Histoire / Abdelmadjid Merdaci : les Européens d’Algérie et la guerre de libération

A partir du mois de mai 1962 un nombre de plus en plus important d’Européens faisait le choix de quitter l’Algérie. L’historien Abdelmadjid Merdaci rappelle que, le 17 juin 1962, le représentant du FLN au sein de l’Exécutif provisoire invitait les Européens d’Algérie à accepter les Accords d’Evian et à prendre place dans l’Algérie indépendante, mais c’est le refus de cette option qui a prévalu en leur sein, avec la violence des “Unités territoriales” puis le terrorisme de l’OAS.
[Mis à jour le 22 juin 2016]

Un couple algérien et un couple français (pied-noir) se croisent dans une rue d’Alger, années 1920 – photo originale, ©Delius/Leemage

Européens d’Algérie : réalité de la fuite, imaginaire de l’exil

par Pr Abdelmadjid MERDACI, publié le 16 juin 2016 dans le quotidien L’Expression

Le 17 juin 1962 au soir, les Algériens comme les Européens d’Algérie, découvraient sur l’écran de la station d’Alger de la télévision, avec surprise, le visage de Chawki Mostefaï, [1] membre de l’Exécutif provisoire et responsable en son sein du groupe FLN, qui confirmait au nom du Front, l’accord conclu avec l’OAS, dont l’annonce avait été faite en fin de matinée par Jean-Jacques Susini, responsable politique de l’organisation armée des Européens. Sans revenir sur les péripéties d’une négociation et d’un accord qui auraient pu avoir de sérieuses conséquences sur l’organisation du référendum du 1er juillet 1962 [2], il est important de rappeler les termes de l’appel que Chawki Mostefaï lançait aux Européens d’Algérie présentés comme des « Algériens » : « Aux Européens d’Algérie, nous disons, au nom de leurs frères algériens, que si vous le voulez, les pistes de l’avenir s’ouvrent à vous comme à nous. »

De la place pour tous

Au cours des discussions engagées à partir du 18 mai 1962 entre Abderrahmane Farès, [3] président de l’Exécutif provisoire, et Susini – à la demande de ce dernier – la question nodale aura été la place des Européens d’Algérie dans la République algérienne et Farès comme Mostefaï confirmeront les garanties contenues dans les accords d’Evian qui étaient particulièrement généreuses. Pour rappel, il s’agit de l’octroi de la double nationalité sur une période probatoire de trois ans au terme desquels il était accordé aux Européens la possibilité du choix de la nationalité française et de la protection consulaire de la France. Ils pouvaient être, à ce titre, éligibles et électeurs et cela sans compter le statut spécial accordé à Alger et Oran au regard de l’importance des populations européennes y résidant. Les accords d’Evian – faut-il relever aussi que le général Salan avait appelé au nom de l’OAS à tout faire pour empêcher leur mise en oeuvre et il y eut effectivement une grève générale des Européens le 20 mars 1962 –, l’accord FLN/OAS du 17 juin 1962 étaient-ils de nature à contraindre à l’exil, socle récurrent du récit de référence des pieds-noirs installés en France ? Le FLN en atteste encore : l’appel de Ferhat Abbas, au mois de février 1960, assure aux Européens d’Algérie que : « Dans la République algérienne que nous édifierons ensemble il y aura de la place pour tous, du travail pour tous. L’Algérie nouvelle ne connaîtra ni barrière raciale ni haine religieuse, elle respectera toutes les valeurs, tous les intérêts légitimes. » [4]

L’ALN, comme le FLN dans les villes, appliquait les dispositions du cessez-le-feu alors même que les troupes françaises en collaboration avec la « force locale » instituée par les accords d’Evian étaient en charge de la sécurité publique. Il est de fait qu’à partir du mois de mai 1962 un nombre de plus en plus important d’Européens faisait le choix de quitter l’Algérie – quelque 100.000 pour ce seul mois – et, ce faisant, ils se mettaient à l’abri d’abord, de l’OAS qui menaçait de représailles ceux qui abandonneraient l’Algérie.

Le constat peut être fait pourtant de la puissance du récit d’un exil clairement entendu sous la contrainte d’une barbarie algérienne. Ainsi, à l’occasion de la commémoration de l’anniversaire du 19 mars – toujours décriée par les tenants de l’Algérie française, leurs soutiens et dans les médias – le chef de l’Etat français avait cru devoir, dans son discours du quai Branly, rendre hommage à la mémoire de « toutes les victimes ». Rien, du côté algérien, n’a été fait pour démonter les constructions et les thèses des défenseurs de l ’Algérie française et de l’OAS en France et, aujourd’hui, même les pouvoirs publics français s’obligent à valider les termes de l’exil à la fois dans une logique constante de déni et au nom aussi de calculs politiciens de conjoncture.

Dans une remarquable « Mise au point » au sujet des ratonnades de Constantine de mai 1956, l’historien français Gilbert Meynier soulignait, à ce propos, que « Toutes les violences ne se valaient pas » [5] et qu’il était difficile de rapporter celle artisanale du FLN/ALN à la puissance de feu industrielle de la puissance coloniale. Au demeurant, toutes réserves égales par ailleurs, les bilans de la guerre d’indépendance du côté des Européens d’Algérie, entre 1954 et 1962, se situent à 2 788 tués et 7 541 blessés, chiffres officiels donnés en août 1962 par le ministre des Affaires algériennes que cite l’historien Guy Pervillé [4]. S’appuyant aussi sur des données des autorités françaises, Pervillé rappelle que sur les 3000 Européens portés disparus seuls 1700 ne seront pas retrouvés [6]. Benjamin Stora
 [7] et Kamel Kateb [8] comptabilisent 400.000 victimes algériennes pour la même période.

Au coeur du récit victimaire, l’OAS

Par touches, encadré par des dizaines d’associations dites de rapatriés (là encore la sémantique est trompeuse s’agissant de populations d’origines européennes diverses), le discours de la victimisation s’est institué autour des commémorations qui couvrent désormais sans ambiguïté les criminels de l’OAS formellement condamnés par la justice française ou tués au cours de combat contre l’armée française. On pouvait encore entendre, par exemple, en mars 2012, en marge de rencontres consacrées au 19 mars 1962 à Marseille, les cris de « FLN assassin » de résidus de l’Algérie française.

La réhabilitation de l’OAS est ainsi l’un des supports de la rhétorique des tenants de l’Algérie française qui participent, sur un autre registre, des enjeux électoraux français comme en atteste la montée en puissance du Front national, parti d’extrême droite dans les zones d’implantation des anciens pieds-noirs d’Algérie. Pour rappel, l’OAS avait tenté – notamment lors de l’opération du Petit Clamart – d’assassiner le général de Gaulle accusé de mener une politique d’abandon de l’Algérie française.

L’antigaullisme militant des Européens d’Algérie nettement réactivé au cours de la guerre d’indépendance – c’est dès novembre 1958 que le tenancier de bar Jo Ortiz crée le FNF (Front national français) – procède, faut-il le souligner, de leur adhésion massive au régime de Vichy. Il s’exprimera dans la violence lors de l’affaire dite des « barricades » de janvier 1960 – qui fera 22 victimes du côté des forces de l’ordre – et quelques mois plus tard avec la tentative de putsch des généraux (Salan, Challe, Jouhaud, Zeller) auxquels les populations européennes, d’Alger en particulier, apporteront un soutien spectaculaire, notamment dans le cadre des unités territoriales.

C’est au lendemain de l’offensive du Nord Constantinois du 20 Août 1955, conduite par Zighoud Youssef, que les Européens d’Algérie entrent de fait dans la guerre active dans le cadre de la nouvelle entité des Unités territoriales dont l’instruction de septembre 1955 du général Lorillot [9] fixe le champ d’intervention.

Des unités territoriales à l’OAS, la guerre des Européens

Les milices européennes armées se signalent déjà dans la sauvage répression qui a suivi Août 1955, à Skikda d’abord, sous la conduite du maire Benquet-Crevaux, à Constantine ensuite, en mars et mai 1956. La création des Unités territoriales (UT) en 1955, unités de civils armés dans le but de coopérer de manière active avec l’armée, outre de leur fournir une couverture légale, scelle la jonction politique entre les activistes de l’Algérie française et l’armée. Patrouilles, opérations de maintien de l’ordre, les Unités territoriales feront partie du paysage de la guerre jusqu’à leur dissolution en février 1960 par le gouvernement et leur nombre cumulera à plus de 200.000 hommes, c’est-à-dire la plus large partie des adultes européens.

Il importe de souligner l’importance en nombre, en constance de cet engagement militant et souvent militaire des Européens d’Algérie dans le cadre des Unités territoriales et le général Salan rappelle dans une instruction datée de mars 1961 toute l’importance des populations européennes pour la stratégie de l’OAS qu’il appelle à « se mobiliser les armes à la main ». S’il convient de faire place à de nécessaires nuances – tous les Européens d’Algérie n’étaient pas organisés au sein de l’OAS – ils la considéraient, majoritairement, comme l’expression légitime de leur attachement à l’Algérie française. En témoignent, entre autres, les fameux concerts de casseroles scandant « Algérie française ».

Il est difficile d’imputer à l’ensemble des Européens d’Algérie les actes criminels de l’OAS, mais il leur était aussi impossible de les ignorer et, indéniablement, ils ne les ont pas condamnés. L’opération « Rock and roll » (cent vingt plasticages en une journée), l’incendie de la Bibliothèque universitaire, de la mairie d’Alger, des réserves d’essence, l’attentat meurtrier du port d’Alger, le minage de la Casbah, pour ne rappeler que ces quelques actions, rajoutent au bilan des pertes humaines, essentiellement musulmanes, situées par les historiens entre 2200 et 12 500 victimes.

Ce déchaînement de haine trouvera sa terrible expression dans la politique dite de « la terre brûlée » qui souleva la condamnation, y compris au sein de l’état-major de l’organisation à l’image des réserves du colonel Château-Jobert, chef de l’OAS du Constantinois.

Des amnisties à l’amnésie

Quand bien même l’estimation courante de 3000 Européens actifs au sein de l’OAS est objectivement en dessous de la réalité, la connexion de l’ensemble de la communauté à l’OAS ne fait pas de doute et ouvre droit à de légitimes questions sur les capacités de refoulement, de refuge dans un imaginaire victimaire de ceux qui avaient choisi la fuite. Il n’est que temps de dire que c’était la fuite de soldats battus – notamment par les forces de l’ordre français et les barbouzes gaullistes – d’une guerre contre des civils désarmés et de disqualifier l’image lénifiante de familles embarquant d’Alger la peur au ventre.

Les différentes lois d’amnistie, celles de 1964, de 1982, et singulièrement celle de 1968 qui avait vu, au lendemain des évènements de mai, les officines gaullistes négocier le ralliement des anciens de l’OAS contre la levée des mesures de justice les ayant frappés, allaient progressivement baliser un inédit « transfert de mémoire » qui allait replacer l’Algérie au coeur de nouvelles dérives racistes en France. L’histoire semble, en effet, rattraper l’actualité (comme c’est le cas aujourd’hui avec le « djihadisme » souvent commode attrape-nigauds), y compris sur les registres les plus inattendus du sport ou de la littérature. Nasri, Benzema, fils d’ouvriers algériens, sont d’une manière ou d’une autre rappelés à leurs origines alors que des plumitifs sans réel talent sont montés au pinacle français comme l’avait été en son temps le bachagha Boualem.

Il ne fait pourtant pas de doute qu’il faut savoir finir une guerre, même une guerre des mémoires ou « une guerre sans fin » pour reprendre Benjamin Stora. Le déni français de la nature criminelle de la colonisation, des crimes d’Etat commis pendant la colonisation et durant la guerre d’indépendance algérienne se ressource facilement dans le récit victimaire des Européens d’Algérie, qui agrège aussi les anciens harkis. Selon toutes apparences, il a intégré les incantations algériennes de conjoncture, assuré en somme que les chemins des vérités de l’Histoire n’ont pas, pour aucune des parties, vertu de consolidation des rapports entre Etats. La résignation à un transfert de culpabilité européenne ne peut être pourtant de mise, ni l’amnésie ni les amnisties françaises ne peuvent avoir force de droit dans une Algérie en quête légitime de son histoire sans fards ni mensonges.


[1] Chawki Mostefaï  : (1919-2016) Militant du PPA, membre du comité central du MTLD, représentant du FLN en Tunisie puis au Maroc. Responsable du groupe FLN au sein de l’Exécutif provisoire

[2] Le 27 juin 1962,s’estimant désavoué dans l’affaire des négociations avec l’OAS, Chawki Mostefaï démissionne de l’Exécutif suivi par la majorité du groupe FLN

[3] Abderrahmane Farès (1911-1991) : Ancien président de l’Assemblée algérienne est désigné en qualité de président de l’Exécutif proviosire au lendemain des accords d’Evian

[4] In Pierre Daum, La valise ou le cercueil » Ed Actes Sud 2012

[5] Meynier (Gilbert) : « Mise au point sur Internet »

[6] Pervillé (Guy) : article publié sur Internet

[7] Stora (Benjamin) « La guerre d’Algérie, expliquée à tous » Ed Le Seuil 2012

[8] Kateb (Kamel) : « Européens, Indigènes et Juifs d’Algérie » Casbah Editions

[9] Général Lorillot : Commandant en chef de la XXème Région militaire (Algérie)


Lire aussi :

>> Les intellectuels algériens et la révolution : Des moudjahidine de la plume méconnus

«Nous disons à nos dominateurs: l’Algérie nous appartient comme une terre doit appartenir logiquement à ceux qui la travaillent, qui peinent pour la faire produire.» «C’est notre sol natal, que de pères en fils nous fécondons de notre labeur: vous êtes venus nous déposséder, nous voler nos biens et, sous prétexte de civilisation vous nous obligez maintenant, pour ne pas mourir de faim, à trimer comme des forçats pour votre profit, contre un salaire de famine.»

Mohamed Saïl révolutionnaire algérien (1924)

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Pendant plusieurs décennies l’histoire de l’Algérie indépendante s’est bornée à celle de la glorieuse Révolution de Novembre. Après l’indépendance et pendant plusieurs décades il n’a pas été question de parler ou de témoigner sur le rôle des intellectuels qui ont contribué à la victoire de la révolution. Une regrettable chape de plomb étouffait tout autre expression que celle des combattants au maquis. Nos enfants n’ont eu pour viatique identitaire que quelques allusions éparses d’une histoire trois fois millénaire. Mieux encore, Il y eut une méconnaissance de l’apport important des autres Algériens et Algériennes à l’indépendance de l’Algérie.

Je veux restituer ma part de vérité de ce que je crois savoir pour affirmer que la Révolution algérienne, qui fut l’oeuvre des glorieux martyrs, a aussi été l’oeuvre de la société algérienne dans son ensemble, quelles que soient les confessions d’alors, sans oublier tous les Européens d’Algérie et les Français de souche qui ont cru en la Révolution. Ainsi, la notion de militant et de moudjahid devrait, de mon point de vue, être étendue à toutes celles et ceux qui ont porté haut et fort la voix de l’Algérie et les espérances du peuple pour la liberté et la dignité.

Dans cet ordre, nous ne devons pas oublier de citer l’engagement dans des conditions difficiles des militants «Moudjahidines de la Fédération de France» qui appartenaient à juste titre à ce qu’on appelle «La septième Wilaya» dont l’un des membres actifs, Maître Ali Haroun, a décrit l’épopée de ces Algériens qui croyaient en la révolution, qui prirent des risques inouis dans une «métropole hostile», qui en payèrent le prix, notamment avec les massacres de masse du 17 octobre 1961. La révolution fut portée par tout le peuple algérien sans exclusif. Chacun avec ses moyens, même en tentant de survivre dans une atmosphère marquée par la haine est d’une certaine façon un atout, dont aurait besoin l’Algérie indépendante, qu’il s’agisse du plus humble des besogneux, de l’universitaire, du médecin, de l’homme de théâtre ou tout simplement l’Algérien lambda. Parmi les moudjahidine qui luttèrent d’une façon aussi difficile qu’avec les armes, nous n’oublierons pas de citer à côté des étudiants, l’équipe de football du FLN, le théâtre du FLN…

 Dans cet ordre, personne à mon sens ne peut ne pas apprécier à sa juste valeur le travail remarquable des délégations algériennes dans les pays étrangers avec pour mission de porter la voix de l’Algérie haut et fort pour son indépendance. A titre d’exemple et sans que cela ne soit exhaustif, l’engagement de la délégation algérienne aux Nations unies, qui, avec de faibles moyens, a donné une dimension supplémentaire au combat sur le terrain. A convaincre le sénateur John Kennedy de la justesse du combat de l’Algérie, n’était pas simple. Arriver malgré les entraves en tout genre de la France pour étouffer la voix de l’Algérie aux Nations unies et arriver en définitive à donner une visibilité chaque année lors de l’inscription de la question algérienne n’était pas une mince affaire.
Et même là le rôle des universitaires a été traité d’une façon superficielle. Qui se souvient des universitaires et intellectuels qui sont morts pour la patrie? Qui se souvient de ces jeunes filles et jeunes garçons qui ont quitté les bancs du lycée ou de la faculté pour entrer dans la clandestinité ou mourir au maquis? La liste est longue. A ma connaissance, mis à part l’ouvrage de Yves Courrières sur la guerre d’Algérie, qui traite de la bleuite et des purges opérées et qui ont vu la fine fleur de ce pays mourir de la main de ses frères de combat. La bleuite est une manipulation des services secrets de l’armée française, du capitaine Léger. Pourtant et malgré tout, le cours de la Révolution fut irrésistible, rien ne pouvait l’arrêter.

Mohamed Saïl, un révolutionnaire des années 1920

S’il est un écrivain méconnu et qui a apporté sa pierre à la prise de conscience pour le combat pour la dignité mené en 1954, ce fut bien Mohamed Saïl. Arezki Slimani nous en parle: «Ce fameux paragraphe est de Mohamed Saïl. Il a été écrit en 1924. C’est à ce grand homme que l’association Taddarth-iw, à Tibane, rendra un hommage particulier. Arezki Slimani le présente: «Mohand Ameziane Sail fut l’un des militants anarchistes et indépendantistes, un militant engagé de la première heure. En 1923, il lance avec Slimane Kiouane, le Comité de défense des indigènes algériens. Durant la Première Guerre Mondiale, il est interné pour insoumission puis pour désertion. Entre 1924 et 1926, il écrit en Algérie dans Le Flambeau où il dénonce le colonialisme et le Code de l’indigénat, et appelle les Algériens à l’instruction, à la révolte et à «rejoindre les groupes d’idées avancées». En 1929, il créa le Comité de défense des Algériens contre les provocations du Centenaire. La France s’apprête à célébrer le centenaire de la conquête de l’Algérie (5 juillet 1830). L’ensemble du mouvement anarchiste dénonce le colonialisme: «La civilisation? Progrès? Nous disons nous: assassinat! (…)» (1)

 Emile Carme va plus loin dans la description de ce révolutionnaire méconnu: «(…) À l’âge de trente ans, il fustige dans Le Libertaire les «pirates rapaces» et les «canailles sanguinaires» qui assujettissent l’Algérie au nom de la Civilisation. La République, écrit-il, n’a rien à envier au fascisme: tous deux communient dans l’arbitraire et le désir de rabaisser. La même année (nous sommes en 1924), il publie dans Le Flambeau, un réquisitoire contre l’occupation de son pays. Ses mots cisaillent, tonnant contre la faim, la misère, les exactions et les humiliations qui ravagent sa terre, contre «l’ignorance, l’abrutissement dans lesquels vous nous maintenez pour mieux nous tenir sous votre joug», contre ce régime «de servitude et de trique» et la condition de «parias» dans laquelle son peuple est maintenu ».(2)

 «C’est notre sol natal, que de pères en fils nous fécondons de notre labeur: vous êtes venus nous déposséder, nous voler nos biens et, sous prétexte de civilisation, vous nous obligez maintenant, pour ne pas mourir de faim, de trimer comme des forçats, pour votre profit, contre un salaire de famine.» Pour étouffer la contestation et faire marcher au pas ce peuple rançonné, le pouvoir, poursuit-il, a institué le Code de l’indigénat». «Une honte pour une nation moderne.» (…) Et Saïl d’exhorter les hommes de bonne volonté, d’où qu’ils soient, à lutter pour «la suppression de l’odieux régime de l’Indigénat qui consacre notre esclavage». Il réclame pour les siens le droit à une vie digne et libre: «Prenez garde gouvernants, au réveil des esclaves!» «Prenez garde qu’un jour les parias en aient marre et qu’ils ne prennent les fusils.». Trente ans plus tard, le FLN surgira d’une nuit de novembre, armé et prêt à tout pour abattre le régime colonial. (…)» (2)

 «S’agissant des fêtes du centenaire de la colonisation, il écrit: «La République s’apprête, trompettes et bravos, hourras et homélies, à commémorer sa prise. (…) Saïl s’élève donc contre la foire coloniale que sera ce centenaire: «Que nous a donc apporté cette France si généreuse dont les lâches et les imbéciles vont partout proclamant la grandeur d’âme? Interrogez un simple indigène, tâchez de gagner sa confiance. (…) La presque totalité de la population indigène vit dans la misère physique et morale la plus grande. Cette misère s’étale largement. Dans les chantiers, les mines, les exploitations agricoles, les malheureux indigènes sont soumis à un travail exténuant pour des salaires leur permettant à peine de se mal nourrir. Commandés comme des chiens par de véritables brutes, ils n’ont pas même la possibilité de recourir à la grève, toute tentative en ce sens étant violemment brisée par l’emprisonnement et les tortures. N’ayant aucun des droits de citoyen français, soumis à l’odieux et barbare Code de l’indigénat, les indigènes sont traînés devant des tribunaux répressifs spéciaux et condamnés à des peines très dures pour des peccadilles qui n’amèneraient, dans la métropole, qu’une simple admonestation. Toute presse indigène étant interdite, toute association étant vite dissoute, il ne subsiste, en Algérie, aucune possibilité de défense pour les malheureux indigènes spoliés et exploités avec la dernière crapulerie qui puisse exister.» (2)

 Il meurt quelques jours plus tard, le 30 avril 1953. Moins de trois mois plus tard, six ouvriers algériens et un métallurgiste français tomberont sous les balles de la police, lors d’une manifestation en faveur de l’indépendance de l’Algérie.

Les intellectuels et la lutte pour l’indépendance

On s’accorde à dire que la Révolution fut préparée par les élites politiques et on cite trois personnages de taille: Messali, Abbas, Ben Badis. Pourtant, la Révolution fut portée aussi et de façon importante par les intellectuels qui ont préparé avant la révolution, par leurs écrits, la dénonciation du pouvoir colonial et de la colonisation et naturellement pendant la révolution en alimentant le débat et en se battant pied à pied avec les intellectuels français racistes nostalgériques dans toutes les instances où il leur est permis de s’exprimer à travers la presse, mais aussi à travers leurs ouvrages. Sans être exhaustifs nous allons citer quelques-uns de ceux qui se sont engagés pour la dignité des Algériens et pour le combat libérateur.
Dans un premier temps, la littérature algérienne est marquée par des ouvrages dont la préoccupation était l’affirmation de l’entité nationale algérienne par la description d’une réalité socioculturelle qui allait à l’encontre des clichés habituels de l’exotisme, c’est à ce titre qu’on assiste à la publication de romans tels que la trilogie de Mohammed Dib, avec ses trois volets que sont la Grande Maison, l’Incendie et Le métier à tisser, ou encore le roman Nedjma de Kateb Yacine qui est souvent considéré comme une oeuvre majeure. D’autres écrivains connus ont aussi contribué à l’émergence de la littérature algérienne parmi lesquels Mouloud Feraoun, Moufdi Zakaria le poète, entre autres, créateur de l’hymne national Kassaman, Mouloud Mammeri, Mohamed Dib, Malek Haddad, Jean Amrouche et Assia Djebar.» (3)
Sans oublier le poète Mohamed Laïd el Khalifa traqué par la police pour son engagement.

Trois écrivains dans la révolution

Dans cet ordre, je fais mienne cette contribution de Adel Fathi, consacrée à trois géants de la littérature algérienne et leur engagement pour la Révolution. Nous lisons: «Durant les années cinquante, la voix d’un romancier avait sans doute plus de résonance dans le monde que celle, par exemple, d’un tribun dont le champ d’action est, par définition, limité dans l’espace. Aujourd’hui, on reconnaît à Mohammed Dib, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, leur caractère de visionnaires, du fait qu’ils ont, d’abord, vu venir l’explosion -dont ils accepteront de devenir des porte-étendards – qui allait enfin enrayer l’occupation. Toutes les oeuvres qui avaient précédé ou accompagné le déclenchement de l’insurrection du 1er Novembre 1954 évoquent avec une pertinence et véhémence inégalables l’injustice dont était victime le peuple dans son écrasante majorité. (…) Le cheminement qu’a suivi l’oeuvre de Mohammed Dib incarne cette dynamique unique dans la littérature algérienne contemporaine qui sera portée par toute une génération d’écrivains. Ainsi, dès 1952, paraît en France, La Grande Maison, premier volet de sa trilogie Algérie, qui retrace avec un réalisme saisissant le quotidien des Algériens d’avant-guerre, avec leur lot de misère, de privation et de répression. C’est là qu’il parle, en parallèle, des grèves des ouvriers agricoles et des revendications nationalistes naissantes. (…) Les deux autres volets de la trilogie, L’Incendie et Le Métier à tisser, sortent en 1954 . Ce qui lui vaudra rapidement d’être expulsé d’Algérie par la police coloniale.» (4)

«Son concitoyen et néanmoins camarade de lutte, Kateb Yacine, entame son parcours durant la même période, fin des années quarante, parcours qui sera bientôt confondu avec celui de la lutte des Algériens pour leur indépendance. (…) Dès 1947, alors qu’il avait peine 17 ans, Yacine commence à donner des conférences sur l’histoire de la résistance algérienne, et notamment sur le parcours de l’Emir Abdelkader(…). Kateb Yacine assumera ce double engagement, politique et littéraire, jusqu’à la fin. Dans les années cinquante, il continuera à s’exprimer, par la poésie et le théâtre pour dénoncer les affres du colonialisme. En 1954, la publication de sa première pièce, le Cadavre encerclé, à Paris, coïncidait avec le déclenchement de la Révolution. Ce texte demeurera interdit en France. (…) Son roman phare, Nedjma, paraît en 1956. Parallèlement, il continue à donner des déclarations et à intervenir dans le débat politique pour porter la voix de l’Algérie en lutte contre le colonialisme, avec ses arguments d’écrivain foncièrement humaniste. Mais la police française le harcèle, il fait la connaissance d’auteurs et d’intellectuels algériens en exil, comme Malek Haddad et Mouloud Kassem (…), Il publie en 1959 Le Cercle des représailles.» (4)

 L’autre monument de la littérature algérienne, Mouloud Feraoun, suivra, lui, un tout autre cheminement. Politiquement moins engagé, il n’en sera pas moins mêlé à la grande tragédie de son peuple, par sa plume, sa présence et son rayonnement. Il a commencé à écrire son premier roman, autobiographique, Le Fils du pauvre, en 1939 réédité en 1954, mais expurgé des soixante-dix pages relatives à l’école normale de Bouzaréah, jugées «trop audacieuses». En 1953 paraît son roman phare, la Terre et le sang, Une année plus tard, la guerre éclate. La même année, il publie Jours de Kabylie. De 1955 à 1962, (…) il rédigea son Journal, publié à titre posthume. L’auteur dénoncera les exactions de l’OAS et la politique de la terre brûlée dont il sera lui-même victime.» (4)

 Dans le même ordre, lorsqu’éclate la guerre de Libération, Mouloud Mammeri se met au service de la Révolution algérienne. Il écrit d’abord, dans le journal L’Espoir d’Algérie puis, entre 1956 et 1957, il adresse à l’ONU une série de lettres dénonçant la colonisation et les exactions commises par l’armée française. Au cours de la bataille d’Alger, en 1957, il compose une pièce de théâtre intitulée Le Foehn, dont il doit détruire le manuscrit devant les menaces de mort. Après l’indépendance, Il écrivit un ouvrage-fresque l’Opium et le bâton où il résume la guerre et, le talent d’Ahmed Rachedi est d’avoir su en moins de deux heures en faire un film qui a condensé 2800 jours de tragédie, de sang, de larmes et de traumatismes.

 Mohamed Saïl a contribué avec les autres au ferment de la révolution de Novembre qui a été un coup d’éclair dans le ciel serein de la colonisation. Cette contribution est un témoignage envers tous ceux qui ont participé à cette belle épopée de Novembre.

Professeur Chems Eddine Chitour

Ecole Polytechnique enp-edu.dz

1.Arezki Slimani http://www.lexpressiondz.com/ actualite/251899-mohamed-sail-revisite.html

2.Émile Carme http://www.revue-ballast.fr/mohamed-sail-maitre-valet/

3.https://fr.wikipedia.org/wiki/Litt%C3%A9rature_alg%C3%A9rienne

4.Adel Fathi http://www.memoria.dz/jan-2014/dossier/trois-crivains-dans-la-r-volution


Photo: Mohamed Saïl (au centre) a contribué avec d’autres au ferment de la révolution de Novembre qui a été un coup d’éclair dans le ciel serein de la colonisation


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