Par Abdelkader Leklek
Exorde
Tout en différant l’argumentaire qui étayera les raisons de l’interrogation d’entrée au développement du sujet, la réponse immédiate à la question de présentation est synthétisée ainsi :
«La légitimation du Sud global, c’est la justification de l’existence à dessein d’un assemblage géographique nébuleux, élaboré dans des think tanks activistes atlantistes, depuis les années 90. Cette présence brumeuse sert depuis, comme dans les sports de combat, de sparring-partner aux Etats-Unis, en lutteur principal, et à l’Europe occidentale comme partenaire subordonné, dans le cadre de l’OTAN, en attendant le grand combat officiel dans un ultime duel contre la Chine en tant que challenger de même catégorie.»
Pourquoi ?
Le but étant de faire se perpétuer l’hégémonie étatsunienne, notamment sur les régions stratégiques du monde, à l’exemple :
– du golfe Persique dont les pays renferment 40% des réserves mondiales de pétrole.
– des routes du commerce international en développant des forces navales dotées d’une capacité de projection rapide et pouvant intervenir en tout point de la planète, grâce à des centres d’appui et des platesformes logistiques militaires.
– De la maîtrise de l’espace, car possédant ses propres lanceurs de satellites et de mise sur orbite, en vue de l’arsenalisation de l’espace extra-atmosphérique, cette aire proclamée — en théorie du moins — bien commun de l’humanité.
Les promoteurs de la consommation grand public de ce concept dit Sud global font tout pour lui trouver une ascendance. Ils invoquent pour ce faire le rapport des Nations unies produit en 1980 par la commission créée en 1977 et dénommée, en référence à son président, l’ancien chancelier allemand Willy Brandt, assisté d’éminents experts et d’hommes politiques chevronnés, dont une seule femme, Katharina Graham, la patronne du grand journal étasunien, le Washington Post. L’Algérie avait, en ce temps-là, délégué à cette commission son ambassadeur en URSS, feu Layachi Yaker.
Le volumineux document élaboré par cet aréopage préconisait une nouvelle approche de développement dont la finalité était : la survie de l’humanité. Il traitait de thèmes qui concernaient : la faim, la pauvreté, la population, la femme, l’aide, la dette, l’armement et la sécurité, l’énergie et l’environnement, la technologie et l’entreprise, le commerce, l’argent et les finances et enfin les négociations mondiales.
Malheureusement, les recommandations de ce remarquable panel n’eurent pas de fin heureuse. Ses conclusions n’ont jamais été validées par les gouvernements sur fond de guerre froide et différends idéologiques.
Curieusement, ce qu’il en est demeuré, c’est une mappemonde où est représentée avec un trait forcé une limite Nord-Sud qui figurait sur la couverture du rapport en question. En gros, cette ligne identifiant le Nord riche et le Sud pauvre partait de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique à l’Ouest, traversait droitement l’Atlantique, coupait ensuite la Méditerranée en son milieu et allait vers l’Est, jusqu’à l’extrême frontière de la Chine avec l’URSS, excepté la Guyane française, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
C’est cette esquisse de division géographique du monde qui sert à certains théoriciens pour justifier l’identification de ce bloc qu’ils désignent sous la formule de Sud global.
Développement
L’avènement du monde contemporain — du XIXe au début du XXIe siècle — a engendré et continue d’engraisser une matrice idéelle, à filiation cupide, nombriliste et exclusive. Elle est mercantile et compradore. Son essence est guerrière, violente et belliciste. Son ambition est l’accaparement des richesses du monde, en priorisant le contrôle stratégique marqué des voies commerciales maritimes mondiales et l’utilisation militaire de l’espace, notamment extra-atmosphérique.
Mais à quel prix et avec quelles conséquences ?
Des formules de malandrins et autres intitulations de ce modèle ont été concoctées dans les cours royales et impériales européennes dès le XVIIe siècle. Elles continuent à être fabriquées dans les laboratoires d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord. Cela s’ouvre avec les départs de toutes leurs expéditions maritimes à la conquête d’exotismes et à la découverte des terres situées au sud du globe terrestre à partir de ports d’armement, tous implantés dans le Nord. Cela s’est étalé inventant l’orientalisme, il a persisté jusqu’au choc des civilisations — toujours en attente —, en passant par le Sud global et d’autres stations aussi.
Le substratum de cet archétype est contenu dans l’entendement européo-étasunien de ce centrisme. Il s’agit d’une stratégie construite pour truster le monde par différentes intrigues modulées selon l’époque. Le catalogue de cette machinerie oppressive est épais, mais l’histoire aura gardé de ce funeste inventaire, toujours inachevé, quelques reliques toujours abrasives. Cette course à l’hégémonie pour opprimer les autres et prédater leurs richesses dans le but de demeurer puissant, qu’importe le prix à payer, particulièrement en vies humaines, est immémoriale dans l’histoire de l’humanité. Je passerai en revue quatre cycles de ces élaborations, de naissance nordique. Mais aussi trois répliques cathartiques, d’extraction du Sud ou affiliées.
i- les terra nullius
Sans qu’une seule personne du Sud géographique leur demande quoi que cela soit, les maîtres à penser de ces écumeurs avaient déjà inventé un courant colonialiste de conquêtes, à travers une bulle papale, dite de la sainte croisade, du pape Urbain II en l’an 1090. Elle fut suivie de la bulle Romanus Pontifex du pontife évêque de Rome Nicolas V en 1454 et enfin l’invention de la doctrine chrétienne de la découverte. Cette dernière venait confirmer la théorie des terra nullius, c’est-à-dire la prise de possession de terres dites trompeusement inhabitées, théorisée au XVIIIe siècle par le philosophe suisse du droit De Vatel.
Cette fiction juridique permit la colonisation des terres et l’asservissement des populations autochtones avec la bénédiction religieuse chrétienne. Ainsi, l’ethnologue et chroniqueuse au journal québécois la Presse, Isabelle Picard, affirme que «selon l’Eglise catholique, les autochtones n’avaient pas le niveau de civilisation requis pour être propriétaires de leurs terres et ressources, donc on venait, en quelque sorte, confirmer que les pays colonisateurs avaient le droit d’être propriétaires de ces territoires».
Les pays du Nord armèrent des flottes qui sillonnèrent de part en part les mers et les océans dans une course débridée, souvent faite de rivalités, à travers le Sud, pour le piller et enrichir le Nord.
Ce fut la mode couplée à la concurrence pour les Etats européens de délivrer des franchises à des consortiums commerciaux véreux qui disposèrent dès lors de délégations de puissances publiques et autres prérogatives régaliennes extraterritoriales.
ii- les compagnies des Indes orientales
L’avidité gloutonne n’ayant pas de limites chez ces gens-là, réifier des hommes qui, pourtant, demeuraient vivants, même réduits au statut d’objet, n’avait aucunement posé problème à ces vendeurs d’âmes.
Marchandiser des personnes n’avait d’équivalent que la négation de la dignité humaine de l’autre, fût-il leur semblable.
Les villes esclavagistes et les ports négriers sont tous situés dans les pays du nord de l’équateur. Les quais de ces cités ont vu des navires surchargés lever l’ancre et cingler vers les ports de la Nouvelle-Angleterre et ceux du Sud étasunien, avec des cargaisons d’hommes et de femmes par milliers.
5000 expéditions d’esclaves vers les Amériques furent mises en œuvre à partir de Liverpool et 2700 le furent à partir de Londres, quand Bristol charroyait plus de 2000 frets.
Huit embarcadères français sur les douze ports négriers avaient organisé 100 expéditions d’esclaves. Le Portugal, la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne, les Pays-Bas, le Danemark et d’autres Etats avaient forcé à l’esclavage plus de 12 millions d’Africains dont 2 millions mourront au cours de ce barbare transbahutage humain et n’arriveront jamais à destination.
Ce fut également à travers ces compagnies marchandes — dites des Indes orientales — que les Hollandais, les Portugais, les Britanniques, les Danois, les Suédois et les Français, en dernier, entamèrent la conquête des Indes et de la Chine. Ils dominèrent pendant un siècle —XVIIe/XVIIIe — ces régions.
Tous installèrent des empires marchands et esclavagistes sur un chapelet de comptoirs maquignons et autres escales de pillage et de brigandage dispersés sur les côtes indiennes et chinoises. Ces puissances affairistes, dotées de troupes et de milices armées, rendaient compte à la métropole, dont elles constituaient les points d’appui pour la flotte militaire, faute de quoi elles perdaient le privilège accordé par leurs Etats corsaires et toute leur puissance avec.
A ce propos, un proverbe néerlandais dit : «Dieu a créé le monde, mais les Néerlandais ont bâti les Pays-Bas.» Si la richesse de ce pays qui fut le plus riche au monde de 1675 à 1770, ère dénommée le siècle d’or, fut construite sur le commerce intensif des épices, du café, du thé, des tissus, des métaux précieux et de la porcelaine, dans le cadre de la compagnie néerlandaise des Indes orientales, elle le fut surtout au prix de la vie de 600 000 esclaves environ, dont 75 000 périrent durant les sinistres traversées. Ce crasseux et nauséeux commerce avait rapporté, selon un rapport commandé par le ministère néerlandais de l’Intérieur et publié en juin 2023, l’équivalent de 545 millions d’euros aux rois de la maison d’Orange des Pays-Bas.
Cette époque euphorique d’affairisme prévaricateur drapa les pays du Nord dans une atmosphère chargée d’exotisme et de fantasmes. Elle enfanta l’orientalisme, ou plutôt des orientalismes. Le dictionnaire Larousse du XIXe siècle donne à cet espace la définition suivante : «on ne s’attend pas à ce que nous donnions ici les délimitations géographiques de ce pays indéterminé qu’on appelle l’Orient. Rien de plus vague, rien de plus mal défini que la contrée à laquelle on applique ce nom.»
Comme on le voit, il y avait déjà une indétermination intentionnelle, car avantageuse, sur les limites de l’objet de convoitise de la part du centrisme prébendier européo-étasunien.
Sans remonter jusqu’à Marco Polo, il y a eu l’Orient de la guerre couplée aux découvertes scientifiques des expéditions napoléoniennes d’Egypte, pour faire non-violent. Mais cette campagne militaire avait été entreprise dans le but de contrer les Britanniques dans leur expansion vers l’Est. L’histoire ne retiendra de cette agression, cependant, que le déchiffrage de l’hiéroglyphe par Champollion, à travers cette clé d’accès, la pierre de Rosette, toujours séquestrée au British Museum de Londres, malgré les itératives égyptiennes de restitution.
Pour le reste, d’autres spoliations d’œuvres d’art, de créations culturelles et maints objets précieux furent emportés en France par les armées de Napoléon, accompagnés de récits à fortes doses plutôt fictives que réelles et pleines de sous-entendus. C’est ce qui — entre autres — fit naître la fascination pour l’Orient.
III- L’ORIENTALISME
Ainsi déferla l’orientalisme, cette représentation de l’Orient, érigé par ceux domiciliés au nord du monde, adossé à un narratif célébrant les fantasmes, l’exotisme et tous les imaginaires excités par les Mille et une Nuits. Poétisant sur des odalisques, salivant sur des harems, improvisant et s’arrangeant pour romancer le désert, les oasis et le froufrou des soieries sur la peau des femmes. Un florilège d’œuvres picturales, musicales, architecturales et littéraires submergea l’Europe, pour ensuite être putativement universel et s’imposer à tous.
Rudyard Kipling, l’illustre écrivain britannique, célèbre notamment par son roman le Livre de la jungle, dont son compatriote Baden Powell, militaire colonialiste en Inde, en Afghanistan, en Afrique du Sud et au Kenya, fit la bible du scoutisme à travers le monde. Ce fut le cas aussi, même en Algérie, jusqu’à la fin des années 70. Kipling est aussi connu par son poème IF, ou bien Tu seras un homme mon fils, en français, ce texte fait partie du credo de la franc-maçonnerie. Dans son autre poème Le fardeau de l’homme blanc, le versificateur légitime, selon la critique littéraire, les colonisations du XIXe siècle. Car par fardeau, le poète désigne les populations colonisées, ce peuple folâtre et sauvage, comme il le décrit, que l’homme blanc qui représente la colonisation doit civiliser. Formaté par son catéchisme, il entend la mission de l’homme blanc comme une œuvre christique. Il l’interprète comme un chemin de croix entrepris tel le parcours lent et pénible de Jésus-Christ dans le corps-à-corps qu’il a accepté d’engager, au péril de tout, pour racheter ses fidèles de leurs péchés.
En France, et pour ne prendre qu’une seule œuvre du célébrissime écrivain français Victor Hugo allant dans le sens de la mission civilisatrice du colonialisme, citons quelques témérités contenues dans son journal de voyage Le Rhin, lettres à un ami : «Désormais, dit-il, éclairer les nations encore obscures, ce sera la fonction des nations éclairées. Faire l’éducation du genre humain, c’est la mission de l’Europe. La France, par exemple, saura mal coloniser et n’y réussira qu’avec peine. La civilisation complète, à la fois délicate et pensive, humaine en tout, et, pour ainsi parler, à l’excès, n’a absolument aucun point de contact avec l’état sauvage. Chose étrange à dire et bien vraie pourtant, ce qui manque à la France en Alger, c’est un peu de barbarie. Les Turcs allaient plus vite, plus sûrement et plus loin ; ils savaient mieux couper des têtes. La première chose qui frappe le sauvage, ce n’est pas la raison, c’est la force.» Il est aussi rapporté qu’en janvier 1841, lors d’un dîner, chez le fondateur du quotidien français La Presse, Emile Girardin, le sinistre général Bugeaud, qui venait d’être nommé gouverneur de l’Algérie par Louis Philippe, avait tenu ces propos : «la présence française bloquait l’armée loin des frontières et que du reste la mise en valeur de l’Algérie par la colonisation était une chimère tant son sol était infertile.» Hugo, l’auteur de la légende des siècles, lui avait alors répliqué, selon Franck Laurent, professeur de littérature à l’université du Mans, dans son livre Victor Hugo face à la conquête de l’Algérie : «Comment ! […] voilà ce qu’est devenu ce que l’on appelait le grenier des Romains ! Mais, en serait-il ce que vous dites, je crois que notre nouvelle conquête est chose utile et grande. C’est la civilisation qui marche sur la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les Grecs du monde, c’est à nous d’illuminer le monde. Notre mission s’accomplit, je ne chante qu’hosanna. Vous pensez autrement que moi, c’est tout simple. Vous parlez en soldat, en homme d’action. Moi je parle en philosophe et en penseur.»
Autre pépite repérée dans l’étude sur le livre Vive Mustapha de Guy de Maupassant, grand amateur d’opium et de haschich, Khalid Lyamlahy, spécialiste de la littérature francophone d’Afrique du Nord, dit : «Maupassant ne va pas jusqu’à remettre en cause les fondements du colonialisme. Bien au contraire, sa lecture de l’Algérie est marquée par une forme de condescendance, souvent discriminatoire et sans ambages, envers les Arabes. Pour lui, l’islam est cette religion ‘’si puissante qu’elle fait des forcenés de tous ses adeptes’’. À Alger, certaines maisons ‘’semblent des terriers pleins de grouillantes familles arabes’’. La population locale, qu’il associe à toute une panoplie de vices même s’il appelle à en reconnaître les qualités, est décrite comme ‘’une sorte de résidu de la crapulerie humaine’’, alors que les Touaregs sont réduits de leur côté à un groupe, ‘’d’enragés pilleurs’’.»
La récurrence de cette forme littéraire n’avait pas manqué de façonner l’œuvre d’Albert Camus. Celui-ci avait fait le choix, dans la trame de son œuvre romancière qui se déroule en Algérie, de passer sous silence les Algériens. Camus avait aimé une Algérie débarrassée des Algériens. Il avait rêvé d’une Algérie latinisée. Il voulait son Brésil à lui, en Afrique.
Autrement, il y eut aussi dans la littérature de cette époque des tartarinades et autres remarquables vantardises. Les artistes plasticiens ne sont pas en reste. Que cela concerne Eugène Delacroix qui fit un seul voyage en Algérie, mais qui, avec son tableau Les femmes d’Alger dans leurs appartements, inspira différents artistes jusqu’à Picasso, en passant par Ingres et d’autres encore.
Cette opportunité offrit de nouvelles sources d’inspiration aux artistes plasticiens européens. Ils abandonnèrent ainsi la reproduction des variations sur des thèmes de mythologie sinon religieux, dans leurs ateliers. Les portes de l’Orient donnèrent à ces créateurs, beaucoup plus bohèmes que pantouflards, de révéler et de détailler des atmosphères faites de volupté, de douceur et de jouissance. Mais également de faire l’éloge, sans souvent l’avoir vécu, du piment que suggère et insinue le merveilleux.
Les musiciens, quant à eux, composèrent des symphonies enfiévrées par les récits extravagants de cet Orient fabulé. Verdi et son esthétique bel canto Aïda, créé en 1871 pour l’inauguration de l’Opéra khédival du Caire, n’est que le reflet de la représentation européenne des fantasmes de l’Orient. Camille Saint-Saëns, qui se présentait dans une lettre à son éditeur en 1902 comme «l’orientaliste de le musique», n’aurait jamais pu composer sa merveilleuse Suite algérienne s’il n’avait pas séjourné à Biskra, à Annaba et à Alger entre autres.
En revanche, traiter de l’orientalisme sans évoquer en note finale Edouard Saïd serait lacunaire. Notons, toutefois, que dans son œuvre majeure L’orientalisme, l’Orient créé par l’Occident», un livre de 592 pages, paru en 1978, le grand héoricien et critique littéraire palestinien n’évoque pas la Chine, ce pays grand acteur de ce Sud global. Alors, abordons en un mot l’empire du Milieu.
Au XIXe siècle, âge d’or de l’orientalisme, la Chine est gangrénée par le commerce, la consommation et la contrebande de l’opium. Les ravages au sein de la population n’ont de comparables que les dégâts de quelques pandémies fortement infectieuses. Le négoce de l’opium en Chine était sous le contrôle et la mainmise britanniques. Il était juteux et fortement rémunérateur pour ces mercantis. Ainsi, quand les autorités chinoises décidèrent de mettre fin à ses ravages et de proscrire les activités lucratives de l’empire britannique dealer, il y eut deux guerres dites de l’opium. La première entre la Chine et la Grande-Bretagne entre 1839 et 1842 et la seconde de 1856 à 1860. Celle dernière opposa de nouveau la Chine à la Grande-Bretagne, mais cette fois-ci soutenue par ses cobelligérants, la France, les États-Unis et la Russie.
La Chine fut vaincue par les deux fois, compte tenu de la puissance industrielle et technologique de ses adversaires. Elle dut en subir de lourdes conséquences pour la préservation de sa souveraineté. Des traités abusifs et iniques furent signés et obligèrent la Chine à ouvrir ses ports au commerce international selon les lois des vainqueurs occidentaux. L’empire chinois, érodé dans ses structures économiques et culturelles, avait vu toute sa puissance disparaître. Il fut contraint de plonger dans l’ère industrielle, dépouillé et déséquipé. Cela ira du début de la longue marche 1934/1935 jusqu’à la proclamation de la république populaire de Chine le 1er octobre 1949. Entre-temps il y aura eu la destruction des deux palais et du jardin d’été impériaux de Pékin en 1860. Ils furent incendiés et sauvagement pillés par les Britanniques et les Français, pour enrichir les collections de leurs musées en œuvres d’art et en livres de grande valeur. Mais pas que.
Ce moment fut, depuis, baptisé par les Chinois le siècle de l’humiliation.
C’est à partir de cette perspective de la rémanence de la fin de la domination coloniale de l’Occident, qu’Edouard Saïd affirme la survivance du schéma colonial après la décolonisation.
Ambitionner de résumer la pensée d’Edouard Saïd à travers cette contribution serait inélégant, cependant proposons quelques enseignements.
Malgré les critiques toujours conditionnées et dirigées, justement par ces connaissances tenues pour vérités par une intelligentsia occidentale, la pensée d’Édouard Saïd parvint, malgré tout, à les ébranler et à les commotionner.
Ce que le célèbre universitaire palestinien énonce d’essentiel et de fondamental c’est : «l’Orient est une création de l’Occident, son double, son contraire, l’incarnation de ses craintes et de son sentiment de supériorité tout à la fois, la chair d’un corps dont il ne voudrait être que l’esprit.» Et de poursuivre : «L’Orient n’est pas seulement le voisin immédiat de l’Europe, il est aussi la région où l’Europe a créé les plus vastes, les plus riches et les plus anciennes de ses colonies, la source de ses civilisations et de ses langues, il est son rival culturel et lui fournit l’une des images de l’Autre qui s’impriment le plus profondément en elle.»
L’Autre, le mot est lâché. C’est cet Orient, devenu entretemps Sud global, entendu et accepté par l’Europe et les États-Unis comme un ensemble indifférencié et uniforme. Tel un bloc monolithique, sans âme, sans individualité. Sans traditions propres à chaque bourg et sans curiosités originales à chaque endroit. Sans cultures diverses, sans idées particulières à chaque groupe et à chaque individu et sans des éruditions entières partout. Sans opinions spécifiques ou collégiales, sans valeurs individuelles distinctives mais aussi collectives typiques.
En somme, selon cette acception, c’est une masse coulée dans le même moule. Avec le même cadre de référence pour tous, qui irait d’un extrême à l’autre bout de ce Sud, parcourant tous les côtés de ce chiliogone qu’est cette irréalité, dite Sud global. C’est la définition d’une totalité sans contradictions, sans oppositions, dépourvue de contrastes, d’antinomies, de désaccords et autres incompatibilités. Alors que la réalité est tout autre. Dans cet espace à description incertaine, il y a des guerres, souvent fratricides, avec des morts par milliers. Au sein de ce polygone imprécis et bigarré, il y a des animosités, des discordes et des rivalités avec des horreurs. De surcroît, cela continue de se reproduire. Dans leur signifié du Sud global comme dans leur intellection d’autres attributs pour cataloguer cet autre, situé en dehors de la sphère «occidentale», les forgeurs de ces idéalités n’ont jamais arrêté d’innover. Cette mercatique est et demeure vendeuse. Elle a en outre toujours trouvé des relais, des consommateurs-colporteurs par millions, curieusement in situ, dans ce Sud global.
C’est Antonio Gramsci, théorisant l’hégémonie culturelle, quand il avait justement observé que les théories marxistes ne produisaient pas leurs effets dans les sociétés industrielles, qu’elles remettaient en cause. Il conclut que c’est l’emprise des représentations culturelles des pouvoirs bourgeois dominants, sur la masse des travailleurs, par l’hégémonie culturelle, qui conduit ces masses de dominés à les adopter et à les reproduire. Et qu’en quelque sorte, les théories marxiennes faisaient erreur dans l’identification des cibles à déconstruire.
D’autres postulats de la même veine sont produits et diffusés à intervalles réguliers pour faire durer des modèles revisités.
Quand ces laboratoires à idées, ces officines éminemment marquées, choisissent, à escient, de s’engager dans l’inconséquence et la déraison, ils se permettent, sans aucune civilité, de saucissonner des réalités humaines en blocs singuliers, avec une fixation prononcée sur leurs rivalités. Comme si cela allait de soi, comme si cela était, sans nuance aucune, une caractéristique essentielle à ces ensembles dont les natifs ne comptent pas. Il n’y a qu’à considérer cette autre théorie où les civilisations humaines sont mises en conflits, voire en rupture.
-IV- le choc des civilisations
Et ce n’est pas parce que l’auteur de cette spéculation conceptuelle est professeur de science politique dans les universités américaines et qu’il fut durant sa carrière membre du Conseil de sécurité national étasunien, sous la présidence Carter 1977/1981, qu’il peut prouver tout ce qu’il aura énoncé.
En 1996, avec son livre Le choc des civilisations, Samuel Huntington procédait à une segmentation du monde en huit civilisations humaines : occidentale, slave-orthodoxe, islamique, africaine, hindoue, confucéenne, japonaise et enfin latino-américaine.
Cela dit, il est ex abrupto manifeste que ce débitage d’individualisation des civilisations n’est pas conduit selon les mêmes marqueurs de classification cohérents. La rigueur propre à la recherche universitaire lui fait défaut. On ne procède pas par des amalgames hétéroclites pour catégoriser des communautés humaines dans leurs composantes fondamentales. Pareilles incompatibilités créent fatalement la confusion. C’est un patchwork qui annonce l’équivocité et la discordance dans l’analyse de la théorie. Croiser des arguments qui n’ont pas de rapport entre eux lors d’une démonstration est incongru. Quelle méthode voudrait que l’on définisse les éléments du même objet d’étude par des caractérisations différentes ? Ainsi, c’est la démarche qui conclut elle-même à ce clash, à ce choc. En l’espèce, les termes de référence, comme disent les spécialistes des études, sont biaisés. On ne peut, par honnêteté intellectuelle et rigueur scientifique, certifier les résultats d’une théorie, même s’il s’agit d’hypothèses de travail, quand les sections étudiées ne sont pas du même ordre. En l’occurrence, les civilisations sont référencées par des substantifs composites.
-1/ L’occidentale est représentée par un azimut, l’Ouest, un point cardinal. Là où le soleil est censé, poétiquement, se coucher.
-2/ L’africaine est cataloguée par sa situation géographique continentale, avec un sous-entendu ethnique.
-3/ La japonaise est marquée par une nationalité. Ce qui évoque une approche juridique d’une prétendue civilisation.
-4/ L’islamique est définie par un référent religieux, soutenu par des insinuations dépréciatives.
-5/ L’hindoue est identifiée par un signifiant religio-philosophique.
-6/ La slave-orthodoxe est labellisée par mixte entre un lignage ethnique et une religion branche du christianisme.
-7/ La confucéenne est révélée par une spiritualité dirigée, orientée vers la recherche de l’harmonie avec son environnement, par la sagesse.
-8/ La latino-américaine est désignée par un transfert linguistique européen, accolée à espace continental baptisé en souvenir de conquistadors et d’esclavagistes.
C’est un mélange tempétueux, d’où le prétendu clash entre sociétés humaines, théorisé par des mensonges d’une élite, qui sert de stratégie aux atlantistes. Dès lors, dedans, Huntington et ses suivants peuvent y fourrer, selon leurs objectifs, tout ce qu’il leur paraît étayer et confirmer leurs calculs interventionnistes.
En philosophe, Albert Camus dit : «Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.» Et de préciser en ajoutant dans son essai L’homme révolté : «La logique du révolté est de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel.»
Pour mettre en évidence l’absurdité du propos de Huntington, prenons l’exemple du Japon et interrogeons-nous : est-ce que les Japonais d’avant 1945, à part avoir gardé leur empereur, sont les mêmes Japonais de 2024 ?
L’historien Yuval Noah Harrari dit au sixième chapitre de son ouvrage 21 leçons pour le XXIe siècle ceci : «Qui plus est, l’analogie entre histoire et biologie qui sous-tend la thèse du choc des civilisations est fausse.»
Occidentaliser le monde pour en demeurer les maîtres est la finalité de cette ambition, encore une fois ressassée.
D’ailleurs, depuis la vulgarisation de la théorie du choc des civilisations, tous ceux et toutes celles qui vivifient la persistance du schéma colonial ajoutent souvent, après avoir éructé leur venin, pour se dédouaner, cette sentence : «Comme l’affirme Huntington dans son livre.» Psittacisme devenu incontournable en la matière.
LES REPLIQUES CATHARTIQUES DU SUD
L’incidence des affranchissements brutaux et douloureux des jougs coloniaux a permis la conquête de nouveaux possibles au Sud. Ils serviront pour évacuer et convertir les effets des colonisations à travers des approches conceptuelles en réappropriation d’identités, par ailleurs égales aux autres, bafouées des siècles durant.
-A- Le tiers monde
Bien sûr que la décennie 1960/1970, dite des indépendances, avait vu naître des idées corollaires du recouvrement de souveraineté de pays auparavant colonisés. Par-delà la négritude, ce mouvement revendicatif littéraire ambitionnant l’unité de tous et formulé par Sartre comme : «la négation de la négation de l’homme noir», c’est-à-dire une secousse historique visant à confondre les colons négationnistes eux-mêmes. Et d’autres mouvements panafricanistes et asiatiques, les quelques élites du Sud révoltées firent installer le doute dans beaucoup de certitudes occidentales jusque-là intangibles. Décoloniser l’histoire fut en Algérie, après le triomphe de la Révolution de 1954, un chantier que par exemple le livre recueil Algérie nation et société de Mostéfa Lacheraf marqua puissamment.
Le concept de tiers-monde développé au Nord par le démographe français Alfred Sauvy, en 1952, fut repris comme étendard activiste au Sud. L’inventeur de cette notion, devenue obsolète et que lui-même reniera, comparait ces pays nouvellement indépendants aux tiers-Etats de la Révolution française de 1789. Paraphrasant le prêtre homme politique et député pour le tier Etat Emmanuel-Joseph Sieyès, pour conforter sa démonstration, il reformulait : «Car enfin ce tiers-monde ignoré, exploité, méprisé comme le tiers Etat, veut, lui aussi, être quelque chose.»
Ce tiers Etat français, c’était l’ensemble des personnes n’appartenant pas aux deux premiers ordres ou Etats de la société française, le clergé et la noblesse.
Cette notion de tiers-monde fit florès dans toutes les universités de ces pays nouvellement indépendants et en Algérie aussi. Mais elle demeura enfermée dans les publications universitaires auxquelles faisaient écho les amphis garnis révolutionnaires guevaro-marxistes désœuvrés, barbus et cheveux longs bouclés.
-B- Le non-alignement
Vint ensuite le non-alignement, cette troisième voie, cet autre levier-moteur de ces pays. Qui une fois passée l’euphorie de sa naissance, se contenta, toutefois, durant 20 ans, entre 1953 et 1973, d’organiser des réunions en grande pompe sans lendemain et des manifestations de foules en extase devant des figures de leaders charismatiques adulés et élevés au pinacle par la rue des ces pays. Trois tableaux pour illustrer cette atmosphère.
1- les images de la rue égyptienne implorant le président Nasser de revenir sur sa démission au lendemain de la défaite face à Israël en 1967, lors de la guerre des six jours. Et pareillement la foule en délire lors de ses obsèques.
2- Le petit livre rouge de Mao Zedong traduit en 36 langues et tiré à plus de 800 millions d’exemplaires et dont l’auteur assurait en 1962 : «Lire une phrase du président Mao chaque jour, c’est comme rencontrer le Président en personne chaque jour.» Beaucoup de Chinois y avaient cru. Par ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, la photo géante du grand timonier trône, imposante, à l’entrée de la cité interdite, place Tian’anmen, à Pékin.
3- La photo culte du CHE, prise par hasard par le photographe cubain Alberto Diaz, dit Korda, devenue mondialement connue grâce à l’éditeur italien Feltrinelli, est l’image la plus reproduite au monde.
Au-delà des innombrables réalisations accomplies par ces mouvements et de leurs suites économiques et socioculturelles en direction des populations, le Sud est demeuré atone savourant la symbolique.
Ce n’est que lors de la IVe réunion des chefs d’Etat et de gouvernement des pays non alignés, tenue du 5 au 9 septembre 1973 à Alger, que les résolutions produites, qui d’habitude s’enfermaient dans leur teneur idéologique, deviennent réelles et aptes à être transformées en actions.
Il s’agissait pour Houari Boumediene, désormais aux commandes, de véritablement sortir du schéma de bipartition arbitraire du monde entre capitalistes et socialistes. Il entendait ramener le clivage entre pays développés et d’autres non développés. Entre pays industrialisés et ceux qui ne le sont pas. Il ferrailla avec tous, pour que les richesses et les ressources des pays les moins développés profitent désormais à leurs populations. D’ailleurs, caprices de l’histoire ou bien manœuvres de coulisses, sinon conjonction des deux, le 17 octobre 1973, réunis à Koweit-City, les pays de l’Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole décidaient la réduction de leur production de pétrole, ce qui entraîna une hausse des prix du brut et bien entendu des perturbations en chaîne dans tous les rouages de l’économie mondiale avec des conséquences pour tous. L’Occident comprit que l’épisode du Premier ministre iranien Mossadegh, qui connut une fin tragique, pouvait à partir de ce moment connaître des suites constructives, bien loin de l’effet fait divers le lendemain oublié. Oui, le scénario avait été réécrit et les acteurs ont changé. Ils sont désormais plus nombreux et mieux soudés. Dès lors commença le travail de sape dont sont habitués les services occidentaux depuis l’orientalisme et les orientalistes, ces ancêtres des actuels diplomates atlantistes.
-C- Le nouvel ordre économique international
Au sommet d’Alger des pays non alignés, l’idée d’un Nouvel Ordre économique international fut remise à jour. Boumediene développa un contenu devant la 29e Assemblée générale des Nations unies en 1974, avec autorité. Il insistait sur la légitimité des pays non alignés au droit au développement économique, au contrôle et à la libre disposition de leurs ressources naturelles. Ce contenu fut depuis mis en forme et exposé par le juriste algérien Mohamed Bedjaoui en 1979, dans un livre intitulé Pour un nouvel ordre économique international. A ce propos, le politologue français Edmond Jouve disait en 1981 : «Le sujet — sous les feux de l’actualité depuis 1974 — permet à l’ambassadeur Mohamed Bedjaoui de nous donner un grand livre, tonique et inspiré. L’auteur, il est vrai, était particulièrement qualifié pour l’écrire. A plusieurs titres. Du fait de sa nationalité : il est algérien, comme le fut, à l’origine, le concept de Noei.»
Ce projet audacieux par sa substance et ambitieux par ses porteurs remettait en cause l’ordre économique mondial établi. Il dérangeait les gros intérêts de la toute-puissance financière occidentale. En conséquence, il fallut le circonscrire, l’étouffer et laisser mourir dans l’indifférence de tous.
C’est en 2013, qu’un autre éminent juriste algérien Ahmed Mahiou en fit le bilan. Il déclarait dans la Revue internationale de droit économique numéro 2013/4, ceci : «Bien que la genèse du Nouvel Ordre économique international remonte maintenant à un demi-siècle, les auteurs sont partagés sur son bilan. En simplifiant, on peut identifier deux courants assez tranchés, l’un qui glorifie l’apport du Noei en ne retenant que quelques changements réels importants introduits dans les relations économiques internationales et l’autre qui ne retient que les échecs dont il se félicite en considérant que la revendication pour un Noei a été animée par un tiers-mondisme antioccidental appuyé par un bloc communiste.»
Une autre façon de constater que, malgré tout, les choses sont restées en l’état. De surcroît le bloc communiste s’est depuis désintégré.
QUE S’EST-IL PASSè ENTRE-TEMPS ?
C’est un truisme de soutenir tout ce que tout le monde sait. L’URSS n’a pas été battue lors d’une guerre. Et que ce n’est pas la chute du mur de Berlin, sous les quelques coups de burin tenu par des mains inexercées, qui avait entraîné celle du bloc communiste. La symbolique peut évoquer, suggérer et ouvrir la palette des représentations et des interprétations, mais cela s’empare de la réalité et la contrefait.
L’économie soviétique n’était pas assez diversifiée pour résister aux crises qui affecteraient sa principale source de revenus, le pétrole. Et pour éviter la cessation de paiement et contrecarrer les velléités visant le démantèlement de son empire, les décideurs soviétiques adoptaient les démarches et prenaient souvent parti du camp des pays exportateurs qui soutenaient des prix élevés des hydrocarbures.
Dans ces années 80, de la chute, les hydrocarbures représentait 30% du produit intérieur brut de l’Union soviétique. Son talon d’Achille, pour ainsi dire. Le cibler et l’atteindre mortellement dépendait de la réactivité et de l’efficacité des services étasuniens de l’intelligence économique. Ils déploieront la stratégie qui mettra fin à la guerre froide faute d’adversaire central, apte économiquement à la poursuivre. Pour ce faire, les Etats-Unis, en position de force décisionnelle, s’appuyant sur leurs relations privilégiées, avec l’Arabie saoudite, organisèrent en 1986 la surproduction pétrolière — dite contre-choc pétrolier — pour prétendument assurer les besoins des pays occidentaux en énergie. Ceci entraîna la chute brutale du prix du brut avec des conséquences cataclysmiques sur les revenus. Ce présumé contre-choc pétrolier eut pour finalité la dislocation de l’empire soviétique, faute de moyens pour l’entretenir. Ces contrecoups impacteront, bien entendu, tous les pays satellites. Sur cet épisode, l’économiste et ancien Premier ministre russe — 15 juin au 4 décembre 1992 — Egor Gaïdar dit : «l’Arabie saoudite a multiplié sa production de pétrole par 5,5 et le prix a été divisé par 6,1.»
La conjugaison avec la course à l’armement, attisée par l’Initiative de défense stratégique — dite aussi Guerre des étoiles —, annoncée par Ronald Reagan en 1983, mit l’Union soviétique en état de vulnérabilité et de lendemains incertains.
L’URSS dut alors orienter le gros de ses recettes vers son énorme complexe militaro-industriel, pour contrer l’initiative reaganienne qui, selon les spécialistes, s’avéra, plus tard, être un projet soutenu par un gros bluff. C’est dans ces conditions que disparut le bloc communiste, et avec lui la fin de la guerre froide.
Cette nouvelle configuration géopolitique du monde laissa, pour un temps, le champ libre à l’Occident qui ne veut toujours pas admettre la naissance d’un autre monde. Même si l’avènement de cette unipolarité, c’est-à-dire l’hégémonie US postsoviétique, que les états-Unis pensaient, selon leurs théoriciens, acquise pour longtemps, ne résistait pas à la réalité du terrain, chaque jour plus évidente.
Durant ce cycle, se sentant déliés du respect de tous protocoles, convenances et autres règles, les états-Unis se lancèrent dans des opérations commandos tous azimuts, pour dompter le monde.
Prenant appui sur l’attaque du 11 septembre 2001, qui avait pourtant ciblé quatre objectifs, les états-Unis travaillèrent l’émotionnel du monde entier à travers des opérations de communications télévisuelles en faisant fixette sur l’opération commandos qui avait visé les tours jumelles du World Trade Center.
Ils se positionnèrent en situation de victimes, pour se donner licence à l’effet de tout entreprendre, en instrumentalisant les répercussions de cette attaque. Ainsi ils pouvaient mater tous ceux qui pouvaient faire échouer leurs projets de dominer le monde.
Les Etatsuniens entreprirent de passer à l’action à partir d’un mensonge soutenu, toute honte bue, au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, fabulant sur une prétendue détention par le régime irakien d’armes de destruction massive. Qui plus est, sans l’aval ni mandant de l’organisme onusien, les états-Unis envahirent le 20 mars 2003 l’Irak à la tête d’une coalition hétéroclite.
Au bout du compte, ce fut un énorme bide. Pour faire passer l’échec de la «démocratisation de l’Irak et du Grand Moyen-Orient» à son opinion publique, le président Obama affirmait le 14 décembre 2011, quelques jours avant le retrait des troupes, que les États-Unis laissaient derrière eux un Irak «souverain, stable et autosuffisant».
Loin s’en faut. Quand ils sont repartis, les Étasuniens laissèrent un pays divisé entre rivalités promptes à verser le sang, opposant pour longtemps chiites et sunnites. Un pays détruit, divisé et violent, avec 2,4 millions d’Irakiens ayant fui leur pays.
Sur un autre terrain de conflit et voulant imposer leur solution en Syrie, au début de l’année 2011, les états-Unis créèrent le Conseil national syrien. Une organisation hétérogène dès sa naissance inopérante. Ce cénacle fut considéré par le cabinet de la secrétaire d’Etat Hillary Clinton, selon un article du New York Times du 31 octobre 2012, comme : «un groupe d’exilés sans légitimité à l’intérieur de la Syrie et sans véritable compétence diplomatique. Il doit y avoir une représentation de ceux qui sont sur la ligne de front et non de personnes qui n’ont pas été en Syrie depuis des années.»
Fort des latitudes qu’offrait l’unipolarité du moment, droit dans ses mocassins, Obama assénait alors que «le leader syrien doit conduire la transition ou se retirer». Il finit par s’acharner et affirmer : «pour le bien du peuple syrien, le temps est venu pour le président Assad de partir.»
Résultat des courses, l’avènement de Jabhat al Nosra et en bouquet final dans la fabrication du désordre chez les autres. L’éruption de l’état islamique en Irak et au Levant, Daech, et la proclamation du khalifa en 2014 qui connut son essor grâce à la guerre en Irak et en Syrie.
Enfin, ce fut la convocation d’une coalition de plus de 20 Etats conduite par les Etats-Unis qui entra en action. Elle utilisa l’aviation pour combattre Daech.
Toujours en embuscade pour contester l’unilatéralisme contemporain, la Russie, dans le communiqué n°1738 du ministère des Affaires étrangères du 16/09/2015, dénonçait : «la coalition internationale de lutte contre l’EI a été créée il y a un an par les États-Unis, en contournant le Conseil de sécurité.»
Durant cette surenchère, les USA subirent par trois fois en 2011 et 2012, les veto russe et chinois quant à leur demande d’un mandat onusien pour intervenir en Syrie. Rien n’y fait, les Étasuniens demeurent dans le déni des changements frontaux qui parcourent le monde avec des bouleversements fondamentaux. Ils ne veulent pas voir le déplacement du centre de commandement du monde vers l’Est.
S’obstinant dans l’ignorance de ceux qui vivent dans leur voisinage, rien ne les rappelle à la réalité. Leur déroute et leur fuite d’Afghanistan en août 2021 en témoignent, s’il en était besoin. L’effondrement de l’armée régulière afghane, quatre fois supérieure en nombre par rapport aux talibans, que les politiques US avaient financée, équipée, entraînée et soutenue, ne les alerta pas.
Cette déculottée qui évoquait et réveillait un remake de la débâcle US en 1975 à Saïgon, au Vietnam, démontre l’orgueil de celui qui est en déni de ses échecs. Aveuglé par cette certitude étasunienne, toujours arrogante, se moquant des évidences et méprisant l’intelligence humaine, les Yankees ne veulent admettre que leur autorité. C’est illusoire et cause perdue d’avance d’entreprendre de faire entendre raison à quelqu’un qui a choisi la négation. Cette attitude défensive pour perpétuer l’unipolarité dans le monde ne peut être que conjoncturelle car les changements sont là, patents et incontestables. Le déclassement en découlera forcément.
Comme si de rien n’était. Même quand les Etats du Sahel, comme le Niger, somment les états-Unis de libérer la base aérienne projetée 101, située à l’aéroport de Niamey, les Etasuniens, mine de rien, persistent et négocient son maintien. Finalement, cette opération s’est conclue le 07 juillet 2024, avec leur départ. Ils sont aussi mis en demeure pour rapatrier illico presto les 1 100 GI américains déployés dans la base 201 située à 3 kilomètres de l’aéroport d’Agadez, point central pour le renseignement militaire dans la région. L’achèvement de cette opération est prévu pour le 15 septembre 2024. Cette reprise en main souveraine par les Nigériens enrage les Etatsuniens. Ils se savent en concurrence avec la Russie et la Chine dans la région et que la balance penche sans appel vers ces derniers.
Dès lors, les relations actuelles et futures entre la Chine et la Russie sont autant scrutées, décortiquées et analysées par l’Occident que redoutées dans leur développement. Leur évolution oblige les Ricains à garder en éveil tous les radars satellites occidentaux en surveillance du ciel, de la terre et des océans. C’est la menace de l’heure et de celle qui la suit.
La déstabilisation est mise en œuvre synchroniquement, souvent par procuration, quand il est question de traiter de la guerre russo-ukrainienne.
Le 14 mai 2023, le Président français déclarait au journal l’Opinion ceci : «soyons clairs, il ne s’agit pas d’une opération spéciale puisque Vladimir Poutine a décidé la mobilisation. La Russie avait déjà perdu géopolitiquement la guerre en Ukraine. Elle a de facto commencé une forme de vassalisation à l’égard de la Chine…»
D’autres, du même camp et dans la même représentation, disent que la Russie s’est jetée dans les bras de la Chine qui est en train de l’étouffer. Faisant abstraction de faits certains qui attestent l’existence entre les deux pays de relations anciennes, historiques, idéologiques, culturelles et économiques, malgré la brouille au sujet du corps doctrinaire de la pensée communiste, entre Staline et Mao.
La Russie est un grand pays. Elle est classée neuvième économie mondiale, par PIB, quand la Chine, autre grande nation, occupe le deuxième rang économique mondial par PIB. Avec, pour les deux, des taux de croissance remarquables.
Militairement, les deux puissances sont classées deuxième et troisième derrière les états-Unis qui caracolent à la première place. Avec de pareilles positions, les deux pays restent indépendants dans leur décision de s’allier ou bien de faire affaire avec qui ils veulent. Chacun défendant ses propres intérêts avec ses propres moyens.
Depuis deux ans, les entreprises chinoises ont conquis plus de parts dans le marché russe. Le secteur manufacturier chinois, vêtements, chaussures, se taillant la plus grosse part. Suivent les médicaments, les smartphones et enfin arrive le secteur automobile qui s’est emparé de 45% du marché russe après le retrait des marques occidentales, japonaises et coréennes du marché, suite aux sanctions décidées par l’Occident. En contre-partie, la Chine a bénéficié d’une décote sur les prix de l’importation du pétrole russe. Il en va de même pour les ventes d’armement et les échanges militaires bilatéraux.
Quant au discours politique développé par les deux parties sur le type de leurs relations, il est contenu dans ce concept formulé de la sorte : «un partenariat stratégique global de coordination fondé sur l’égalité, la confiance, le soutien mutuel, la prospérité commune et l’amitié durable.» Sinon en mode court : «une coordination stratégique.»
Les experts et les consultants occidentaux, en déchiffrant la situation, analysent cet engagement comme si les deux puissances se découvraient et comme si leurs dirigeants agissaient en amateurs.
Les Russes, qui avaient compris que leur défaite dans le conflit russo-ukrainien n’arrangerait ni la position ni le standing actuels des Chinois et dans la configuration du monde post-guerre, s’en accommodent diplomatiquement.
Les Chinois avaient eux dès la crise financière de 2008. Cette faillite avait disqualifié le modèle occidental et avait annoncé le début de son déclin. Ils ont alors décodé et compris que le paradigme ne correspondait plus à leurs ambitions et qu’il était, dès lors, opportun de changer la formule économique. Le standard avait montré sa glaçante vulnérabilité.
La désoccidentalisation du monde s’amorçait en conséquence. Du coup, la Chine, en association avec d’autres pays, pouvait commencer la rupture d’avec les institutions de Bretton Woods, l’OMC et le système dollar étalon pour se redéployer autrement.
C’est justement cette redistribution des cartes dans ce nouveau jeu géoéconomique, qui privilégie l’utilisation des outils économiques plutôt que les armes, qui met mal à l’aise ceux qui, depuis 1945, régentent le monde. L’arrivée de forces qui priorisent et valorisent le consensus a de quoi interpeller.
Bien entendu, depuis toujours, les changements déclenchent les résistances et déchaînent les oppositions.
POURQUOI, ALORS, L’OCCIDENT SE PREMUNIT-IL CONTRE LA CHINE?
Statistiquement en grandeur de population, les agencements politiques calculateurs des dirigeants de 20% de la population mondiale domiciliée dans les pays du Nord et en Océanie ont, durant des siècles, privé les 80% de la population restante de l’accès à une vie normale sur leurs propres ressources. Après les dépossessions, le dépouillement, les frustrations, vinrent les offenses, les affronts et l’humiliation.
D’ailleurs, les Chinois, pour ce qui les concerne, avaient affecté à cette époque — 1849/1949 — de la mise en coupe systématique de leur pays par les Occidentaux, le nom de «cent ans d’humiliation nationale».
Mais dans leur civilisation cela vient de loin. Cela imprègne leur mémoire collective. Dans le journal de ses pérégrinations en Asie, un barbare en Asie, le poète belge Henri Michaux disait que «la peur des humiliations est tellement chinoise qu’elle domine leur civilisation».
Dans la même veine et plus tranchant, le grand philosophe de l’empire du Milieu, Lao Tseu, disait : «Aussi, il ne faut pas confier le pouvoir à celui qui préfère l’honneur ni à celui qui préfère l’humiliation.» Présentement, les Chinois ont confié le pouvoir à celui qui l’affirme haut, fort et audiblement. John Bolton, l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, rapporte, selon le Figaro International du 26/07/2020, cette scène : «Ce 18 juin 2019, Trump fait monter les enchères auprès de Xi Jinping, en pleine guerre commerciale, en marge du Sommet du G20 qui se déroule dans la métropole japonaise. Brusquement, le Président chinois prend son adversaire à contre-pied. A brûle-pourpoint, Xi réplique qu’un accord inégal avec nous reviendrait à une ‘’humiliation’’ digne du traité de Versailles, qui avait offert au Japon la péninsule du Shandong jusque-là contrôlée par l’Allemagne.»
Ceci étant dit, cette remise en question n’est pas exclusive à la Chine. Elisabeth Valley, chroniqueuse au journal québécois Le Devoir, attribue la même revendication à Erdogan à propos du démantèlement de l’Empire ottoman, l’homme malade des Européens, mais aussi à Poutine lorsqu’en 1990 ’OTAN est venue s’installer aux portes de la Russie, ce qui conduit à la guerre russo-ukrainienne.
Les spécialistes traitant du sujet mettent en jeu trois acteurs dans l’équation humiliation : «pour être humilié, il faut être deux. Il y a celui qui humilie et celui que l’on humilie, mais il y a aussi les spectateurs.»
Dans un article sur l’humiliation dans la revue Philosophie Magazine, le 03/11/2022, Sven Ortoli dit à propos de l’exfiltration du sixième président de la République populaire de Chine, Hu Jintao, nous étions plusieurs milliards de spectateurs.
Ainsi, le message du Président chinois Xi Jinping se voulait urbi et orbi. Il entend dire aux Chinois et au monde que le pouvoir du monde à venir n’est plus à l’Ouest, mais à l’Est, en Asie et son siège est à Pékin.
Après les reconquêtes de la souveraineté et la réappropriation de ses ressources, le Sud entend, depuis l’avènement du XXIe siècle, se battre pour accomplir la restitution du poids de sa voix. Ne plus subir désormais, mais décider à part entière avec les autres, de ce qui se passe dans le monde.
Pour ce faire, la Chine utilise le groupe BRICS, dont elle se veut être le porte-étendard, depuis sa création, comme un levier substantiel. Il faut relever toutefois que le groupe ne s’emboîte pas encore, faute de points d’articulation entre ses membres. Il ne possède pas d’organisation pour le structurer, hormis la nouvelle banque de développement créée en 2014, domiciliée à Shanghai, en Chine.
En outre, les règles de parrainage pour y adhérer demeurent opaques. La configuration du groupe impose le questionnement et pour cause. Y sont membres des pays dits émergents, des pays dont les économies reposent sur des rentes pétrolières.
D’autres se disant puissances régionales, mais également des pays à économie précaire qui parfois se retrouvent à la frontière du défaut de paiement.
De surcroît, on ignore comment s’appellera désormais ce groupe depuis son élargissement en 2024 à l’Arabie saoudite, aux émirats arabes unis, à l’Iran, à l’Egypte et à l’Ethiopie. L’acronyme de sa dénomination siglait la première lettre des quatre premiers adhérents en 2009, Brésil, Russie, Inde et Chine, lesquels avaient en 2011 intégré l’Afrique du Sud, South Africa, pour former les BRICS. Actuellement, le groupe est désigné : BRICS plus.
Mais il faut signaler que depuis sa dernière réunion, le groupe a pris du poids dans l’échiquier des futurs grands équilibres mondiaux. Est-ce le début de la fin de l’unilatéralisme ?
L’égocentrisme institutionnel avait longtemps conditionné l’Occident à penser la Chine incapable d’innover, et qu’en conséquence, les états-Unis demeureraient le maître des horloges et éviteraient qu’advienne le duel des géants, à coup sûr apocalyptique. Que cela déboucherait sur un basculement de l’histoire du monde et marquerait, évidemment, un avant et un après. Et comme toute chose arrive forcément à un moment précis à son degré de saturation, ce serait, là, le stade final d’un cycle normal du cours de l’histoire. Celui du terme de la prépondérance du modèle occidental. Celui de la fin de la Pax Americana, l’outil clé de voûte de l’hégémonie US sur le monde.
Ce moment-là entraînera-t-il la fin de l’inégal échange, à tout point de vue, avec justement ce Sud global ?
La Chine, qui durant trente ans — 1978/2008 — se contenta d’un modèle de croissance centré sur les exportations de produits à faibles coûts de production, tel le textile, disait-on à l’époque, habillait le monde. Ce fut possible grâce notamment aux bas salaires, toutefois le schéma qui était sans effet sur l’économie du pays, considérant à faible valeur ajoutée, dévoila les limites de cette représentation du développement économique. Depuis, on prête au compagnon de Mao, Deng Xiaoping le célèbre mot d’ordre : «enrichissez-vous», qui donne en 1992, le coup d’envoi du changement de cap et l’inscription en 1993 dans la Constitution chinoise du concept de «l’économie socialiste de marché», repris d’ailleurs dans le préambule et dans les articles 11 et 15 dans la version consolidée du 11/03/2018.
C’est aussi cette mouture de la loi fondamentale qui a vu la suppression de l’article 79, qui limitait à deux mandats successifs l’exercice de la fonction présidentielle.
Dès lors la modernisation de l’industrie, comme nouvelle stratégie de développement, est mise en œuvre. Le numérique servira de locomotive à ce processus.
Depuis, des résultats au-delà des proportions prévisionnelles sont atteints. Plusieurs sources citent les indicateurs qu’a publiés le groupe de réflexion Australian Stratégic Policy Institute, qui soutient que la Chine est en pole position dans 37 des 44 technologies de pointe traitées dans son étude. Il s’agit du domaine des batteries électriques, de celui de l’hypersonique, y compris l’armement, des communications radiofréquence avancées comme la 5G et la 6G, de la fabrication à l’échelle nanométrique, de l’hydrogène et de l’ammoniac pour l’énergie et aussi pour la biologie synthétique.
Le même rapport d’étude atteste par ailleurs que les États-Unis ne dominent que dans quelques secteurs, comme les vaccins, l’informatique ou les systèmes de lancement spatial. La Chine est à tout point de vue concurrentielle par rapport à l’Occident. Son PIB représente 18% du PIB mondial et 70% de celui des Brics. L’économie chinoise avait connu, jusqu’à l’apparition du Covid-19, une croissance à deux chiffres particulièrement entre 1995 et 1997 et aussi entre 2003/2007, quand celles de l’occident, Europe et USA affichaient péniblement des 4, sinon des 6%.
Le pays détient le quasi-monopole sur les terres rares, réserves et production, avec 70%. Cette exclusivité comprend les 17 métaux qui sont utilisés dans les technologies de pointe, écrans de smartphones et batteries électriques. Idem aussi pour les semi-conducteurs, comme aussi la primauté dans la maîtrise de l’industrie des panneaux solaires. Dans le secteur des batteries pour les voitures électriques et bien entendu les voitures électriques, la Chine est le leader incontestable.
Au bout de tout cela, et forte de ces transformations, la Chine ne cache plus ses ambitions. La sagesse populaire chinoise disant qu’il faut «cacher sa force et attendre son heure» n’est plus en vogue.
Les Chinois sont présents économiquement en Asie et ils ne s’en cachent pas. Leur présence, par exemple, dans les rouages économiques du Sri Lanka est typique.
En Afrique, ils ont construit et gèrent des infrastructures déterminantes pour la survie économique de certains pays.
La proportion des capitaux chinois investis dans les marchés européens est en nette augmentation. Dans certains domaines de pointe, notamment. C’est quasiment le même topo pour l’Amérique du Nord qui défend son économie par des interdits opposés aux produits chinois. Quant à l’Amérique du Sud, la profondeur chinoise avait déjà en 2010 dépassé la présence européenne. Les Chinois exploitent des matières premières, construisent des centrales électriques et des chemins de fer. Dans le golfe Persique, région qui recèle 40% des réserves mondiales de pétrole et de gaz et 5% du PIB mondial, la Chine est présente par la médiation diplomatique et les exportations des matériels de guerre particulièrement.
Les Chinois ont surtout, comme couronnement de cette réalité, réussi le coup d’éclat, en damant le pion aux États-Unis en 2023. Ils avaient réussi à rétablir les relations diplomatiques, rompues depuis sept ans, entre l’Iran et l’Arabie saoudite, le grand et sûr ami des USA, depuis le pacte du Quincy de 1945. Sur le plan géostratégique, convaincus d’avoir sécurisé leur assise continentale, les Chinois se sont engagés à conforter son prolongement maritime.
Avec trois porte-avions : le Liaoning, le Shandong et spécialement le dernier, le Fujian, construit, armé et lancé en Chine le 17 juin 2022, parce que doté du système Catobar, ce mécanisme de catapultage des avions au décollage et à l’appontage. Seules deux marines au monde disposent actuellement de cette technologie, l’US Navy et la marine française sur son unique porte-avion, le Charles-de-Gaulle.
Selon le site Meta-Défense, dans un article bien documenté, publié le 11/07/2024 et librement consultable sur la Toile, son éditeur Fabrice Wolf affirme que la marine chinoise progresse sept fois plus vite que l’US Navy. Ceci fut confirmé par l’amiral Samuel Paparo Jr, lors de son audition, en février 2024, par le Sénat US, avant sa prise du commandement en chef de l’espace maritime indopacifique, quand il avait déclaré : «Nous ne sommes pas dépassés, mais je n’aime pas le rythme de la trajectoire.» Euphémisme s’il en est pour reconnaître son incapacité de suivre le rythme chinois. Mais le schéma du rapport de force est planté.
D’un autre côté, Thomas Gomart, historien et directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI) dans son livre les ambitions inavouées, éditions Tallandier 2023, dit en page 83 : «comme le Royaume-Uni en son temps ou les États-Unis aujourd’hui, la Chine sait que l’exercice global de la puissance passe par la maîtrise des mers.»
Effectivement, la Chine est propriétaire d’une base navale militaire, sur la mer Rouge, à Djibouti, inaugurée le 1er août 2017. Mais fidèles à leur forme du Soft Power, ce concept né aux États-Unis, les Chinois procèdent par l’affirmation tranquille de leur volonté. La base chinoise de Djibouti est présentée comme étant un site logistique et de défense, pas une position de combat. Sa raison d’exister est la protection des voies maritimes et par conséquent la stabilité de son économie et de celle du monde. C’est la même démarche qui est entreprise pour disposer et maintenir une présence maritime en Méditerranée.
En avril 2016, les Chinois acquièrent à travers leur armateur public Cosco, le plus grand port grec, le Pirée. Ils en firent depuis le premier port à conteneurs de Méditerranée. Ce fut à l’époque, selon les responsables chinois, l’un des premiers jalons de la stratégie dite Belt and Road, la ceinture et la route, faussement dénommée la nouvelle route de la soie.
Ce projet titanesque, dit écologique, en réalité enserre le monde par des voies et des infrastructures portuaires, terrestres et ferroviaires. Les Chinois convoitent aussi une installation sur la façade maritime atlantique, pour compléter leur présence dans toutes les mers du globe. Les pays les plus en vue pour accueillir une base navale chinoise sont la Guinée équatoriale et le Gabon sur la zone atlantique africaine.
Et pour boucler cette boucle et anticiper tout risque, la Chine est entrée dans le club jusqu’à difficilement accessible des pays ayant conquis l’espace. Forts de leur essor économique, les Chinois ont développé divers programmes pour y parvenir. Cela va des satellites de télécommunication, d’observation, de reconnaissance, d’écoute et météorologiques, à ceux de la navigation, en passant par ceux à exploitation militaire.
Fruit de sa coopération avec l’URSS dans un programme spatial, dans les années soixante, la Chine avait réussi à mettre en orbite son premier satellite en 1970. Ils passèrent ensuite à la formation et à l’envoi de Taïkonautes dans l’espace dont une femme en 2011. Ils envisagent depuis, avec leur nouveau programme, le dépôt d’hommes sur la Lune en 2030.
En attendant, les Chinois sont allés là où aucune puissance dite spatiale avant eux ne s’est encore rendue. La face cachée de la Lune. C’est le côté que l’on ne peut voir à partir de la Terre. La sonde chinoise Chang’e-6, propulsée dans l’espace le 03 mai 2024, a, pour la première fois dans l’histoire spatiale, le 25 juin 2024, ramené des photos, des échantillons de roches et de terre de cette partie de la Lune. Le bras robotique utilisé à cet effet avait aussi, avant le retour de la sonde sur Terre, planté le drapeau chinois.
Pour compléter le tableau de sa prééminence à venir, la Chine a entrepris d’exposer le futur visage de la conduite des affaires du monde. C’est son action à l’institutionnel international à travers deux priorités : la paix et le développement. C’est le chantier entrepris pour réformer l’ONU. L’axe principal est le passage au bout de cette réforme au multilatéralisme.
L’organisation onusienne est née durant la période d’un bilatéralisme découlant de la fin de la Seconde Guerre mondiale qui avait intronisé les deux vainqueurs, les USA et l’URSS.
Cette configuration avait dominé les affaires du monde séparé entre les deux pôles Est et Ouest, en gros, entre socialistes et capitalistes, et qui fut entretenu et exacerbé par la guerre froide. Une fois que cette dernière a pris fin, faute de combattants, le monde est tombé dans un unilatéralisme patronné par les États-Unis.
Les Chinois œuvrent, disent-ils, à parvenir à une nouvelle forme de relations et de coopération entre les Etats membres de l’ONU, conforme à l’essence de l’organisation à sa naissance, celle contenue dans sa charte.
Il s’agit de récupérer certains des principes longtemps abandonnés. Ainsi, leur projet vise à retrouver les principes d’égalité souveraine, de non-ingérence dans les affaires intérieures, de règlement pacifique des conflits et de renforcement de la coopération internationale.
Dans un document publié par l’ambassade de Chine à Paris et daté du 14 octobre 2023, il est déclaré : «La Chine appelle la communauté internationale à porter le véritable multilatéralisme, à défendre le système international centré sur l’ONU, à soutenir le rôle central de l’ONU dans les affaires internationales, à promouvoir le développement et l’amélioration du système de gouvernance mondiale, et à bâtir ensemble la communauté d’avenir partagé pour l’humanité.»
Parallèlement et en dehors des Brics, les autorités chinoises ont développé d’autres outils pour contester, selon leur conception du Soft Power, l’ordre international établi.
L’Organisation de coopération de Shanghai, qui regroupait six Etats à sa création en juin 2001, énonce dans son texte fondateur le principe suivant : «œuvrer à la création d’un nouvel ordre politique et économique international, plus juste et démocratique.»
Cette organisation intergouvernementale compte, depuis 2023, 14 pays entre fondateurs et partenaires non membres participants aux discussions. Y figurent à côté de la Chine et la Russie, l’Inde, le Pakistan, la Turquie, l’Iran, l’égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats, le Koweït et le Qatar.
Maintenant ce cap pour donner corps à sa stratégie, la Chine, qui avait piloté la préparation et le déroulement des travaux du dernier sommet des Brics, tenu en Afrique du Sud, du 22 au 24 août 2023, est parvenue à atteindre tous ses objectifs, à savoir :
– l’élargissement du groupe.
– l’entrée de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Iran, trois pays gros producteurs de pétrole et de gaz.
Le but de cette entrée vise à briser le lien pétrole-dollar, l’enjeu étant d’encourager l’apparition effective de systèmes de paiement alternatifs, pour, en ultime phase, aboutir à la dédollarisation de l’économie mondiale et du système financier international.
Ce sont tous les indicateurs contenus dans la présente recension, sans nul doute fragmentaire, qui marquent l’arrivée certaine de la Chine aux commandes des affaires, sur le temps long. Ces raisons font que ceux qui sont aujourd’hui en gestion des questions du monde se prémunissent contre la Chine. Ils tentent, vainement, de différer qu’advienne ce moment, tant redouté, du déclassement.
CONCLUSION
Obnubilés par la perpétuation de l’unipolarité dans le monde, il fallait pour les USA, après la fin de l’URSS, atomiser la Russie. L’imposition de sanctions économiques par bouquets, et leur durcissement à chaque nouveau paquet de frustrations, n’a pas produit les effets escomptés.
Paradoxalement, cette stratégie a engendré des incidences inattendues avec des résultats pas prévus du tout. Le choc en retour à travers la planète a permis à d’autres acteurs, puissances émergentes et puissances régionales notamment, de se repositionner à travers d’autres circuits que ceux fixés par les États-Unis.
Les Chinois et plusieurs de ces pays commencent à régler leurs opérations d’import-export en yuan. Cela s’est fait avec le Brésil, l’Argentine et la Russie. Curieusement, même le géant français des hydrocarbures TotalEnergie avait été payé par la Chine en yuan pour une livraison de gaz, selon le journal français La Tribune du 30 mars 2023.
Au final, en voulant disqualifier la Russie pour affronter la Chine en position de force, le moment venu du combat ultime, les États-Unis ont fortement aidé à la naissance légitime de ce Sud global, et ont offert à la Chine l’opportunité d’en devenir le chef de file et aussi le leader.
A. L.