De l’Afghanistan au Mali : les leçons oubliées de l’interventionnisme militaire occidental

Dans la base militaire de Menaka, au Mali, le 3 novembre 2020. Daphné Benoit/AFP 

Maintenant que ce qui se disait en privé est devenu public, à savoir que la fin de la lutte contre les djihadistes au Sahel est impossible à prédire et que le gouvernement français ne peut assumer une guerre sans fin devant son opinion publique, il convient de réfléchir aux erreurs qui ont conduit à l’impasse actuelle.

Au-delà des erreurs de stratégie politique et militaire, l’engagement militaire français dans cette partie du monde s’explique par l’oubli de deux leçons essentielles. Pourtant, ces deux leçons relèvent du savoir commun.

On ne peut pas gagner des guerres asymétriques

En France, cette leçon est connue depuis la guerre d’Indochine. De plus, la même erreur a été tragiquement répétée par les États-Unis au Vietnam (alors qu’il y avait le précédent français) et, plus récemment, en Afghanistan (alors qu’il y avait le précédent soviétique).

Bien que l’impossibilité pour des démocraties de gagner des guerres asymétriques soit donc connue depuis longtemps, les gouvernements français depuis Nicolas Sarkozy semblent l’avoir oubliée. Si la nécessité de la guerre actuelle contre le terrorisme (c’est-à-dire contre l’islamisme radical) est difficilement contestable, les modalités de cette guerre le sont largement. Or l’une de ces modalités décidées par les autorités françaises a été l’engagement militaire dans des guerres asymétriques, en Afghanistan d’abord, puis au Mali.

En Afghanistan, il s’agissait surtout, pour le gouvernement de Nicolas Sarkozy (sous lequel l’engagement français, commencé sous son prédécesseur Jacques Chirac, était passé à la vitesse supérieure), de se rapprocher des néo-conservateurs américains et de renforcer la relation transatlantique. Au Mali, il s’agissait pour le gouvernement de François Hollande d’éviter la victoire des djihadistes et un effet de contagion régionale. Si l’armée française a gagné la première bataille avec l’opération Serval, elle se sait aujourd’hui incapable de gagner la guerre.

Le conflit originel s’est régionalisé en s’étendant au très fragile Burkina Faso et a métastasé en une pluralité de conflits locaux qui prennent de plus en plus une tournure interethnique. Cette dynamique conflictuelle, que l’« approche 3 D » (Défense, Développement, Diplomatie) n’a pas réussi à contenir, comporte des risques élevés pour la France : coopération de l’armée française avec des armées commettant des crimes de guerre ; rejet par les populations locales de la présence militaire française et exacerbation de la francophobie sur le continent ; risque pour l’armée française de bavures et d’être manipulée et entraînée à son corps défendant dans des règlements de comptes interethniques, etc. Toutes choses qui rappellent que, pour avoir voulu protéger le régime d’Habyarimana au Rwanda, la France s’est retrouvée impliquée dans le dernier génocide du XXe siècle.

Ne pas gagner à moyen terme un conflit asymétrique, c’est s’enliser ; et s’enliser, c’est prendre les risques évoqués et devoir justifier toujours plus de pertes humaines devant l’opinion publique. De même que, en 2008, l’embuscade d’Uzbin avait contraint le gouvernement de Nicolas Sarkozy à arbitrer entre son désir de rapprochement avec Washington et l’impact des pertes sur l’opinion publique, le nombre croissant de militaires tués au Mali contraint le gouvernement d’Emmanuel Macron à repenser l’engagement militaire au Sahel alors que l’échéance de la prochaine élection se rapproche.

Ces deux gouvernements ont présenté à l’opinion publique ces « opérations extérieures » comme une guerre classique, c’est-à-dire une guerre qu’il faut mener pour la sécurité de la nation. Mais, pour beaucoup, ces opérations extérieures relèvent davantage de la politique étrangère que de la politique de sécurité nationale. La sécurité de la France semble moins en jeu en Afghanistan et au Sahel que son influence sur la scène internationale. Ce qu’un haut gradé a résumé en déclarant : « La France sans Barkhane, c’est l’Italie. »

Or cette politique est aujourd’hui doublement perdante : au plan intérieur, le coût humain de la politique du rang international est difficilement défendable devant l’opinion publique ; et, au plan extérieur, l’interventionnisme militaire des autorités françaises accroît la francophobie en Afrique – où la France a déjà perdu la bataille des cœurs et des esprits – et susciterait de nouvelles vocations terroristes. L’engagement dans des conflits asymétriques est donc une modalité contre-productive de la guerre contre le terrorisme. Dans le sillage du gouvernement américain, qui négocie sa sortie du conflit afghan avec les talibans, le gouvernement français vient de redécouvrir au XXIe siècle une leçon tragique du XXe.

On ne peut pas réformer la gouvernance néo-patrimoniale par décret

En Afrique subsaharienne en général et au Sahel en particulier, la gouvernance des États est néo-patrimoniale. Depuis au moins trente ans, de très nombreux travaux de recherche ont mis en évidence le fonctionnement de l’État néo-patrimonial (accaparement privé des biens publics par l’élite dirigeante et pratique politique essentiellement clientéliste) et ses effets délétères.

À long terme, le fonctionnement de l’État néo-patrimonial aboutit au délitement insidieux des services publics, à la criminalisation des élites dirigeantes, à l’intensification des luttes de pouvoir et à la neutralisation de l’aide internationale. Celle-ci est assez largement détournée de son but initial et sert surtout à la survie des élites politiques du pays. Elle équivaut à remplir un tonneau que d’autres vident, notamment quand elle prend la forme de l’aide budgétaire, ce qui est de plus en plus fréquent. En 2020, la démonstration du lien entre décaissements d’aide budgétaire et gonflement de comptes offshore a coûté son poste à Penny Goldberg, l’économiste en chef de la Banque mondiale, ce qui en dit long sur l’omerta qui règne dans les milieux de l’aide internationale.

Si les bailleurs ont pris conscience dès les années 1990 que la gouvernance néo-patrimoniale des États africains était au cœur de leurs problèmes, leurs efforts visant à réformer ou à changer cette gouvernance ont rarement été couronnés de succès. Selon les évaluations de la gouvernance en Afrique qui font référence (celle de la Fondation Mo Ibrahim et celle de la Banque mondiale), après une amélioration de la gouvernance de 2010 à 2015 cette dernière a stagné. En 2019, selon la Fondation Mo Ibrahim l’état global de la gouvernance en Afrique a même régressé.

Au Sahel, cette mauvaise gouvernance a été exposée et n’épargne aucun secteur : la prolifération des trafics de drogue, d’armes, d’or et de migrants avec la complicité des gouvernants ; les relations notoires du président du Mali démis par les putschistes en août 2020 avec la mafia corse ; le train de vie extravagant de son fils ; les détournements de fonds au ministère de la Défense du Niger, etc.

Si le diagnostic de la gouvernance néo-patrimoniale est bien connu, en revanche l’échec des méthodes de soins ne l’est pas. Appeler à focaliser l’action des bailleurs internationaux (un des « 3D ») sur la gouvernance et la réforme de l’État revient à ignorer les vingt dernières années de réformes de gouvernance promues par les donateurs. Beaucoup de programmes de changements institutionnels ont été mis en œuvre et des milliards de dollars ont été dépensés sans résultats probants. La plupart des évaluations de ces programmes mettent en évidence le caractère cosmétique des changements par décret et l’écart entre les textes adoptés et leur application. Certains régimes africains utilisent l’argument de la souveraineté pour refuser les réformes ou mènent des stratégies d’enlisement de ces dernières. L’aide internationale a démontré son incapacité à changer l’État néo-patrimonial. Par conséquent, si l’on estime que l’une des conditions essentielles pour vaincre l’islamisme radical au Sahel est de demander aux gouvernants de mettre en œuvre des changements profonds qui vont à l’encontre de leurs intérêts directs, on comprend pourquoi la victoire est douteuse.

Les dirigeants français ont ignoré/oublié qu’on ne peut pas gagner des guerres asymétriques et que l’aide internationale n’a pas réussi à changer la gouvernance des États africains – c’est-à-dire que deux des 3D (défense et développement) étaient voués à l’échec. Pour avoir oublié ces leçons pourtant bien connues, le gouvernement français se retrouve aujourd’hui dans la même impasse que le gouvernement américain.


      Lutter ou négocier : l’intenable imbroglio français au Mali

Après des années d’impasse militaire, les Maliens ont décidé d’ouvrir les voies du dialogue avec les groupes armés. Une décision variablement appréciée, mais qui pourrait précipiter l’issue d’un conflit dans lequel la France est engagée depuis 2013.

Le poids des chiffres, le choc des images

Depuis Bamako, le 2 novembre dernier, la ministre des Armées française, Florence Parly, a annoncé que l’opération « Barkhane », dans la journée du 30 octobre, avait neutralisé une cinquantaine de djihadistes affiliée à AQMI. La séquence de cette annonce est presque parfaite, tandis que la Ministre est entourée des plus hauts personnages de l’État malien, le président Bah N’Daw, le vice-président Assimi Goïta et le Premier ministre Moctar Ouane, laissant croire à l’alignement des positions françaises et du gouvernement malien de transition alors que le désaccord stratégique entre Paris et Bamako se creuse sur la question de savoir s’il faut ou non négocier avec les terroristes. En effet, le 4 octobre dernier, les nouvelles autorités, en échange de la libération de quatre otages (1) ont relâché quelque 200 djihadistes, le tout assorti suivant différentes sources d’une rançon de 30 millions d’euros (2). Dans les jours qui ont suivi cet échange, tout à leur joie d’avoir asséné un camouflet à la France, Iyag Ag Ghali, figure de proue du GSIM (Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans) et ses compagnons visiblement rassénérés d’avoir retrouvé leurs camarades et d’avoir désormais quelques millions à investir, se sont fendus d’une image des ripailles de leurs retrouvailles sur les réseaux sociaux. On imagine le malaise, et c’est un euphémisme, des militaires français, dont 50 sont décédés au Sahel depuis 2013…

Sans doute — et sans préjuger d’une réponse symétrique — fallait-il une opération d’envergure et une image pour remobiliser les troupes et montrer une cohésion, au moins de façade, entre Paris et Bamako. « Alors que les autorités de transition malienne ont réaffirmé leur engagement dans la lutte contre le terrorisme, ce succès tactique nous montre une fois de plus que les groupes terroristes ne peuvent pas agir impunément face à nos forces », a assuré Mme Parly. Or, dans le cadre des négociations avec les djihadistes pour libérer les otages, une brèche a été ouverte. Et en deux occurrences, soit en 2017 lors de la Conférence d’Entente nationale puis en 2019 dans le cadre du Dialogue national inclusif (DNI), les Maliens se sont montrés favorables à ce type de dialogue. Dans une tribune accordée au Monde, le général Bruno Clément-Bollée s’interroge quant aux suites à donner à cette libération de terroristes : « Comment poursuivre dans ces conditions la lutte contre le terrorisme religieux au Mali ? Il faut s’expliquer. Avec les Maliens, il convient de savoir ce qu’ils veulent et redéfinir les règles du jeu. Avec nos alliés, il faut redéfinir les buts de cette guerre, l’effet final recherché. Que faire désormais au Sahel ? Contre qui nous battons-nous ? ».

Après huit années de présence, le constat est là, la plaie est béante, révélant une dissonance entre la lecture française et les dynamiques locales. En dépit de l’utilisation de catégories d’analyse, projetant des représentations occidentales, au détour de l’utilisation de termes comme « djihadistes », « islamistes », « terroristes », la figure de l’ennemi en raison de son endogénéisation est en réalité de plus en plus floue, ses contours difficiles à définir et la religion loin d’être une motivation première (3).

L’opération « Serval » était bien partie

En 2013, après maintes hésitations, alors que le Nord du Mali jusqu’à Mopti était sous le joug d’AQMI, le président François Hollande, qui avait souhaité rompre avec le rôle de gendarme au sein de son « pré carré », envoyait l’opération « Serval » pour une période initiale d’un an. Après avoir préservé Bamako promise à une destinée funeste, la France était alors acclamée par la population malienne. C’est sous les vivats que François Hollande fut accueilli et le 2 février 2013, il prononçait, à Bamako, un discours ému, mâtiné de naïveté : « Je veux vous dire que je viens sans doute de vivre la journée la plus importante de ma vie politique, parce qu’à un moment une décision doit être prise, elle est grave, elle engage la vie d’hommes et de femmes. » Une phrase, sans doute sincère, mais qu’un président ne devrait peut-être pas dire… tant remporter une bataille ne signifie pas gagner la guerre !

Les efforts consentis ont en effet entraîné un repli temporaire ou permanent des djihadistes dans les pays voisins du Mali. La menace se diffuse alors et prend, après restructuration des groupes un temps défaits, un caractère transnational inédit. Si certains analystes avancent que les djihadistes n’ont pas de frontière, en réalité, c’est tout le contraire. En l’absence de politique intégrée de gestion des frontières, ils se jouent de ces dernières, tout autant que de leurs asymétries, qui deviennent des lieux d’opportunités plurielles. Les terroristes et groupes criminels organisés sont inscrits dans des territorialités transterritoriales, c’est-à-dire qu’ils se déplacent dans le cadre de réseaux leur offrant un espace de mobilité d’une grande volatilité.

Si à l’issue de cette première année il y a eu des débats entre l’Élysée et l’Armée, sur le fait de rester ou non, la lecture du CEMA l’a emporté. L’opération « Barkhane » était créée le 1er août 2014.

« Barkhane » : une opération d’occupation ?

Après plusieurs années de présence, et ce en dépit de succès tactiques, de la signature des accords d’Alger, de l’aide à la création du G5 Sahel et à l’opérationnalisation de sa force conjointe en vue d’une africanisation des voies de solution, les résultats se font attendre tandis que les familles africaines et françaises dénombrent leurs morts. La situation sécuritaire est à la dégradation. Par effet de contagion, la menace s’est propagée au Niger, au Burkina Faso mais aussi aux pays côtiers. Dans un contexte de confusion, et considérant l’asymétrie des forces en présence, des interrogations assez légitimes émergent. L’idée d’un complot ourdi par la France s’est répandue en 2019, au Mali. Dans une vidéo virale publiée sur Facebook en bambara, le chanteur de renommée internationale, Salif Keïta interpelle le président de l’époque Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) en ces termes : « Koro [“grand frère” en bambara], si tu as peur de dire la vérité à la France, si tu ne peux pas gérer ce pays, quitte le pouvoir, celui qui n’a pas peur le prendra, tu passes ton temps à te soumettre à ce petit Emmanuel Macron, c’est un gamin. Koro, tu n’es pas au courant que c’est la France qui finance nos ennemis (djihadistes) contre nos enfants ? » (b).

Évidemment, ces affirmations relèvent de la désinformation, mais elles ont levé le voile sur un phénomène que le gouvernement français considérait jusque-là sinon comme résiduel, du moins comme un épiphénomène : la montée du ressentiment anti-français. Si on connaît la cyclicité d’acceptation d’une force étrangère, qui de libératrice finit par être perçue comme une force d’occupation, il convient de rappeler que la France n’est pas seule à opérer dans la région. Sont également présents les casques bleus de la Minusma, les missions EUCAP Sahel (Mission européenne) et EUTM (Mission de formation de l’Union européenne) ainsi que le G5 Sahel. En revanche, compte tenu d’un passé qui ne passe pas, marqué au fer de la colonisation/décolonisation, le rejet est plus grand à son endroit. Dans ce contexte d’acrimonie, et tandis que « Barkhane » accusait la perte de 13 de ses soldats dans un accident d’hélicoptère en novembre 2019, le président français décidait de convoquer ses homologues du G5 Sahel.

Le sommet de Pau : un revirement stratégique ?

Lors de ce sommet de janvier 2020, le tout-militaire est reconsidéré à la faveur d’une approche multidimensionnelle. La priorité semble être donnée à l’engagement européen au travers de la création de la task force « Takuba » et du renforcement de l’Alliance Sahel. Les missions de l’opération « Barkhane » sont redéfinies comme suit :

• lutter contre les groupes armés terroristes, en particulier dans la zone des trois frontières ;

• accompagner et renforcer les capacités du G5 Sahel et appuyer les forces internationales ;

• agir au profit de la population à travers des actions civilo-militaires et l’aide médicale.

La coopération sur le terrain entre les différentes forces d’intervention semble plus fluide mais face au déficit sécuritaire, le développement ne peut qu’être ponctuel. Après 10 mois et une augmentation du contingent français de 600 hommes — qui malgré les discours semblent donner le primat au militaire — et si quelques succès peuvent être revendiqués, l’horizon est loin de s’éclaircir. Par ailleurs, le climat de transition politique au Mali, et les récentes options prises en faveur des négociations avec les terroristes peuvent-ils compromettre l’engagement des pays européens qui devaient rejoindre « Takuba » ? La question mérite d’être posée (5). Sur les plans politiques et financiers, la présence française au Sahel est à l’enlisement et ce à deux ans d’une échéance présidentielle.

Partir ou ne pas partir : telle est la question ?

Le retrait de la présence française se pose depuis plusieurs années et ce parfois de manière assez simpliste, alors que la question des modalités pratiques de ce retrait ne sera pas mince. Dans une tribune au Figaro, titrée « Mourir pour le Mali ? », Michel Roussin et Stephen Smith, respectivement ancien ministre de la Coopération et professeur d’études africaines à l’université de Duke, n’hésitent pas à adopter un ton provocateur quitte à emprunter des raccourcis : « vouloir [dans le cas de la France] se ménager une porte de sortie en négociant avec les “bons” islamistes [le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans, dans le sillage d’Al-Qaïda, « moins pire » que l’État islamique dans le Grand Sahel] ne serait qu’un faux-fuyant et déboucherait sur un “Sahelistan”, l’équivalent pour la France de la débâcle américaine en Afghanistan » ; une lecture contredite par les deux dernières opérations de « Barkhane » en date du 30 octobre et du 5 novembre qui, successivement, ont neutralisé près d’une soixantaine de djihadistes affiliés justement à Al-Qaïda… Les auteurs de cette tribune soulèvent toutefois la question de la légitimité de cette opération, tandis que d’autres s’inquiètent : sans la France, le chaos ? Concernant le départ ou non des Français, la question n’est tranchée ni par Paris, ni par Bamako. Après le putsch du 18 août, un des premiers gestes de la junte a été de conforter son partenariat avec Paris. Si certains avouent craindre, en cas de départ des Français, pour l’avenir de leur pays soumis à une possible confrontation entre Al-Qaïda et l’EIGS, d’autres plaident pour que les Français soient moins visibles et deviennent un soutien logistique, de renseignement et de formation, afin de présider seuls à la destinée de leur pays. À ce jour, il est difficile de savoir quelle tendance l’emportera. Cependant, l’endogénéisation des voies de solution semble progressivement s’imposer.

Les récentes négociations ouvertes avec le GSIM montrent, après des années d’embouteillage sécuritaire, qu’il existe désormais un espace de dialogue inter-malien. On laissera aux cassandres le soin de prédire si les acteurs africains, et plus particulièrement les militaires, sont prêts ou non à assumer leurs charges. Reste à la France de décider si elle accepte cette nouvelle configuration et la limite de ce qu’elle peut ou non concéder, compte tenu des sacrifices consentis. En revanche, l’argument d’un pays qui, en son absence, sombrerait sous le joug de l’islamisme et de la charia devient de plus en plus spécieux. Des pays africains appliquent déjà ces règles institutionnelles, comme le Maroc ou la Mauritanie, qui sont des partenaires de la France. Le dénouement viendra-t-il des Français, des Maliens, d’une décision concertée ? Seul l’avenir nous le dira. Dans tous les cas, un pas ou une limite ont été franchis.


Auteur : Caroline Roussy, Chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et docteur en histoire de l’Afrique contemporaine.

Notes
(1) Parmi les quatre otages figurent la Française Sophie Pétronin, une personnalité politique malienne de haut niveau, Soumaila Cissé, ainsi que deux otages italiens.
(2http://​rfi​.my/​6​lvl
(3) Voir Bréma Ely Dicko, « Ségou et Mopti, le nouveau foyer de l’extrémisme violent au centre du Mali », Recherches africaines, n°20, juillet 2018, p. 189-204.
(4https://​www​.bbc​.com/​a​f​r​i​q​u​e​/​5​0​3​0​3​152
(5) Sur onze pays, seuls la Belgique, les Pays-Bas, l’Estonie, la République tchèque et la Suède semblent maintenir leur engagement.


Légende de la photo ci-dessus : Un soldat de la force Barkhane en opération au Mali. Le 2 novembre, la ministre française des Armées annonçait depuis Bamako un succès majeur pour les forces françaises au Mali, suite à une opération ayant permis de mettre « hors d’état de nuire plus de 50 djihadistes », non loin de la frontière avec le Burkina Faso. La Ministre a également profité de l’occasion pour nouer des relations avec le nouveau pouvoir de transition. (© ECPAD/EMA)


          Guerre du Sahel, nouveau Vietnam pour la France ?

La guerre du Sahel, qui mobilise une partie importante des forces armées opérationnelle françaises, est-elle devenue un nouveau bourbier ? Depuis 2003, et dans les suites de la défaite des guérillas armées opposées au pouvoir algérien, les pays du Sahel, tous anciennes colonies françaises, la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Burkina Faso et le Tchador l’essentiel sont le siège de mouvements armés islamistes qui mettent en cause la pérennité de ces états. La désagrégation de l’État libyen à la suite de l’intervention française irresponsable engagée par Nicolas Sarkozy n’a fait qu’aggraver la situation sécuritaire dans l’ensemble de la région. La France a décidé de contenir les mouvements terroristes et ainsi protéger l’intégrité des états les plus menacés, et au premier rang le Mali et le Niger.

Des géographies humaine et politique devenues contradictoires

Il faut avoir à l’esprit le fait que tous les pays concernés, y compris l’Algérie qui n’échappe pas au conflit, sont le produit de découpages artificiels au cours et dans les suites de la colonisation française. Aucun de ces pays ne correspond la réalité d’une une nation. 

L’Algérie, qui n’était pas autre chose qu’une définition extensive de l’Algérois, a été créée par les Français à partir de la colonisation en 1830. Auparavant, seule la région côtière était administrée par le Bey d’Alger. L’essentiel de cet immense pays aujourd’hui était le territoires des nomades, par définition incontrôlé. Lors de la préparation de l’indépendance de l’Algérie, le général De Gaulle s’était posé la question de savoir s’il fallait y intégrer son immense grand sud. Sa décision de conserver cette région dans la nouvelle Algérie indépendante était donc purement liée à la politique française nucléaire et énergétique, déconnectée des réalités du pays nouvellement créé.

La Mauritanie est le résultat d’un accord passé en 1891 entre la France et le roi de l’Adrar, permettant à notre pays d’asseoir sa souveraineté sur une vaste zone désertique située en gros entre le sud du Maroc et le nord du Sénégal. Là encore, il n’existait aucune cohérence ethnique dans cette partie de l’Afrique. L’ethnie qui disposait alors du pouvoir était celle des Beidanes, appelés « maures blancs », et c’est naturellement sur celle-ci que la France s’est appuyée pour gérer le territoire. Encore aujourd’hui, la quasi-totalité du personnel politique est constituée par cette ethnie qui est loin d’être majoritaire.

Quand aux Mali, Niger et Tchad, ils sont le pur produit du découpage administratif de territoires par un pays colonisateur faisant fi des populations qui y vivaient. Il n’y a évidemment rien à voir entre un nomade du Tibesti, situé au sud libyen, et un pasteur du sud Tchad, frontalier du territoire de l’Oubangui-Chari, la République Centrafricaine d’aujourd’hui. 

La zone concentre donc tous les handicaps territoriaux, humains, politiques et économiques à la constitution de nations homogènes.

Une région en proie à l’islamisme

L’Islam était certes déjà largement répandu, mais il ne constituait qu’une religion parmi d’autres, sans structurer politiquement ces immenses contrées. La montée en puissance de l’islamisme dans cette région n’est pas nouvelle. Dès après la deuxième guerre mondiale, l’islam, religion sinon majoritaire mais en tout cas la plus structurante, a très vite constitué une colonne vertébrale idéologique à de nombreux mouvements politiques transcendant les frontières coloniales. 

La première explosion de l’islamisme s’est produite en Algérie, dès lors que le pouvoir, corrompu jusqu’à la moelle, n’arrivait plus à contrôler sa population avec sa politique de distribution de prébendes et d’allocations diverses. À partir de l’interruption du processus électoral de la fin 1991 qui donnait mathématiquement le pouvoir aux islamistes regroupés dans le Front Islamiste du Salut, le mouvement se militarisa dans le Groupement Islamiste Armé et l’Armée Islamiste du Salut. Leur défaite militaire entraîna la dissémination de groupes armés dans toute la région. La jonction militaire avec des groupes de combattants issus de la guerre en Afghanistan acheva l’internationalisation de la rébellion et les liens des salafistes avec Al-Qaida la constitution d’Al-Qaida au Maghreb Islamiste, l’AQMI.

Les bases arrières du mouvement islamiste gangrenaient les pays voisins, de sorte que le terrorisme islamiste devenait sinon un mode de révolte contre les États, en tout cas une cause de déstabilisation de la région du Sahel. 

Une alliance objective des contestations nationales

Des nombreuses ethnies non représentées au plan politique ont trouvé dans le mouvement islamiste armé les moyens de résister aux pouvoirs centraux et de structurer leur combat. Ainsi les Touaregs et plus généralement les peuples nomadisant sont devenus des alliés de choix au mouvement islamiques. Territoire immenses et routes économiques incontrôlées par l’État ainsi qu’un maillage ethnique subtil ont donné là à l’islamisme radical et armé des moyens de se diffuser largement. 

Le terrorisme islamique s’est en outre servi des multiples antagonismes nord-sud entre les peuples éleveurs des régions les plus désertiques et les agriculteurs du sud. Ces populations du nord ont toujours été défavorisées par les pouvoirs centraux et ont alors à de nombreuses occasions fait alliance objective avec le mouvement islamique armé.

Le Mali et le Niger concentrent idéalement ces contradictions, source de conflits récurrents. États centralisés mais faibles, corrompus et n’administrant qu’à peine leur territoires du nord, ils représentent alors une région, bien au-delà des frontières nationales, extrêmement propice au développement des groupes armés.

L’intervention française

Jusque là, au début des années 2000, la France gérait plutôt pacifiquement son soutien à ses anciennes colonies. Aide au développement, subventions aux budgets nationaux, et entretien de bases militaires suffisaient à maintenir l’existence de ces pays amis et y protéger nos intérêts..

Seule l’Algérie avait pu, en gagnant une guerre civile sanglante et au prix d’une répression sévère, mater le mouvement islamique. Mais tous les autres pays de la région seront en proie à de multiples actions violentes ; application extrême de la charia, prises d’otages et/ou exécutions d’occidentaux, attaques d’exploitations minières, et essaimage de groupes terrorisant les populations au prix de massacres déstabiliseront très profondément la région et mettront directement en péril l’existence même de certains États.

La France va alors concentrer sa présence militaire dans cette immense zone afin de lutter contre une multitude de mouvements armés, auquel les états nationaux étaient incapable de résister. Le cas du Mali illustre cette évolution de l’action militaire de la France. En 2012, sous l’apparence d’une rébellion touarègue contre le pouvoir de Bamako, un conglomérat de mouvements armés passera à une offensive généralisée. Kidal, Gao et Tombouctou vont tomber, et les troupes islamistes s’engageront dans la conquête du pays entier en progressant vers le sud. C’est grâce à l’opération Serval qu’il sera mis fin à cette offensive généralisée. Mais le pouvoir malien, incapable de comprendre que la question touarègue était la clé, ne faisait aucune concession politique en ce sens. L’opération Barkhane va alors systématiser et pérenniser la présence opérationnelle de l’armée française dans la zone.

Et maintenant, que faire ?

Il est aujourd’hui acquis, les mêmes causes ayant les mêmes effets, que tant que les questions politiques nationales ne traiteront pas efficacement pas les contradictions sociales et ethniques, l’action de l’armée française, avec l’aide du Tchad notamment, sera condamnée à n’avoir que l’endiguement comme objectif.

Les conditions de libération de Sophie Pétronin et des ses compagnons, troqués contre des centaines d’activistes islamistes, montrent à quel point on ne veut pas, ici et là-bas, traiter le fond du problème.

Nouveau Vietnam ou nouvel Afghanistan, les qualificatifs importent finalement peu. L’acuité de la problématique tient au caractère trans-régional de ce conflit, qui fait que si la France venait à céder, c’est une partie considérable de l’Afrique qui serait durablement déstabilisée, et pour longtemps. Sans même parler de la perte non négligeable de nos approvisionnements en uranium…


     Sahel: Paris veut que ses alliés assument le relais militaire

       par R.N.

  Cinq pays du Sahel et la France se réunissent en sommet ce lundi au Tchad pour faire le point sur la lutte antidjihadiste dans la région, où Paris voudrait voir ses alliés assumer le relais militaire, mais aussi politique, pour réduire un engagement vieux de huit ans.

Les présidents du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) sont annoncés présents à N’Djamena tandis que le français Emmanuel Macron participera en visioconférence, comme le président du Conseil européen Charles Michel, à cause du coronavirus.

Le sommet de deux jours associant le G5 Sahel, la France et d’autres partenaires internationaux a lieu un an après celui de Pau (Sud-Ouest de la France) qui, devant la menace d’une rupture sous les coups de boutoir djihadistes, avait débouché sur un renforcement militaire dans la zone dites des « trois frontières » (Mali, Niger et Burkina) et l’envoi de 600 soldats français supplémentaires, les faisant passer de 4.500 à 5.100. En dépit des succès tactiques revendiqués, le tableau demeure très sombre. Plus de huit ans après le début dans le Nord du Mali d’une crise sécuritaire qui continue à étendre ses métastases à la sous-région, quasiment pas un jour ne passe dans les trois principaux pays affligés sans une attaque contre ce qui reste de représentation de l’Etat, l’explosion d’une mine artisanale ou des attaques contre les civils.

Ceux-ci sont les principales victimes du conflit. La barre des deux millions de déplacés a été franchie en janvier. Un an après Pau et le temps du « sursaut militaire », doit venir à N’Djamena celui du « sursaut diplomatique, politique et du développement », dit le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian. L’armée française revendique d’avoir sérieusement affaibli l’organisation Etat islamique (EI/Daech) et tué plusieurs chefs d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Le nombre d’attaques de camps militaires a baissé en 2020. Mais les deux principales nébuleuses djihadistes restent très actives.

«Ajustement» en vue

Et Paris, confronté chez lui aux interrogations croissantes sur un engagement antidjihadiste financièrement et humainement coûteux (50 soldats tués depuis 2013), convient que le remède ne peut être seulement militaire et que trop peu a encore été fait par ses partenaires sahéliens sur le front politique, par exemple au Mali pour appliquer un accord de paix signé avec l’ex-rébellion du Nord ou pour faire revenir les instituteurs et les médecins dans les localités qu’ils ont désertées.

« Le passé l’a démontré »: si les opérations militaires ont pu « freiner ici et là » l’expansion des groupes djihadistes, le directeur Sahel du think-tank International Crisis Group (ICG) Jean-Hervé Jezequel souligne qu’ils « sont capables de faire le dos rond, contourner le dispositif et continuer » comme avant.

La France ne cache pas sa volonté de réduire la voilure. Elle va « ajuster (son) effort », assurait en janvier M. Macron. Mais Paris semble hésiter à couper immédiatement dans ses effectifs. Paris privilégie deux axes pour alléger son empreinte: l' »internationalisation », incarnée par le nouveau groupement de forces spéciales Takuba, auquel participent plusieurs dizaines d’Estoniens, de Tchèques et de Suédois, et la « sahélisation », c’est-à-dire le passage du témoin aux armées nationales qu’elle forme avec l’Union européenne.

Celles-ci, sous-entraînées et sous-équipées, restent vulnérables. Au Burkina, les soldats ne sortent plus guère des bases quand ils ne les ont pas quittées. Politiquement, Paris martèle qu’il est temps d’embrayer sur l’espace ouvert par les réussites militaires des derniers mois et de réinstaller l’Etat là où il est aujourd’hui absent.

Une gageure qui n’est inscrite ni dans l’ADN de l’intervention française ni dans celle des Etats sahéliens actuels, pense Mamadou Konaté, ancien ministre malien de la Justice, pour qui ce sommet sera « aussi inopportun que les précédents et les suivants » si une « nouvelle doctrine plus claire et plus en lien avec l’environnement réel » n’est pas élaborée.

Au Mali, épicentre de la crise, les militaires – qui gardent la mainmise sur les autorités de transition installées après le putsch d’août 2020 – reprennent à leur compte la nécessité d’un dialogue avec les chefs djihadistes maliens Iyad Ag Ghaly et Amadou Koufa.

Une hypothèse officiellement exclue par Paris. Au contraire, le sommet de N’Djamena pourrait « acter l’effort ciblé sur la haute hiérarchie » du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, alliance djihadiste affiliée à Al-Qaïda, hiérarchie dont les deux hommes sont les principales têtes, explique l’Elysée.


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