vie. »

Karim sait qu’avec cet homme réellement sage, il ne faut pas tourner autour du pot, mais aller droit au but, en appelant un chat un chat.

– Je viens, dit-il, d’avoir une discussion avec ma mère au sujet du suicide de notre voisin Si Lakhdar, l’ex-moudjahid. Ce qui m’attriste, en plus de cette mort, que je ne parviens pas à comprendre, c’est la terreur de ma mère. Elle est angoissée par ce qui se passerait après sa mort : subir les pires tortures de la part de Azrîne, selon ce que les imbéciles charlatans lui ont fait croire. Pourtant, ma mère, auparavant, pratiquait sa foi de manière raisonnable et positive. Je ne comprends donc pas ce revirement négatif.

– Oh ! dit le vieillard, il ne manque pas de personnes extrêmement instruites, même des philosophes et des savants qui, d’abord, manifestaient une indifférence totale concernant la religion ; cependant, vers la fin de leur vie, tout proches de la mort, ils découvraient brusquement une foi de           néophytes.

– Comment expliquer cela ? veut savoir Karim.

– Je ne vois pas autre chose qu’une soudaine et étrange peur de ce qui pourrait advenir après le décès. Cette crainte me semble provenir d’une forme de puérilité prétentieuse : croire à l’immortalité de l’âme. Quant à expliquer cette mystérieuse illusion, la science n’y est pas encore parvenu.

– Toi, reprend Karim, as-tu une hypothèse explicative ?

– Pour ma part, répond le vieillard, je vois la cause de ce phénomène dans l’insuffisance d’un esprit pour raisonner de manière réaliste et objective.

– C’est-à-dire ?

– Eh bien, comment peut-on croire à l’immortalité de l’âme, qu’une chose immatérielle reste après la dissolution du corps ?… Où est la preuve concrète de cette âme et de son immortalité ?… Toutes les conceptions affirmant ces deux choses ne fournissent aucune preuve convaincante. Elles montrent seulement que l’être humain se plaît à se croire éternel d’une certaine façon. N’est-ce pas là une vanité ?… Cependant, payée très chère, car ô combien de tourments elle cause ! Elle ne fait que ruiner le plaisir de vivre, en acceptant la modestie de savoir que l’on vient du néant pour aboutir au néant, et que notre seul pouvoir est d’accomplir notre passage sur ce caillou de l’univers de la manière la plus heureuse.

Ce discours, jamais entendu auparavant, impressionne profondément Karim. Il se promet d’en continuer personnellement l’examen. Comme l’a explicité le vieillard, de la conception de l’âme dépend la qualité de vivre.

– Cependant, note Karim, cette explication ne peut pas être fournie à ma mère. Elle ne la comprendra pas, elle la rejettera parce qu’elle remettrait en question le fondement même de son existence. Déjà, moi, ce que tu as dit m’a ébranlé au point que je dois y réfléchir.

– Je te comprends très bien, convient Si Lhafidh. J’en ai fait l’expérience moi-même dans l’adolescence. Quant à ta mère, hélas ! tu as raison. Pour entendre ces considérations sur l’âme et l’immortalité, il est nécessaire de bénéficier d’une forte confiance en sa propre raison. Or, comment y parvenir sinon par l’instruction ? Et encore ! Pas n’importe laquelle, pas l’officielle, pas celle dominante, mais celle des esprits libres, aussi libres que puissants. Ils ont la modestie, plus exactement la sagesse, de limiter leurs affirmations à ce qui se voit et se prouve de manière rationnelle, tout en sachant que la science ne finira jamais de nous révéler des aspects de la réalité qu’on ignore. Toutefois, jamais ils ne se permettent l’arrogante imposture d’affirmer ce qui ne se prouve pas matériellement.

Karim secoue légèrement la tête, en signe d’acquiescement, tandis que son esprit emmagasine précieusement ce qu’il a entendu.

Si Lhafidh laisse à son ami le temps de méditer ce qui vient d’être dit. Ensuite, il reprend :

– Et toi, Karim, que penses-tu du suicide de l’ancien moudjahid ?

L’interpellé s’attendait à cette interrogation.

– Je t’avoue, répond-il, que j’y ai réfléchi longuement, sans trouver de réponse satisfaisante.

Le vieil homme le relance :

– Que vaut-il mieux, une vie indigne ou une mort digne ?

– Certainement, la seconde.

– Alors, selon toi, pourquoi Si Lakhdar a mis fin à sa vie ?

– C’est ce que je suis venu te demander.

Bien entendu, Si Lhafidh a déjà médité sur cette tragédie. Néanmoins, il préfère encore solliciter son interlocuteur :

– N’as-tu donc pas une idée, toi, la-dessus ?

– L  a seule qui m’est venue à l’esprit est la suivante : Si Lakhdar a fini par être fatigué de combattre, en restant toujours isolé.

– Et, ajoute le vieillard, la mort de son épouse, dans les conditions épouvantables d’un cancer des poumons, ne penses-tu que ce malheur a pu avoir son importance dans une personne comme Si Lakhdar, en sachant que lui et son épouse formaient un couple très uni ?

– Je n’y avais pas pensé, se reproche Karim… Maintenant que tu me le rappelles, je crois que c’est le coup le plus dur qu’il a subi… Cependant, pour un homme comme lui, résistant de tout temps et musulman, se suicider ?

– Ta question est légitime. En effet, des éléments te sont inconnus… Les voici. Un soir, Si Lakhdar vint chez moi, et se confia. Je me rappelle presque fidèlement ses paroles.  Il déclara : « Ce qui est arrivé à ma compagne de vie  m’a tellement ébranlé que ma foi religieuse s’est écroulée. »… Puis il expliqua, d’un ton véhément, scandalisé et indigné, mais sans colère, car Si Lakhdar savait parfaitement se maîtriser et raisonner de manière calme : « Comment croire en un Dieu s’il manque de perfection et de bonté ? Où sont-elles quand une créature humaine, mon épouse, peut être atteinte par une maladie si atroce, et disparaître avant sa vieillesse naturelle? Dès lors, quel est le sens de la vie humaine ?… Et si l’on me déclare : « Seul, Dieu sait ce qu’il fait ! Poser des questions est un blasphème ! Chercher à comprendre les mystères de la volonté divine est impie ! », je réponds : « Et ma raison, à quoi sert-elle ?… Et le principe de bonté, à quoi sert-il ? Et l’exigence de perfection divine, qu’en est-il ?… Ou, alors, il faudrait me réduire à un idiot auquel il est interdit de comprendre !… J’avais lu le témoignage d’un déporté dans un camp de concentration nazi : « Ici, il n’y a pas de pourquoi, il n’y a rien à comprendre ! »[3] … Et l’on voudrait que ce soit ainsi pour l’existence humaine, un  camp de concentration dont Dieu serait le sadique Commandant ?!… C’est alors que j’ai compris le sens de cette légende : Dieu aurait condamné Eve et Adam parce qu’ils auraient mangé de l’arbre de la connaissance !… Ce Dieu voulait donc des créatures ignorantes !… Et ce Dieu serait la perfection même ?… Non ! Je refuse de m’abaisser jusqu’à cette imbécillité la plus abjecte. Plutôt être une bête sauvage. Elle, du moins, ne bénéficie pas de raison, et n’a pas la possibilité de s’instruire et de savoir distinguer le bien du mal. Cependant, moi, je ne suis pas une bête sauvage. »

Dire que Karim est profondément frappé par ce qu’il vient d’entendre ne suffit pas à exprimer tout ce que cette déclaration a d’impact sur son esprit. Lui, aussi, en est totalement ébranlé ; c’est la base même, la racine de sa foi qui en sont fracassées. Karim en ressent une espèce de vertige. Mais il se contrôle, se voyant dans la situation d’un malade qui doit affronter avec courage la douleur causée par les soins portés à sa blessure saignante.

À ce moment précis, les haut-parleurs des trois mosquées environnantes lancent leurs tonitruants et entremêlés appels à la prière. Pour la première fois, chez Karim, ces appels ont un sens contraire à l’habituel.

Si Lhafidh s’aperçoit du trouble de son jeune ami.

– Qu’y a-t-il ?

Karim se ressaisit.

– Ces appels,… murmure-t-il, sans continuer.

– Oui, ces appels ?

– Pour la première fois, je les ressens comme des appels à une soumission aveugle.

Le vieillard sourit, puis réplique :

– Oh, tu sais ?… Pour moi, ces appels me remémorent l’époque de la guerre de libération nationale… Alors, l’armée coloniale avait quadrillé les quartiers des villes de haut-parleurs, comme, actuellement, ils le sont par ceux des mosquées. Ceux de l’armée coloniale diffusaient des musiques, des chansons et des appels en faveur de la prétendue « pacification », pour se soumettre au système colonial… Aujourd’hui, les haut-parleurs appellent à une autre forme de « pacification », celle d’accepter l’oligarchie qui domine le pays…  Dès lors, faut-il s’étonner que la multiplication des mosquées n’a pas eu comme résultat une meilleure conscience citoyenne mais une pire inconscience ?… Il suffit de regarder les saletés qui jonchent nos espaces publics.

Karim demeure silencieux. Le vieillard respecte ce moment de pause, afin de permettre à son jeune voisin de bien s’imprégner des paroles prononcées et de les méditer.

Puis, Si Lhafidh reprend :

– La confession de Si Lakhdar ne m’a pas étonné. Je le connaissais suffisamment pour savoir que sa conception de la religion n’était pas vulgaire. Un jour, un voisin lui demanda : « Pourquoi un vieux moudjahid comme toi ne va pas à la prière collective du vendredi à la mosquée ? » Si Lakhdar répondit : « Tu admets que Dieu est Tout Puissant ? » – « Certainement ! » – « Par conséquent, il n’a besoin de rien, n’est-ce pas ? » – « Évidemment ! », répondit l’autre. « Alors, continua Si Lakhdar, un tel être a-t-il besoin de se faire prier ?… Ne sait-il pas ce qu’il doit faire à ses créatures sans qu’elles le lui demandent, en s’agenouillant et en se frappant le front contre le sol cinq fois par jour ? » L’autre, totalement interloqué, ne sut quoi répondre. Si Lakhdar conclut : « Par conséquent, Dieu est quelque chose qu’on possède au plus profond de soi-même, en une relation directe et intime. Tout le reste est secondaire, quand pas futile cérémonie de vils opportunistes, chez les uns, et, chez d’autres, ignoble manipulation de la naïveté et de l’ignorance du peuple. Je dirai même, dans les deux cas, qu’il s’agit d’une vulgaire insulte à ce qui est présenté comme un Être se suffisant à lui-même, et sachant ce dont ses créatures ont besoin. »

Si Lhafidh se tait quelques secondes, puis ajoute :

– Quelques jours avant son suicide, Si Lakhdar est venu me rendre visite. Il s’est assis sur le fauteuil où tu es installé maintenant. Il était las, très las, comme je ne l’ai jamais vu. Il demeura longtemps silencieux. Je respectai son mutisme. Il finit par murmurer, d’une voix altérée par une amertume  poignante : « Les gens de ma génération ont accompli leur devoir, ils ont réalisé ce qu’ils ont pu, hommes et, – ne l’oublions jamais -, les femmes aussi. Malgré notre jeunesse, notre pauvreté, notre manque d’expérience, notre manque d’instruction scolaire, l’insuffisance de notre armement, et contre tous les sceptiques, les lâches et les harkis, nous avons vaincu une armée coloniale infiniment forte en généraux super-diplômés, en matériel et en hommes, et nous avons conquis notre indépendance nationale, au prix le plus sanglant… Malheureusement, des ambitieux vulgaires en ont profité pour remplacer le colonialisme étranger par un néo-colonialisme indigène. Nous nous sommes révoltés, nous avons continué la lutte contre ces vils profiteurs. Hélas ! sans succès. Le peuple, trop éprouvé par tellement d’horribles tragédies, ne nous a pas suivi. Il sortit dans les rues en criant « Sept ans, ça suffit ! », alors qu’il fallait hurler : « Sept ans n’ont pas suffi, continuons à lutter ! »

Envahi d’émotion par l’invocation de cette épopée mal finie, Si Lhafidh garde le silence. Karim remarque le voile d’infinie tristesse apparu sur le visage du vieillard. Un instant après, celui-ci se reprend et poursuit :

– Si Lakhdar s’arrêta de parler et baissa la tête, terrassé par la honte. Par respect pour lui, moi aussi, j’ai regardé vers le sol…. Soudain, j’y vis tomber des gouttes d’eau : les larmes de Si Lakhdar !… Un instant après, je le sentis relever la tête. Je fis de même. Jamais de ma vie je n’ai vu un visage si douloureusement ravagé par le sentiment de l’échec. Si Lakhdar parvint à murmurer : « Et, plus déplorable encore, nous n’avons pas su communiquer aux nouvelles générations la dignité qui donne la force et l’intelligence de poursuivre la lutte, pour compléter l’indépendance nationale par la libération sociale. Égalité, liberté et solidarité restent à conquérir. Sans elles, tous les sacrifices se révèlent inutiles. Et nous en sommes responsables. Oui, nous !… Rappelle-toi la fameuse phrase : « Ceux qui font la révolution à moitié ne font que creuser leur propre tombeau »[4].

Si Lhafidh se tait encore une fois.

– Mais, demande Karim, comment un simple moudjahid, puis gardien d’école a pu avoir une conscience sociale si éclairée ?

– Je lui ai formulé la question, et j’eus sa réponse. Bien que d’origine paysanne pauvre, et n’ayant jamais fréquenté l’école, expliqua-t-il, il a appris à lire et à écrire de manière autodidacte. Sa soif de connaissance était telle qu’il est parvenu à lire des livres. « Pour comprendre, m’a-t-il dit… Sans savoir, pas de pouvoir. Mais je ne lis pas n’importe quoi. J’ai constaté que la majorité des livres sont superficiels, ils ne font qu’augmenter la confusion dans l’esprit ; ce sont des poisons ! Très rares sont les livres utiles. » – « Lesquels ? » lui ai-je demandé. – « Les livres capables d’être un marteau brisant la glace qui gèle le cœur, dont le contenu laboure profondément les sillons du cerveau, en y mettant les graines permettant la gestion harmonieuse de la vie. »… Il ajouta :  « Notre plus grande défaite, c’est de n’avoir pas su offrir à nos jeunes le plaisir de la lecture et indiquer les ouvrages utiles, ceux qui font aimer l’égalité, la liberté et la solidarité. C’est de là qu’est venue l’affreuse régression intellectuelle ; elle a commencé par la domination militaire et s’est poursuivi par le culte de l’argent et l’illusion cléricale… C’est notre faute, à nous. Oui, à nous !… Nous n’avons pas su éliminer les saletés mentales, ni celles physiques. Alors, les rats ont surgi de leurs trous, et ont répandu la peste, celle de chacun pour soi et Dieu pour personne. »

Encore une fois, Si Lhafidh s’interrompt afin de laisser les mots agir dans la conscience du jeune Karim.

Ensuite, Si Lhafidh continue :

– J’ai dit à Si Lakhdar que j’appréciai et partageai son opinion : au lieu d’accuser les adversaires, reconnaître d’abord notre propre responsabilité, à nous… Nous restâmes, alors, silencieux. L’abominable sentiment de l’impuissance nous tourmentait… Tu comprends mieux, à présent, la  décision finale de Si Lakhdar ?

Karim ne répond pas, se contentant d’une expression soucieuse. Son vieil ami le relance :

– Qu’est-ce qui te préoccupe, maintenant ?

– Quand je parle avec toi, je me rends compte combien mon ignorance est grave à propos du fonctionnement du monde, de la société, des êtres humains. Et je ne sais pas comment éliminer ce défaut.

– Oh ! répond Si Lhafidh d’un ton apaisant. Avec ton caractère, tu n’auras pas de difficulté à résoudre le problème. Tu sais déjà regarder les gens et toi-même de manière honnête, sans préjugés, et tu veilles à raisonner de manière logique et objective. C’est là une très bonne base, un excellent point de départ. Le reste est question de lecture… De bons livres, comme disait Si Lakhdar. Ils sont malheureusement très rares. Ah ! Combien j’ai perdu de temps avant de m’en rendre compte, et d’apprendre à choisir ce qui vaut la peine d’être lu, dans la masse énorme de papier noirci. La vérité est une denrée rare, très rare, et, vu que les marchands dominent la société, leurs marchandises ne comprennent pas la vérité sociale.

L’idée de proposer quelque chose à Karim vient en tête au vieillard ; il se retient de la formuler. Il préfère attendre la requête de son interlocuteur. Elle se présente spontanément :

– Je souhaiterai bénéficier de ton aide. Conseille-moi des ouvrages à lire.

A suivre …


[1]    Nom signifiant « heureuse » ou « qui aime être heureuse ».

[2]     Le Paradis.

[3]    Il s’agit de Primo Levi, dans son livre « Si c’est un homme ». Voici la citation exacte : « Warum ? » dis-je dans mon allemand hésitant. « Hier ist kein Warum » (Ici il n’y a pas de pourquoi), me répondit-il en me repoussant rudement à l’intérieur.

[4]     Attribuée à Saint-Just, militant puis dirigeant de la Révolution française de 1789.


 

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