France : la crise politique est ouverte

  (Photo by PATRICK HERTZOG / AFP)

 par Djamel Labidi

Le 7 juillet au soir, en France, les forces dites du «Front républicain», de gauche et de droite, laissent éclater leur joie à l’annonce du résultat des élections. Le parti du «Rassemblement national» n’est pas passé. Il n’a pas la majorité comme ils l’avaient craint. Bien plus, pour le «Nouveau front populaire» en particulier, la joie est d’autant plus grande qu’il arrive en tête au nombre de députés. La crise politique semble avoir été réglée. En réalité, elle est ouverte.

Il y a le jour d’après. Une fois que la peur se sera estompée, on pourra constater que le problème demeure entier et que rien n’a été résolu. Chacune des trois principales forces, que le scrutin a délimitées, le «Nouveau front populaire», le Centre autour du parti «Renaissance», le «Rassemblement national», chacune d’elles peut dire qu’ «elle a gagné». Mais en fait, chacune d’elles fait seulement barrage à la domination des deux autres. En France, il ne semble pas qu’il y ait de solution parlementaire actuellement à la question du pouvoir. La démocratie est bloquée. C’est l’un des symptômes mêmes de la crise. Est-ce qu’une démocratie bloquée peut être encore une démocratie? Est-elle encore un système qui règle les conflits politiques par les urnes, de façon pacifique, par le dégagement d’une majorité et une minorité?

Les forces de gauche auraient donc tort de trop se réjouir. Certes, elles sont arrivées relativement en tête par rapport aux deux autres grandes forces politiques. Et il est remarquable, que le parti de «La France insoumise», principale force de la gauche, ait résisté victorieusement à une campagne extrême de diabolisation, dirigée à la fois contre elle et son leader, Jean-Luc Mélenchon, notamment à cause de leur soutien au peuple palestinien.

Mais même «La France insoumise», si elle a des raisons d’être satisfaite, ne devrait pas trop se réjouir. La démocratie en France, depuis longtemps, a vécu, voire survécu grâce à des subterfuges, de gains de temps, voire de tromperies comme le «non», carrément ignoré et contourné, de la majorité des Français à la Constitution européenne lors du vote référendaire du 29 mai 2005.

La majorité, une minorité

La question du parti du «Rassemblement national» est une chose, la question des problèmes de la démocratie française en est une autre. Examinons les problèmes structurels actuels de celle ci, au delà des opinions, des convictions, ou des appartenances.

Au départ, avec environ le tiers du corps électoral, le «Rassemblement national» risquait d’avoir une majorité de députés et de prendre le pouvoir parlementaire. C’est à dire qu’il risquait d’être majoritaire avec une minorité des votants. Telle est en effet la règle du scrutin majoritaire à deux tours. Son but n’a jamais été de dégager une majorité démocratique mais une majorité au parlement, une majorité de pouvoir. Grâce au système majoritaire électoral à deux tours, et grâce au jeu des désistements, les forces de gauche ont, aujourd’hui, avec environ 7 millions de voix, plus de députés que le Rassemblement national avec 9 millions de voix. C’est donc la même situation, mais inversée, qui aurait donné le pouvoir au «Rassemblement national», qui donne aujourd’hui la prédominance, toute relative, au «Nouveau front populaire». Le «Rassemblement national» ne peut donc reprocher à ses adversaires une situation dont il comptait bien bénéficier au départ. Dans les deux cas on se trouve devant un grave problème démocratique. Le paradoxe est que le système électoral majoritaire, de législature en législature, en est arrivé, à présent, à l’inverse du but recherché au départ, et à bloquer l’émergence d’une majorité. C’est la définition même d’une crise institutionnelle, d’une crise structurelle.

Le problème existe en réalité depuis des décennies, au moins depuis la fondation par le Général de Gaulle de la 5ème République et du système électoral majoritaire à deux tours. Ce système, qui peut sans cesse se retourner contre ses auteurs, avait été mis en place pour permettre à une majorité parlementaire de se dégager, même avec seulement une minorité des voix. Il ne concernait pas d’ailleurs que le pouvoir législatif mais aussi le pouvoir exécutif: le président Chirac avait recueilli, au premier tour, 19,88% des voix en 2002 avant que la peur du parti du «Front national» ne lui ait donné, au second tour, une écrasante majorité de 82,21%, introuvable. C’est aussi le cas du président Macron, avec au premier tour 24% des voix en 2017 et 27.85% en 2022 avant que la crainte du «Front national», là aussi, ne le fasse élire au second tour. C’est donc chaque fois des élections par défaut dont le mécanisme s’est détérioré, peu à peu, jusqu’à la situation actuelle. Entre autres raisons, c’est ce système qui naguère avait permis de neutraliser le Parti communiste français, jusqu’à le faire pratiquement disparaitre aujourd’hui. Le Parti socialiste du président François Mitterrand, en 1981, avait mis à profit l’ostracisme qui frappait le PCF pour s’allier avec lui, vu son poids électoral, tout en le marginalisant sur la question du pouvoir, pour, finalement, s’en débarrasser une fois affaibli. Il y a des analogies intéressantes: l’histoire risque en effet de se répéter, aujourd’hui, entre «la France insoumise» et le Parti socialiste français qui d’évidence est resté égal à lui-même. Maintenant qu’il a repris des couleurs grâce à «la France insoumise», il risque de faire preuve d’amnésie. L’ingratitude est sans limite en politique.

Aux Etats-Unis aussi

On trouve une situation comparable à celle-là aux Etats-Unis et probablement dans d’autres pays occidentaux, si on prend le temps d’en étudier l’Histoire électorale. Aux Etats-Unis le système du bipartisme est en train, lentement, mais sûrement d’aggraver une crise en fait endémique de la démocratie. Pendant des décennies, voire des siècles, il a permis d’expulser du jeu démocratique, c’est-à-dire du jeu parlementaire, toute expression qui se faisait en dehors des deux grands partis monopolistiques, démocrate et républicain. Il a contraint toute autre expression à se couler dans l’un ou l’autre des deux partis, et donc à se dissoudre ou à être récupérée, comme cela a été le cas de la gauche progressiste américaine qui s’est fait digérer par le Parti démocrate. On retrouve une situation semblable de bipartisme de fait aussi au Royaume-Uni, Travaillistes et Conservateurs, en Allemagne, Démocratie chrétienne et Social démocratie, et dans bien d’autres pays, sous des formes diverses, avec les mêmes symptômes de crise de la démocratie et de remise en cause du «Système».

Dans les conditions d’une crise de la démocratie, le vote lui-même ne remplit pas ses fonctions: celles de pacifier les conflits politiques, d’épuiser l’agressivité politique produite par les contradictions des intérêts sociaux, d’empêcher les confrontations politiques de devenir violentes afin de préserver l’unité de la société. Au contraire il les aggrave. C’est le cas aux Etats-Unis à travers la crise ouverte par les accusations de fraude après le scrutin présidentiel de 2020. C’est aussi le cas à présent en France à travers la dénonciation d’un mode de scrutin «qui frustre une grande partie de la population d’une représentation proportionnelle à leur vote, tel qu’il a été exprimé, et donc les marginalise politiquement», comme s’en plaint le «Rassemblement national» après ces dernières élections législatives.

Crise de la démocratie et immigration

Cette crise de la démocratie française, et plus généralement occidentale, se déroule conjointement avec une crise générale de l’hégémonie occidentale. La question se pose donc de savoir quelle est la relation entre ceci et cela, entre l’une et l’autre.

Le principal marqueur de cette relation est la question de l’immigration. On ne peut impunément dominer, oppresser le monde, pendant des siècles, sans être assailli de partout par «les barbares». Rome avait tenté de les tenir à distance par la construction du «Limes romain», une ligne fortifiée sur 5000 km, mais en vain. La Chine, lorsqu’elle dominait l’économie mondiale avait construit la muraille de Chine. Mais en vain, là aussi. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Il est significatif que ces murs aujourd’hui se multiplient sur des centaines de km : aux Etats-Unis, à la frontière avec le Mexique, en Pologne, en Lituanie, en Espagne, en Grèce, en Hongrie, en Bulgarie, en Autriche, etc. Mais probablement aussi, en vain.

Partout en Occident les partis, qui rejettent l’immigration, ont leur influence qui grandit. Un peu partout, le slogan de «la préférence nationale» veut remplacer le slogan de justice sociale. Ces mouvements, ces partis, nationalistes et xénophobes ont toujours existé. Mais ils sont restés à l’état embryonnaire tant que la prospérité de l’Occident permettait le plus haut niveau de vie sur la planète et arrivait à satisfaire pour l’essentiel les besoins des classes populaires et moyennes, et à assurer la paix sociale, à part quelques incidents de parcours, tout en maintenant le pouvoir des classes dirigeantes. Les confrontations électorales étaient alors toutes relatives, et n’avaient, en tout cas, jamais cet aspect dramatique. La démocratie électorale régulait les conflits politiques.

«La préférence nationale»

Mais la place de l’Occident dans l’économie mondiale n’a cessé de se rétrécir, avec une accélération de cette évolution ces dernières années. Les appréhensions des populations occidentales sur leur niveau de vie et leur avenir ont, parallèlement, augmenté. Aux promesses, la plupart du temps non tenues des forces dites de gauche sur le traitement de la question au moyen d’une nouvelle répartition du revenu national, en «faisant payer les riches», ils se sont mis à préférer souvent la solution apparemment plus simple, plus directe, plus facilement contrôlable de la «préférence nationale», c’est-à-dire une solution identitaire et nationaliste, celle d’un statut privilégié par rapport aux migrants, même installés depuis longtemps, et ainsi donc le retour par un autre biais aux privilèges et aux discriminations d’antan. Illusion historique, en attendant que la réalité vienne montrer que le problème est structurel, qu’il n’est pas lié à l’immigration, mais à la diminution continue d’un revenu national gonflé par des siècles d’hégémonie sur le monde. Le succès des forces politiques représentant cette idéologie nationaliste et largement xénophobe, est lié à cette illusion historique. Celle-ci est d’autant plus puissante qu’elle se nourrit de nostalgie d’une période révolue.

Des théories comme celles du «remplacement» traduisent bien cette peur panique d’être réduit au statut d’habitant d’un pays désormais dominé, dépendant, et donc à celui de l’émigré. L’hostilité extrême, passionnelle, irrationnelle aux migrants apparait dés lors comme une véritable haine de soi et de la peur d’un déclassement, celle d’un futur qu’on appréhende.

L’idéologie nationaliste occidentale actuelle, est qualifiée souvent de populiste du fait de son discours orienté vers les couches populaires, et de sa concurrence avec les forces de la gauche sociale. A la différence de celle-ci, qui met l’accent avant tout sur une plus grande justice sociale par une meilleure répartition des richesses, les partis nationalistes populistes voient la cause de la réduction du niveau social, du «pouvoir d’achat» des classes populaires et moyennes, dans le recul de la souveraineté nationale. Ils glorifient le cadre de la nation comme le meilleur espace de développement et d’épanouissement économique et social, et ils dénoncent la vision cosmopolite des élites mondialistes dirigeantes. C’est peut-être là le secret de la convergence, qui peut sembler paradoxale, de ces forces, en France, en Italie, en Hongrie, en Slovaquie, etc. et même aux Etats-Unis avec des positions souverainistes et nationalistes qu’on peut trouver aussi en Russie , ou dans le reste du monde non-occidental, même si c’est à partir de prémisses historiques différentes, La frontière est parfois, d’ailleurs, ténue entre un nationalisme et un souverainisme de domination, identitaire, voire xénophobe et un nationalisme et un souverainisme de défense et de libération. C’est dire la complexité du monde actuel.

Un nouveau monde à gagner

La crise politique en France a donc à la fois des causes nationales et géopolitiques mondiales. Elle ne fait que commencer. Comment évoluera-t-elle ? Va-t-elle créer une longue période d’incertitudes voire de troubles civils en France et même de conflits violents ? Tout dépendra de ce qui se passera au parlement. S’il est impuissant, les problèmes se transporteront de plus en plus ailleurs, et fatalement dans la rue. Dans un contexte de déclin de la puissance et de l’influence françaises, et de l’hégémonie occidentale en général, qui peut dire ce qui se passera ?

Ce qui est sûr c’est que le principal argument de l’idéologie occidentale, celui de l’exemplarité de la démocratie occidentale est en train de sombrer et que la transition des pays occidentaux vers une nouvelle place dans le monde, plus équilibrée, plus conforme à leur dimension réelle, cette transition risque d’être douloureuse. Dans ces épreuves qu’il va traverser, il faut souhaiter bonne chance et plein succès au peuple français vers une nouvelle démocratie bien plus réelle, et vers sa jonction avec le monde émergent, dans une amitié d’une nouvelle qualité avec les autres peuples du monde.

En réalité loin de la peur fantasmatique de l’avenir qu’exploitent les forces du passé, il y a, au contraire, pour les peuples occidentaux tout un nouveau monde à gagner, celui de l’égalité avec les autres nations, passage obligé pour l’égalité entre les hommes.


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