Note de la FRS n°67/2020 Valérie Niquet,
Le 28 août, Shinzo Abe, qui a battu un record de longévité en tant que Premier ministre du Japon (2 822 jours), a démissionné et a été remplacé par Yoshihide Suga, son ancien chef de cabinet. Le nouveau Premier ministre fait face à une situation stratégique de plus en plus tendue et incertaine, dont les enjeux dépassent largement les frontières du Japon et son environnement immédiat. Ces enjeux sont encore complexifiés par les conséquences de la pandémie de Covid-19 apparue dans la ville de Wuhan en Chine, et dont le monde n’est pas sorti.
Les défis auxquels le Premier ministre Suga est confronté sont multiples. Certains peuvent être qualifiés de long terme ou invariants. D’autres sont plus inédits, ou prolongent une tendance, avec des effets nouveaux sur l’équilibre stratégique des forces et des menaces pour la région et au-delà.
Permanences
La menace balistique et nucléaire de la Corée du Nord
Concernant les menaces, bien qu’elle soit mentionnée moins fréquemment depuis la crise de la Covid-19, la RPDC (Corée du Nord) reste la menace la plus immédiate et la plus vitale pour le Japon. Contrairement à ce qui avait été espéré après la rencontre Trump-Kim à Singapour en 2018, la RPDC n’a jamais mis un terme à son programme nucléaire et de missiles balistiques. Depuis mai 2019, après un moratoire d’un an, la RPDC a effectué 35 essais balistiques, et n’a connu qu’un seul échec. Les derniers en date portaient sur des missiles à combustible solide, marque d’un progrès technologique considérable – de courte portée. Lors du défilé organisé au mois d’octobre 2020 pour célébrer le 75ème anniversaire du Parti populaire des travailleurs, le régime a présenté un missile ICBM de très grande taille, non encore testé
Complexité des relations entre les États-Unis et le Japon
Dans le même temps, les relations entre Tokyo et Washington sont marquées par une complexité qui constitue aussi un facteur constant qui pèse sur les choix stratégiques du Japon et que l’élection de Joe Biden n’a pas fondamentalement modifiée. Cette complexité résulte de la conjonction de deux composantes. D’une part, l’alliance de sécurité entre les États-Unis et le Japon, héritée de l’après-guerre et de la Guerre froide, est toujours au cœur de la sécurité et de la stabilité du Japon et, au-delà, de la région Asie-Pacifique, quelle que soit la personnalité du président américain. C’est ce qu’ont réaffirmé le Premier ministre Suga et le président élu Biden lors de leur premier entretien téléphonique. Cette relation particulière constitue une priorité pour tout gouvernement japonais. D’autre part, la question de la « réassurance », qui se pose notamment depuis la fin de la Guerre froide, n’a pas été totalement résolue et fait l’objet de débats depuis la disparition – avec la fin de l’Union soviétique – d’un ennemi commun clairement défini. Cet ennemi commun a été remplacé par l’émergence d’une République populaire de Chine (RPC) dont les caractéristiques idéologiques pérennes sont masquées par les réformes économiques et la stratégie d’ouverture mise en œuvre depuis 1979. Les menaces sont désormais celles des « zones grises », qui portent notamment sur l’archipel de Senkaku et d’autres îles éloignées dans l’espace maritime japonais. Pékin a fait de cette stratégie fondée sur la contestation des limites en mer de Chine orientale un moyen de pression et de contrôle de la puissance japonaise.
Le premier choc majeur qui a ébranlé l’alliance entre Tokyo et Washington, après le « choc Nixon » de 1971, s’est produit en 1998, lorsque le président Clinton s’est rendu en Chine sans faire escale au Japon, le plus proche allié des États-Unis en Asie
Depuis lors, de multiples assurances ont été données, par le président Obama puis par le président Trump lors d’une rencontre avec le Premier ministre Abe en 2017. Plus récemment, en juillet 2020, Kevin Schneider, commandant des forces américaines au Japon, a déclaré que « les États-Unis sont déterminés à aider à 100 % le gouvernement du Japon sur la question des Senkaku »
L’attractivité de l’économie chinoise
La position de la Chine en tant que partenaire économique majeur du Japon est également une constante qui influence la prise de décision à Tokyo. Aujourd’hui, la Chine est le premier partenaire commercial du Japon, son deuxième partenaire pour les exportations après les États-Unis
Evolutions récentes
La première question qui a suivi la nomination, le 16 septembre 2020, de Yoshihide Suga comme Premier ministre a porté sur la longévité potentielle de son gouvernement. Le Parti libéral démocrate (PLD) au pouvoir doit choisir un nouveau leader au mois de septembre 2021 et des élections législatives doivent avoir lieu avant le mois de décembre 2021. Le Premier ministre Suga, en dépit de son ambition possible de rester plus longtemps au pouvoir afin d’obtenir des résultats à plus long terme, notamment sur le plan économique, pourrait être poussé à la démission si le PLD – ou son électorat – n’était pas convaincu par ses choix politiques.
Le Premier ministre Abe, qui s’est rendu dans 80 pays au cours de son mandat et a donné de la consistance au concept « d’Indo-Pacifique libre et ouvert » qu’il avait initié, a fait du Japon un acteur stratégique important sur la scène internationale. Cependant, il a également donné au monde l’image en partie faussée d’une permanence du pouvoir politique au Japon. Au cours des années qui ont précédé son arrivée au pouvoir, à l’exception de Junichiro Koizumi (2001-2006), la politique japonaise était au contraire caractérisée par un turn-over rapide des Premiers ministres, qui restaient rarement plus de deux ans en fonction. Cette alternance rapide du personnel politique a contribué à considérablement renforcer le pouvoir des bureaucrates et des chefs de factions au sein du PLD qui pourraient à nouveau peser plus fermement sur la prise de décision en politique étrangère, aux dépens de la visibilité de la puissance japonaise sur la scène internationale
Toutefois, cette politique est également orientée par la nature des relations entre Washington, l’allié le plus proche du Japon, et la Chine. En raison du consensus bipartisan sur la Chine qui existe aux Etats-Unis, peu de changements majeurs sont à attendre après l’élection du mois de novembre 2020. Joe Biden pourrait faciliter le retour des Etats-Unis dans le TPP (Trans-Pacific Partnership), point positif pour le Japon. Cependant, certains dans son entourage pourraient aussi être tentés par une politique plus accommodante à l’égard de la Chine, ce qui inquiète la communauté stratégique au Japon.
Ces interrogations s’inscrivent par ailleurs dans le contexte du principal facteur de déstabilisation dans la région et au-delà, relevant de la conjonction de deux questions connexes : l’agressivité croissante de la Chine et la crise de la Covid-19.
Une Chine plus agressive dans le contexte de la pandémie Covid-19
La pandémie de Covid-19 a des conséquences de très long terme pour le Japon – et pour le monde entier, imposant une priorisation des questions de santé mais aussi des conséquences économiques de la pandémie.
Sur le plan sanitaire, le Japon, peut-être au prix d’une fermeture quasi totale du pays, et du fait d’une politique de tests peu développée qui masque les contaminations asymptomatiques, a moins souffert que la plupart de ses partenaires. Le nombre de cas, bien que difficile à évaluer, ne dépassait pas 90 000 en octobre 2020 et – plus important encore –, comme dans d’autres pays d’Asie, le nombre de décès est extrêmement faible, inférieur à 2 000.
En ce qui concerne l’économie, les conséquences sont cependant désastreuses. L’économie japonaise a connu sa plus forte contraction depuis 1945, avec un effondrement de 28,7 % pour la période avril-juin 2020
Pourtant, la position de la Chine à l’égard du Japon et des questions territoriales est toujours aussi agressive. L’affirmation de la puissance chinoise en mer de Chine orientale et concernant l’archipel des Senkaku n’est pas nouvelle, pas plus que le développement constant des capacités militaires de l’Armée populaire de libération (APL). De plus, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, cette pression ne s’est pas atténuée avec la crise de la pandémie de Covid-19. Au contraire, pour Xi Jinping et les dirigeants chinois, malgré l’effet contre-productif de cette stratégie provocatrice, l’idéologie et les facteurs internes ont pris le pas sur le pragmatisme, et les tensions nationalistes sur les accommodements.
Pour le Japon, cette posture s’est traduite par la multiplication des intrusions dans les eaux contiguës entourant l’archipel des Senkaku. Publié en juillet 2020, le Livre blanc sur la défense du Japon mentionne la « tentative constante de modifier unilatéralement le statu quo autour de Senkaku et en mer de Chine méridionale en utilisant la coercition et la pression » comme une menace importante. D’avril 2019 à août 2020, les navires chinois ont été présents dans les eaux contiguës de façon quasi permanente (456 jours sur 519). Quatre incursions des garde-côtes chinois dans les eaux territoriales se sont produites en 2019 et sept en 2020, dont une au mois de juillet, les navires chinois restant dans ces eaux pendant 39 heures
A un autre niveau, une cyberattaque récente ciblant des laboratoires de recherche japonais engagés dans la recherche sur un vaccin contre la Covid-19 a pu être attribuée à des groupes installés en République populaire de Chine
Des choix complexes
Quelques jours seulement après sa nomination, le Premier ministre a eu un entretien avec le président chinois Xi Jinping – il s’agissait du premier appel téléphonique entre les dirigeants du Japon et de la RPC depuis 2018. Au même moment, le journal nationaliste Global Times, proche de la position des dirigeants chinois, « avertissait » le futur Premier ministre de ne pas accepter d’entretien téléphonique avec la présidente de la République de Taïwan, Tsai Ing-wen, et de s’abstenir de visiter le sanctuaire de Yasukuni, pour tenter d’imposer des limitations strictes à la marge de manœuvre du nouveau cabinet Suga. Ce faisant, Pékin joue sur la réticence de certains à prendre le risque d’accroître les tensions entre le Japon et la Chine
La légitimité du débat japonais sur la défense
Le plus préoccupant pour la Chine est la légitimation croissante du débat sur les questions de défense au Japon en dépit de réticences traditionnelles dans l’opinion publique. Si le grand public place la Covid-19 et l’économie avant la menace chinoise, avec le soutien de certains cercles économiques désireux de poursuivre les échanges avec la RPC sous la protection du parapluie américain, la perception de la Chine comme une menace et un facteur d’instabilité dans la région n’en est pas moins croissante, et l’un des éléments fondamentaux qui légitiment les débats sur la capacité de défense et de dissuasion conventionnelle au Japon.
Le ministre de la Défense Nobue Kishi devrait poursuivre la voie de la nécessaire remise en question de la politique de défense depuis l’adoption d’une stratégie de sécurité nationale en 2013, ainsi que les nouvelles lois sur la défense en 2015. Le budget de la défense reste proche de 1 % du PIB, à 1,1 % pour l’année fiscale 2020-2021. Cependant, l’augmentation cumulée du budget, entre 2012 (un niveau historiquement bas) et 2019, a été de 13 %, atteignant 48,6 milliards USD, un signe clair de la prise de conscience que la défense occupe une place vitale dans un environnement de plus en plus incertain
. Le rôle du Japon pourrait être de contribuer au renforcement de l’équilibre stratégique entre son allié incontournable, les États-Unis, les Etats participant au format QUAD et les membres de l’ASEAN, mais aussi une Union européenne de plus en plus engagée dans la région ainsi que certains de ses États membres. Significativement, la première visite à l’étranger du ministre des Affaires étrangères du nouveau gouvernement Suga a été pour l’Europe et ses principaux acteurs. Si cette évolution se confirme, cela contribuera grandement à accroître le poids du Japon sur la scène internationale.
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LES EUROPÉENS PRENNENT POSITION

Elle sert toujours de référence aujourd’hui : la carte de la mer de Chine du Sud dessinée par la Chine en 1947 avec la « ligne en onze traits » montre les revendications chinoises sur la quasi-totalité de la zone. A noter qu’on parle aujourd’hui de « ligne en neuf traits » après que l’ancien Premier ministre Zhou Enlai a effacé deux traits dans le Golfe du Tonkin. (Source : Wikipedia)