France / Cadre, écologiste, féministe : qui est Sophie Binet, la nouvelle secrétaire générale de la CGT ?

Sophie Binet en 2015 (image d’illustration). © BODO MARKS/DPA Source: AFP

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A la surprise générale, l’ancienne secrétaire de la Fédération des cadres a été élue à la tête du syndicat. Il s’agit d’un désaveu pour le secrétaire sortant Philippe Martinez, le congrès ayant révélé plusieurs fractures internes.

Le congrès de la CGT a été marqué par un «coup de théâtre», selon la formule de l’AFP, avec l’élection surprise ce 31 mars de l’ex-responsable de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (Ugict), Sophie Binet, au poste de secrétaire générale de la CGT. Elle prend ainsi la suite de Philippe Martinez et devient ainsi la première femme à la tête du syndicat depuis sa création en 1895.

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Son élection est survenue au terme de longues tractations au cours desquelles aucune des deux candidates jusqu’alors pressenties n’a réussi à s’imposer : ni Marie Buisson, la «dauphine» du secrétaire général sortant Philippe Martinez, ni Céline Verzeletti ne sont parvenues à faire consensus sur leur nom. La proposition d’équipe dirigeante de Marie Buisson, avec elle-même comme secrétaire générale, a ainsi été rejetée par le Comité confédéral national, le parlement du syndicat. Les membres de la Commission exécutive confédérale (CEC) – la direction élargie du syndicat – ont ensuite réfléchi à une solution autour de Céline Verzeletti, sans parvenir à un accord. Une «troisième voie» a alors émergé autour de Sophie Binet, dont le nom avait été évoqué ces derniers mois, sans apparaître comme une option solide. Face à une «impasse», «les instances ont donc décidé de se tourner vers Sophie Binet, malgré son statut de cadre peu compatible de prime abord avec l’image de la CGT», souligne Le Figaro.

Un engagement féministe

Le profil de la nouvelle secrétaire générale semble de prime abord assez éloigné de celui de tenants d’une ligne «dure», comme par exemple Olivier Mateu, secrétaire départemental de la fédération des Bouches-du-Rhône, qui s’est fait remarquer par des prises de parole très offensives contre le gouvernement et la réforme des retraites. Agée de 41 ans, Sophie Binet a commencé par militer au sein du syndicat étudiant Unef et au Parti socialiste, et a exercé le métier de conseillère principale d’éducation (CPE). Son engagement syndical a notamment été marqué par la mobilisation contre la loi Travail en 2016, Sophie Binet ayant lancé la pétition #LoiTravailNonMerci aux côtés de la féministe Caroline de Haas. Après avoir pris la tête de l’Ugict en 2018, elle a été la co-auteure du livre Féministe, la CGT ? Les femmes, leur travail et l’action syndicale, publié en 2019. Sophie Binet était en outre référente du collectif «femmes mixité» du syndicat, et engagée sur les questions environnementales.

Des dissensions internes autour de l’alliance avec la mouvance écologiste

Son élection clôt une semaine de congrès houleux, durant lequel des fractures profondes se sont exprimées au sein de la CGT, avec des marques de défiance de nombre d’organisations vis-à-vis de la direction sortante, en particulier de la part de plusieurs puissantes fédérations industrielles (cheminots, énergie, chimie). Le 28 mars, les congressistes avaient rejeté le rapport d’activité de la direction sortante (50,32% des voix contre), un événement sans précédent dans l’histoire de la CGT et un désaveu majeur pour Philippe Martinez.

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Les débats sur le document d’orientation ont montré des désaccords considérables entre cégétistes sur l’écologie ou encore sur les questions internationales, certains souhaitant que la CGT réadhère à la Fédération syndicale mondiale (FSM) qu’elle a quittée en 1995. Le point de crispation le plus aigu a sans doute été la question de l’appartenance de la CGT au collectif «Plus jamais ça», que la CGT a cofondé en mars 2020 avec des ONG et des associations, dont Greenpeace et Oxfam, dans lequel Marie Buisson représentait la CGT. Les propositions portées par ce collectif, dont l’arrêt du soutien aux énergies fossiles et au développement de nouveaux réacteurs nucléaires, ont ainsi été critiquées par la Fédération des mines et de l’énergie (FNME-CGT), très active dans le mouvement actuel de contestation de la réforme des retraites, comme le relate le média en ligne Rapports de force. «Cela fait de nombreuses années que le syndicat est tiraillé entre d’un côté, les tenants d’une ligne dure, ancrée dans la lutte des classes, pour le nucléaire qui maintient des emplois industriels, qui ne fait ni de concessions avec le gouvernement, ni d’alliances avec la CFDT, et de l’autre, une ligne plus ouverte, sur la discussion, les rapprochements avec d’autres centrales, etc.», a décrypté un connaisseur du syndicat auprès de La Tribune. Si le mouvement de contestation actuel permet au syndicat de regagner en popularité, la nouvelle secrétaire générale devra tenter de surmonter ces tiraillements internes et de regagner des adhérents, la CGT se trouvant aussi confrontée à la concurrence de la CFDT qui a joué un rôle important dans l’opposition au projet gouvernemental. Au sein du bureau confédéral de la CGT, l’élection du leader des cheminots Laurent Brun au poste d’administrateur, soit l’équivalent de numéro 2, est à noter. «Nous ne lâcherons rien», a répété à plusieurs reprises la nouvelle secrétaire générale lors de sa première prise de parole, répondant à l’enjeu le plus pressant du moment, à savoir la lutte contre la réforme des retraites et l’invitation d’Elisabeth Borne à venir dialoguer à Matignon le 5 avril. «Nous irons, toute l’intersyndicale, unie, pour exiger le retrait de cette réforme de façon ferme, déterminée», a déclaré Sophie Binet à la tribune. «Il n’y aura pas de trêve, pas de suspension, pas de médiation», a-t-elle poursuivi, ajoutant : «On ne reprendra pas le travail tant que cette réforme ne sera pas retirée.»


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    Le mouvement social bat son plein en France, organisé contre la réforme des retraites qu’Emmanuel Macron cherche à imposer coûte que coûte. Dans cette période agitée, la CGT tenait un congrès important la semaine passée avec le départ de Philippe Martinez qui était en fin de mandat.

    Pourquoi Philippe Martinez a été désavoué ?
    Les délégués du 53e congrès de la CGT ont majoritairement voté contre le rapport d’activité qui est censé sanctionner trois années d’activités de la direction de la CGT. Pour la première fois en 127 ans, les délégués ont majoritairement voté contre, c’est un événement sans précédent à fortiori dans cette période de luttes intenses.  Les raisons en sont simples. Elles touchent à la stratégie de lutte avec une absence de volonté politique de la part de Philippe Martinez de confédéraliser les luttes afin de construire un rapport de forces pour gagner. L’expérience démontre qu’ avec des journées « saute mouton » c’est-à-dire sans lendemain, avec une politique d’ alliances privilégiant les accords eurocompatibles avec les syndicats réformistes et de partenariat avec le patronat, on ne débouche que sur des reculs. Par ailleurs, pendant toutes ces années Philippe Martinez a fait preuve d’un dirigisme inacceptable et d’un alignement sur la CFDT au détriment de notre indépendance. Cette orientation a coûté très cher à la CGT qui est devenue la seconde confédération syndicale.
    Comment expliquez-vous une telle évolution ?
    Principalement parce que la qualité de la vie démocratique de la CGT a beaucoup régressé . La professionnalisation de la vie syndicale, la bureaucratie se sont beaucoup développées sur le mode syndical européen. Un fossé s’est creusé entre une confédération vivant sur elle-même et pour elle-même et le reste des structures professionnelles et interprofessionnelles encourageant ainsi le repli sur soi. La CGT a vu ses ressources financières dépendre au niveau de 70% d’institutions y compris européennes. Et puis surtout la dépolitisation a fait des ravages. Après avoir purgé nos statuts de toute référence par exemple à la « socialisation des moyens de production et d’échange « , la CGT a perdu sa boussole qui était l’éradication du capitalisme et l ‘émancipation des travailleurs.
    Que pensez-vous des choix pour la nouvelle direction et que peut-on souhaiter pour l’avenir de la CGT ?
    Sur les réseaux sociaux, un grand nombre de commentaires de personnes de la CGT consiste à dire que « tout va bien » avec l’élection de Sophie Binet, une femme, une jeune, une cadre. Et même si elle a été au PS – une erreur de jeunesse sans doute – tout va bien, ça baigne. Comme si Sophie Binet, avec les positions qui sont les siennes, allait régler la crise de la CGT. Elle est dans la direction depuis longtemps ainsi que dans l’UGICT qui par ailleurs est le repère des réformistes dans la CGT. Balayer les causes profondes d’une crise sous le tapis et se rassurer à bon compte ne réglera rien. Après l’intermède Lepaon puis Martinez, l’objectif de la nouvelle direction de la CGT demeure celui de relancer après plus de 20 ans de défaites la stratégie de syndicalisme rassemblé de Viannet, Thibault entre autre avec la CFDT et la CES en Europe.
    Pour consolider le courant réformiste eurocompatible dans le mouvement syndical, le choix du congrès s’est donc porté in extremis et dans les conditions d’un chaos sans précédent sur Sophie Binet. Les solutions politiciennes de la gauche plurielle ne peuvent correspondre aux exigences d’un combat de classe que les travailleurs devront mener de toute façon. C’est comme toujours à travers  la pratique que la clarification se fera. Le congrès a aussi mis en évidence un potentiel militant indiscutable de jeunes dirigeants clairvoyants. Ce sont ceux-là et nul autre qui permettront à la CGT de retrouver les couleurs rouges qui sont les siennes.
    Ensuite, il faut souhaiter à la CGT que ses syndicats se réapproprient leur confédération, qu’ils deviennent vraiment les décideurs et les acteurs, ce qui permettra de redonner ainsi du sens à la démocratie ouvrière. La période intense de lutte de classes que nous connaissons actuellement est une opportunité permettant de clarifier le contenu, les enjeux et le rôle de chacun. Le congrès de la CGT démontre que sa base demeure lucide et combative avec un rajeunissement possible, cela ouvre bien des perspectives.


    Source: Investig’Action   Photo: Robin Delobel


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