Algérie / 75e ANNIVERSAIRE DES MASSACRES DU 8 MAI 1945 Quel sens donner à la «Journée nationale de la mémoire» ?

8 mai 1945 massacres en algerie
17.05.2020
MOHAMMED OULD SI KADDOUR EL-KORSO

  Jacques Favro, que je cite de mémoire, a écrit à peu près ceci à propos de la double date commémorative du 8 Mai 1945 : «La commémoration du 8 Mai 1945 en Europe est celle de la joie pour des millions d’hommes, alors qu’en Algérie, elle restera le jour le plus triste».

Cette journée qui a vu l’échec du totalitarisme en Europe, que les Algériens s’apprêtaient à fêter à l’image du nouveau monde en général et de la France en particulier, dans la joie et l’allégresse, a viré au cauchemar pour les populations de Sétif, Kherrata, Guelma et leurs environs au contraire des autres régions d’Algérie où des manifestations plus ou moins pacifiques ont eu lieu. La liberté n’est pas un bien qui s’exporte, ni un produit consommable par tous les êtres humains. Une leçon cruelle, inhumaine, mais pleine d’enseignements pour les Algériens et la suite des évènements.

8 mai 1945, «une journée portée disparue»

Après les complots ourdis par les colons avec la bénédiction active de l’administration coloniale ; après le crime contre l’humanité commis à l’endroit des Algériens en Algérie le jour de la «Victoire» contre le nazisme, la France, représentée par le fondateur de la Ve République, le général de Gaulle et ses successeurs, a continué sur sa lancée en commettant un autre crime ineffaçable contre la mémoire en zappant purement et simplement durant un demi-siècle le génocide prémédité commis en Algérie contre des centaines de milliers de manifestants pacifiques qui ont cru sur parole les défenseurs des droits des peuples de l’époque, principalement le président Roosevelt des Etats-Unis et secondairement Churchill du Royaume-Uni, qui tous deux ont laissé faire.

Une date charnière dans l’histoire de l’Algérie indépendante

La Révolte-insurrection des Algériens à Sétif, Kherrata et Guelma qui s’est très vite étendue à pratiquement toutes les villes et villages d’Algérie, traduit le cheminement inexorable du sentiment national porté à son paroxysme ce 8 mai et les jours suivants. Historiquement, cette date marque la fin d’une époque, celle des luttes politiques qui avaient succédé à la Résistance armée du XIXe siècle et le début d’une nouvelle ère, celle de la Guerre de Libération nationale.

Par son statut politico-juridique et sa position géostratégique, l’Algérie s’est retrouvée depuis l’occupation de 1830 au cœur de la politique impériale française et, par voie de conséquence, engagée malgré elle dans tous les conflits d’Europe, d’Asie et du Moyen-Orient. L’offensive allemande du 10 mai 1940, véritable et incroyable désastre politico-militaire français, livre Paris à la Wehrmacht, déclarée ville ouverte, le 14 juin 1940. Les forces politiques algériennes dont l’avant-garde l’ENA-PPA, puis le PPA-MTLD, vont s’approprier la Charte de l’Atlantique du 14 août 1941 dont les principaux points seront repris dans la plateforme revendicative des AML (les Amis du Manifeste et de la Liberté, 14 mars 1944), à savoir la condamnation et l’abolition du colonialisme ; l’application à l’Algérie du Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, auxquels vont s’ajouter des revendications spécifiques comme la dotation de l’Algérie d’une Constitution propre où seraient garanties la Liberté et l’Egalité absolues de tous devant la loi ; la reconnaissance de la langue arabe comme langue officielle ; la liberté de culte et, bien évidemment, la libération des détenus politiques, dont le détenu historique Messali Hadj.

Une mention spéciale doit être accordée à une autre revendication : «La participation immédiate et effective des musulmans algériens au gouvernement de leur pays». Des concepts slogans comme : El Djazaïr-Algérie, Watan-Nation, watani, shaa’b-peuple, el-‘alem-drapeau, anashid wataniya-chants patriotiques, hizbe-parti, djem’iya-association ; nidham-organisation, keshafa-scouts, munadhel-militant, wa’eiy siyaci-conscience politique, langue arabe, mdraça-méderça, jarida-journal, islam, huriya-liberté, muçawet-égalité, huquq siyaciya-droits politiques, etc. sont les principaux indicateurs d’une pensée en profonde mutation partagée par une large frange de la population des villes et des campagnes. Gonflée à bloc, cette Algérie gagnée par la fièvre de l’émancipation politique qui ne croit plus aux promesses d’une France battue sur son propre territoire (14 juin 1940), humiliée par le débarquement en Afrique du Nord des deux têtes de pont des Alliés (8-13 novembre 1942), et dont l’aile réformiste ulémiste et abbasiste met à profit les déclarations du discours de Brazzaville (1er janvier-8 février 1944) de de Gaulle à qui il reviendrait de promouvoir le sort des colonies ; s’organise dans la ferveur et la vigilance.

L’heure de vérité

L’heure de vérité approche à grands pas au rythme de la fin annoncée du IIIe Reich. Plus que jamais l’Algérie est sur un chaudron. A la dissolution du PPA le 26 septembre 1939, et aux 4000 militants PPA qui croupissent dans les prisons, s’ajoute le 17 mars 1941 la condamnation de Messali Hadj à 16 ans d’emprisonnement avec travaux forcés, suivie d’un exil le 19 avril à El Goléa. De leur côté, AML et Oulémas rejettent en février 1945 l’ordonnance du 7 mars 1944, à laquelle s’opposent d’ailleurs fermement les représentants des colons parce qu’à leurs yeux, elle menacerait l’ordre établi qu’il fallait préserver quel qu’en soit le prix. De Gaulle qui avait mûrement préparé sa prise du pouvoir durant son exil londonien était plus que jamais convaincu que la France c’est l’Empire. Celle d’avant-guerre ! Une fois éliminés ses rivaux et concurrents politiques, une fois les purges menées à leur terme, il s’autoproclame le 3 juin 1944 au palais Carnot, Président du G.P.R.F. à partir d’Alger devenue «capitale provisoire de la France».

Il avait pris la précaution dès le 8 février 1944 de renforcer la surveillance extérieure et intérieure du territoire avec, en ligne de mire, les «agitateurs algériens» de tous bords. A la lecture des dispositions prises par l’administration tout au long de la guerre, surtout depuis l’Armistice de 1940, au décryptage des manœuvres politiciennes de de Gaulle et du formidable basculement des colons du vichysme au gaullisme dont le racisme envers les Algériens était à son paroxysme, tout lecteur objectif déduira que les massacres du 8 Mai 1945 qui rappellent ceux perpétrés par les nazis étaient un acte prémédité.

Un crime prémédité

Le 8 février 1944, sur instruction de Gaulle, la sécurité des ports d’Alger, Oran, Bône (Annaba), Philippeville (Skikda), les aérodromes militaires et chemins de fer est assurée par les autorités militaires. La note ne dit pas contre quel ennemi. Dans la lancée, le général Henri Martin, commandant du 19e corps d’Armée en Algérie, demande en septembre 1944 des renforts militaires à Paris. Comme par hasard, un mois plus tard, soit en octobre, des «zones particulièrement sensibles en cas de troubles en Algérie» sont recensées et portées à la connaissance des hiérarchies militaires centrales, régionales et locales, avec mobilisation des forces conséquentes de toutes les armées et renforts de Tunisie et du Maroc. Il s’agit des «agglomérations algéroise, oranaise et constantinoise, la Grande et Petite Kabylie, la région des monts de Tlemcen et de l’Aurès».

Dans une tentative d’intimidation plus proche d’une menace que d’un avertissement, le préfet de Constantine, Lestrade Carbonel, avise le 26 avril 1945 le docteur Saâdane qu’un grand parti sera dissout. La même menace était proférée par le représentant des élus coloniaux. En date du 30 avril 1945, Messali est transféré à Brazzaville, et les 4-5 mai, des manœuvres militaires ont lieu en Kabylie à partir de Bougie avec bombardement naval, aérien et artillerie des monts de Kherrata et ses environs.

Le rapport du général Breuillac, commandant de la Division territoriale d’Alger daté du 1er juin, souligne «le souci cardinal de mettre en œuvre un groupement tactique puissant, comportant des détachements de toutes armes dont la réunion n’a jamais pu être réalisée dans la zone d’action choisie».

Plus loin, on peut lire : «Indépendamment des incidences psychologiques, [ces manœuvres constituaient] un avertissement à l’intention des agitateurs nationalistes» qui faisaient peser «une lourde et imminente menace d’insurrection». Pour compléter cette panoplie de mesures à caractère foncièrement répressif, «la chasse à l’Arabe» sera objectivement ouverte par le préfet de Constantine L. Carbonnel qui donnera aux autorités locales l’ordre impératif de «tirer sur ceux qui arboreraient le drapeau algérien». Ce sera l’hécatombe. La milice coloniale expurge sa haine de l’«Arabe» en faisant le maximum de victimes. «L’Européen possédait… le droit de vie et de mort sur les musulmans» dont nombre d’entre eux furent jetés vivants du ravin, à l’endroit où existe à ce jour la plaque de la légion étrangère.

Plus que des «victimes»

Avec la proclamation de la journée du 8 mai 1945, «Journée nationale de la mémoire», il devient impératif de réparer une injustice d’Etat en élevant ceux qui sont tombés sous les balles assassines de la soldatesque coloniale et de la milice coloniale raciste et fasciste, enterrés dans des fosses communes pour la plupart, tandis que les corps d’autres victimes ont été dévorés par les chiens errants et les chacals ou brûlés dans les fours à chaux à Kef El Boumba (Guelma), au rang de Martyrs de la Révolution. Toujours vivants pour l’état civil, puisque le décès de ces Chouhada n’a pas été constaté, il faut rattraper cette autre injustice en délivrant à leurs progénitures des actes de décès pour qu’ils fassent leur deuil.

Une décision tant attendue

Hasard du calendrier, la proclamation de la journée du 8 Mai 1945 «Journée nationale de la Mémoire» a coïncidé avec ce qui s’apparente à des agressions soutenues contre notre pays. De toutes façons, cette proclamation figurait depuis 1990 au programme de la Fondation du 8 Mai 1945. Aussi le devoir moral m’impose, à cette occasion, de rendre hommage à la mémoire de feu Si Bachir Boumaza, premier président de la Fondation, laquelle avait pour devise : «Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir». Il avait demandé en son temps d’en faire une «journée du souvenir et du recueillement».

L’hommage à rendre à Monsieur Tebboune, président de la République, s’inscrit dans le prolongement de ce qui vient d’être énoncé, d’autant que la «Mémoire» en question englobe de facto toutes les mémoires de la Nation algérienne dans leurs diversités et leurs richesses. D’un autre point de vue, cette proclamation est surtout une victoire sur l’étroitesse qui a marqué à ce jour le traitement par les hautes instances de l’Etat, des questions soulevées par l’Histoire de notre pays, à commencer par la chape de plomb qui a pesé sur cette journée annonciatrice du 1er Novembre 1954.

Pour booster la recherche historique qui sous-tend cette proclamation officielle, des défis politiques, culturels et psychologiques importants devront être relevés, à commencer par libérer les archives nationales du carcan bureaucratique au fallacieux motif de «protéger les secrets d’Etat».

Par  Mohammed Ould  Si Kaddour El-Korso  

Ancien président de la Fondation du 8 Mai 1945


Quelques références : Archives de la Fondation du 8 Mai 1945, archives du SHAT (Vincennes). Ouvrages : R. Ageron, R. Aïnad-Tabet, M. Kaddache.


 

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