Par Arezki Ighemat, Ph.D in economics
Master of Francophone Literature (Purdue University, USA)
“France and Algeria are like an old couple who have been married for many years, had a
tremendous bust up, divorce, and then decide to make up. Emotion will never be altogether
completely straightforward” (Time magazine, lors de la visite du président Giscard
d’Estaing en Algérie en 1975 pendant laquelle la Marseillaise a été entonnée officiellement
Sur le sol algérien, en compagnie du président Boumediene, cité par Alistair Horne, A Savage
War for Peace, Algeria 1954-1962, New York Review of Books Classics, 2006, p. 560).
“A metallic, ice-cold bridge has been thrown over a century of Franco-Algerian history.
The bridge is similar to Sirat that leads to the resting place of the chosen; it is as fragile as a
rope, as sharp as a sword, and it is gradually being stained with the dark blood of the sinners.
A blade on fire stands poised over this century; it is stained with the blood of men; that of the
fighters and the victims. In the end, it will form a bloody line of retribution across a useless
page” (James D. Le Sueur, Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962 : Reflexions on the French
Algerian War, University of Nebraska Press, 2000, p.118).
INTRODUCTION
Les relations entre l’Algérie et la France restent déterminées, dans une grande mesure, par 132 années de colonisation française accompagnée, du côté français, par l’expropriation, l’exploitation, l’humiliation, l’injustice, la destruction culturelle ,… et, du côté algérien, par une résilience farouche du peuple qui, depuis 1830, et pendant les siècles qui précèdent, a montré que, en dépit de ses moyens rudimentaires, il a résisté à toutes les tentatives qui portaient atteinte à sa souveraineté territoriale, sa religion, sa culture, sa langue, et sa dignité humaine. Le peuple algérien savait, en effet, que, sur le plan strictement militaire, il ne pouvait pas gagner contre l’une des plus puissantes armées du monde, l’armée coloniale française. C’est pourquoi il a eu le réalisme de recourir à une arme plus puissante, la diplomatie, en vue d’expliquer et de convaincre de la justesse de sa lutte pour l’indépendance. C’est ce travail soutenu d’explication de la cause ou de la « question » algérienne, comme on l’appelait alors, sur la scène internationale qui a pu compenser la faiblesse des moyens militaires de l’Algérie et qui a montré que la force militaire n’est pas toujours celle qui gagne, mais que la force de la conviction et de la diplomatie peut, dans certains cas, comme dans le cas algérien, l’emporter sur la puissance militaire. Après l’indépendance—et pendant les deux premières décennies qui l’ont suivie (1962-1980)—l’Algérie a continué à utiliser la diplomatie et est arrivée à s’ériger en un pays respecté ayant contribué à défendre les « damnés de la Terre (notamment en offrant l’hospitalité aux mouvements de libération nationale, parmi lesquels, le mouvement palestinien, ce qui lui avait valu le titre de « Mecca of the Revolution », appellation d’Amilcar Cabral, leader du Mouvement de Libération de l’Angola) ; à résoudre les conflits entre Etats (libération des otages américains en Iran en 1981 grâce à la médiation algérienne ; résolution des conflits inter-Africains, etc) et à établir un Nouvel Ordre Economique International. Cependant, lorsqu’on regarde ce qui se passe depuis quelques mois sur le plan des relations entre les deux pays, on a l’impression que cette leçon d’histoire que nous venons de raconter n’as pas été retenue. En effet, il semble que les deux pays concernés ne soient pas prêts à se mettre autour d’une table et, comme ils l’avaient fait à Evian en 1962, pour régler leurs différends dans tous les domaines. Pourquoi cette fois-ci—alors qu’on a affaire non plus à des pays belligérants mais à deux pays souverains—le recours à la diplomatie semble être un exercice si difficile ? Qu’est-ce qui empêche, d’un côté, comme de l’autre, de recourir à la « soft power » que constitue la diplomatie ? La réponse à ces questions est que les deux pays veulent—par ces bruits, ces virulents échanges verbaux et écrits au niveau officiel et au niveau des médias—faire oublier leurs problèmes internes. Ils veulent faire croire que, par ces ultimatums lancés d’un côté et de l’autre, ils vont, au final, réduire l’intensité et l’âpreté des problèmes intérieurs de chacun des deux pays. Cela est une illusion. Voyons pourquoi!
LES PROBLEMES INTERIEURS DU COTE FRANÇAIS
L’attitude française et sa posture depuis quelques mois vis-à-vis de l’Algérie est, à notre avis, largement déterminée par les problèmes intérieurs que le Pouvoir français rencontre ces dernières années. L’un de ces problèmes est la montée vertigineuse de l’extrême droite et le programme politique qu’elle envisage de mettre en œuvre si elle venait à prendre le pouvoir en 2027 : réduction, voire arrêt de l’immigration d’origine maghrébine, en particulier algérienne, par le biais de la réduction (voire la suppression) des visas d’entrée et de l’encouragement du retour des émigrés déjà installés en France ; révision des accords de coopération algéro-français, etc. Ce sont ces mesures que l’extrême droite entend appliquer si elle remporte les élections municipales de 2026 (soit dans un an) et surtout les élections présidentielles de 2027. Déjà aux élections européennes de 2024, le parti de Marine Le Pen, le Rassemblement National (anciennement Front National) avait remporté 31,4% des voix (soit environ un tiers du total), ce qui a poussé le Président Macron à dissoudre l’Assemblée Nationale française. Les français pensent que si la déferlante droitiste actuelle se poursuit au rythme de 2024, l’extrême droite pourrait prendre le pouvoir en 2027 et appliquer son programme anti-étrangers, ce qui aurait des conséquences désastreuses pour les populations émigrées installées depuis des générations. La deuxième raison qui explique les réactions du gouvernement français aux différends actuels avec son ancienne colonie est l’expansion de l’islamophobie et du racisme anti-musulman. Cette haine du Maghrébin, et surtout de l’Algérien, ne date pas d’aujourd’hui, mais elle s’est accentuée de façon exponentielle ces dernières années, et plus encore ces derniers mois. Parallèlement à l’islamophobie, l’extrême droite, et la droite française en général, depuis toujours, mais surtout depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, a entrepris une campagne médiatique de répression contre les citoyens français qui demandent l’arrêt des agressions israéliennes sur les populations palestiniennes et une solution au conflit éternel Israélo-Palestinien. Les supporters de ces demandes sont systématiquement accusés d’antisémitisme, comme si l’islamophobie n’était pas aussi de l’antisémitisme. Le Pouvoir français essaie, par tous ces cris et ces campagnes, de faire oublier tous ces problèmes, mais il ne fait que les raviver et les aggraver.
LES PROBLEMES INTERIEURS DU COTE ALGERIEN
L’Algérie, de son côté, a aussi vu ses problèmes intérieurs s’intensifier au cours de ces deux dernières décennies, notamment depuis le hirak de 2019 qui a secoué le système algérien et l’a acculé à adopter une politique plus musclée à l’égard de la société civile. L’un des problèmes majeurs reste la situation sur le plan socioéconomique qui a vu le pouvoir d’achat des citoyens se détériorer en raison de l’inflation intérieure et importée ; la pénurie des biens de première nécessité qui sont devenus des biens de luxe pour certaines catégories de populations ; le mauvais management des entreprises qui sont maintenues en vie grâce à la rente pétrolière, etc. Le second facteur qui intervient dans la crise intérieure algérienne est constitué par l’injustice et l’inégalité croissantes entre les citoyens, encouragée par le clientélisme et le clanisme. L’effet de ces facteurs est l’accroissement de la portion la plus pauvre de la population qui voit les subventions de l’Etat se réduire d’année en année et le chômage s’ériger en pandémie. La troisième cause qui, sans aucun doute, a un effet sur l’aggravation de la situation du pays est le conflit avec le Maroc, un conflit qui devient chronique et qui porte, entre autres—mais pas seulement—sur les positions divergentes du Maroc et de l’Algérie sur le Sahara Occidental. L’effet le plus notable et le plus immédiat de ce conflit est la baisse, voire l’absence totale de relations économiques et diplomatiques entre les deux pays, mais il y a aussi les problèmes humains entre les deux peuples liés par l’histoire, la sociologie, la culture, les langues, la religion, etc. Le quatrième motif qui explique les réactions récentes de l’Algérie face à la crise actuelle entre les deux pays est l’image que donnent certains pays et médias étrangers de l’Algérie, surtout depuis le hirak de 2019, comme étant un pays qui réprime fortement les libertés individuelles et collectives de la population, notamment la liberté d’opinion. L’Algérie, en effet, est accusée d’avoir emprisonné un grand nombre de journalistes et de militants du hrak et d’avoir réduit amplement le champ d’action des partis politiques d’opposition et de la société civile. Le plus spectaculaire de ces actes est l’emprisonnement de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, qui a été, sinon le détonateur, du moins le catalyseur—de la crise diplomatique entre les deux pays. Le Pouvoir algérien fait tous les efforts et utilise tous les stratagèmes possibles pour effacer cette image qui lui colle sur le dos en invoquant notamment la fameuse « main étrangère » (yed al kharijya) pour faire oublier les problèmes évoqués ci-dessus. Si l’influence et l’action de cette main étrangère sont vraies, dans une certaine mesure, elle n’explique pas totalement la crise diplomatique et politique actuelle entre la France et l’Algérie. Ces problèmes sont toujours là et ne feront que s’accentuer si le Pouvoir algérien ne les attaque pas frontalement.
CONCLUSION
Il y a un fameux proverbe populaire algérien qui dit « Ma teqderch tgheti chems bel gherbal » (On ne peut pas cacher le soleil avec un tamis). Un autre adage, plus universel, dit « Chasser le naturel, il revient au galop ». Ce que ces deux phrases signifient, c’est qu’on ne peut pas éternellement et de façon récurrente—chaque fois qu’il y a le feu dans la maison—utiliser quelque stratégie ou stratagème pour dissimuler la réalité socioéconomique, politique, culturelle, et autre, existant dans un pays, que celui-ci s’appelle la France, l’Algérie, ou autre. Ces problèmes finissent toujours par ressurgir, souvent avec une plus grande intensité et gravité. Que la seule façon de trouver des solutions à ces problèmes internes passe par un dialogue franc et direct, d’abord avec son propre peuple, puis avec les pays étrangers. Ce n’est qu’une fois la paix et la sérénité retrouvées à l’intérieur que le pays—s’appuyant sur le consensus populaire—peut solutionner les divergences, grandes ou petites, qu’il peut avoir avec les autres pays. Il y a donc un lien direct, une sorte de pont, entre les politiques intérieures et extérieures de chaque pays. Par ailleurs, le seul moyen durable de résoudre les conflits entre Etats reste la diplomatie—la ‘soft power’ comme on aime l’appeler parfois—et la coopération dans le respect mutuel des intérêts et de la souveraineté de chacun. C’est le sens véhiculé par la première épigraphe placée tout en haut de cet article, citée par l’historien britannique Alistair Horne dans son fameux ouvrage « A Savage War for Peace, Algeria 1954-1962 », que je traduis : « La France et l’Algérie sont comme un vieux couple marié depuis plusieurs années, qui a connu des batailles importantes, a divorcé, et a décidé de renouer leurs relations à nouveau. L’émotion ne sera jamais totalement absente dans leurs relations ; et cela ne sera jamais totalement facile ». En effet, la tâche n’est pas si aisée parce que l’histoire et le passé commun qui lient les deux pays, laissent des traces indélébiles sur les populations respectives, notamment dans le cas de violences exercées par ces pays sur les populations et où le sang a coulé. C’est ce dernier point qu’a voulu souligner la deuxième épigraphe indiquée en haut du présent papier et dont l’auteur n’est ni autre que le célèbre écrivain algérien Mouloud Feraoun dans son Journal 1955-1962, je traduis) : « Un pont métallique, un pont extrêmement glacial, a été établi au cours d’un siècle d’histoire franco-algérienne. Ce pont est similaire au Sirat [le pont, qui, dans l’eschatologie musulmane, sépare et relie l’enfer et le paradis, et que les vertueux traversent sans difficultés pour rejoindre le paradis tandis que les non vertueux tombent en travers et n’arrivent donc pas au paradis] qui conduit à l’endroit de repos pour les élus [de Dieu] ; ce pont est aussi fragile qu’une corde, aussi aiguisé qu’une épée et il est graduellement tacheté du sang noir des pécheurs. Une lame de feu se tient en face de ce siècle ; elle est teintée du sang des hommes ; celui des combattants et des victimes. In fine, ce pont formera une ligne sanglante de punitions à travers une page inutile ». Cette traduction, qui est la nôtre, peut ne pas reprendre exactement les mêmes termes que ceux utilisés par Mouloud Feraoun dans son Journal en langue française, mais elle donne une idée assez claire de ce que Feraoun a voulu dire concernant les relations algéro-françaises, à savoir que, en dépit de toutes les tragédies que les deux peuples aient subies et qu’il n’est pas aisé d’oublier–le pont « métallique » qui les relie n’est pas rompu. Dans quelques jours, quelques semaines, quelques mois, des relations plus apaisées naitront de ce séisme verbal et médiatique, mais les frictions entre les deux pays subsisteront et donneront lieu à d’autres crises.