Algérie / Consultations et amendement de la constitution : Une démarche et des interrogations

Les partis politiques continuent de réagir par rapport aux «consultations» menées par le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, au sujet de son projet d’amendement de la Constitution.

Abdelmadjid Tebboune, président de la République

Avant-hier, c’était au tour de Talaie El Hourriyet d’exprimer sa prédisposition à y prendre part. Jusque-là, seules les formations politiques de l’opposition, réunies dans le Pacte de l’alternative démocratique (PAD), ont rejeté ce «dialogue».

Les autres, y compris celles qui avaient fait pourtant l’impasse sur l’élection présidentielle, jugeant que les conditions n’étaient pas réunies pour son organisation et qu’il n’y avait pas assez de garantie pour assurer sa transparence, à l’image des partis islamistes le Mouvement de la société pour la paix (MSP) et le Front pour la justice et le développement (FJD), tout comme Jil Jadid ont décidé de répondre favorablement à l’«invitation» de la Présidence, pour peu qu’elle leur soit adressée (Soufiane Djilali de Jil Jadid a déjà rencontré le chef de l’Etat).

Dans sa déclaration, Talaie El Hourriyet, présidé depuis sa création par Ali Benflis jusqu’à sa démission au lendemain de l’annonce des résultats de l’élection présidentielle du 12 décembre, a estimé qu’«il faut associer tous les acteurs dans les consultations en cours sur le projet de révision de la Constitution, notamment la classe politique, la société civile et les personnalités nationales». Ceci sans omettre de rappeler qu’il est «disponible à prendre part à ces consultations, s’il recevait une invitation».

Le même jour, le parti islamiste Islah, présidé par Filali Ghouini, s’est «félicité» lui aussi de la tenue de ces consultations. Il s’est dit au même moment disposé «à donner ses avis et ses idées et à contribuer avec différentes propositions au chantier de l’amendement constitutionnel et à d’autres chantiers».

Abdelmadjid Tebboune, qui a installé le 8 janvier dernier un comité d’experts qui va formuler des propositions d’amendements de la Constitution dans un délai de deux mois, a déjà reçu plusieurs personnalités nationales dans le cadre des consultations autour de ce projet. La dernière en date étant Ali Haroun.

Pour ce qui est de la classe politique, jusque-là seul Jil Jadid, à travers son président Soufiane Djilali, a été invité à El Mouradia. Il faut dire que la démarche de la présidence de la République n’agrée pas, au moins, une partie de l’opposition. Le PAD a dès le départ annoncé qu’il ne prendrait pas part à ces consultations. C’est la même position qu’ont adoptée individuellement les partis politiques composant le Pacte, à savoir le RCD, FFS, PT, PST, MDS, PLD et UCP ainsi que la LADDH.

Au-delà du fait qu’il considère l’élection du 12 décembre «illégitime», le Pacte évoque une «démarche unilatérale du pouvoir» et une «opération politique en cours qui, par le biais de consultations et de révision constitutionnelle, vise à légitimer le même pouvoir de fait». Le PAD appelle à la tenue d’une conférence nationale «en dehors du pouvoir». Donc, il est certainement clair que les partis démocratiques ne vont pas répondre favorablement à une invitation de la Présidence, dans le cas où elle leur serait adressée.

Il faut rappeler qu’après la remise du rapport du comité des experts au président de la République, dans un peu plus d’un mois donc, il sera soumis à la classe politique et à la société civile, avant qu’il ne soit revu une nouvelle fois par le même comité qui y consignera les observations exprimées.

Par la suite, il sera adopté par le Parlement avant de le soumettre aux Algériens par référendum. A ce propos, ce processus politique est critiqué aussi par rapport au fait que ce texte doit atterrir à un Parlement déjà contesté par le hirak, comme le fait d’ailleurs remarquer l’universitaire Ahmed Betatache.

D’après lui, «cette démarche se heurte au manque de légitimité du Parlement». «Tout le monde sait que ce Parlement n’est pas légitime. Les conditions de son élection sous le régime de Bouteflika sont connues de tous. Ces élections manquaient de transparence. Plusieurs députés sont aujourd’hui en prison pour des affaires de corruption», a-t-il estimé dans l’entretien qu’il nous a accordé.

Et de se demander : «Ce Parlement illégitime est-il donc habilité sur le plan politique à débattre de ce projet constitutionnel ? Représente-t-il réellement la volonté populaire ?»

En tout cas, pour d’autres partis politiques, ces questions ne sont pas essentielles, dans la mesure où pour l’instant le plus important pour eux est de pouvoir «arracher» des changements de fond dans le texte fondamental, qui seront en adéquation avec les aspirations populaires. D’où, par exemple, la décision de Jil Jadid d’aller à la rencontre de Tebboune et de lui soumettre son point de vue à propos de la situation et des réformes souhaitées. Les partis islamistes aussi, MSP et FJD en premier lieu, ont exprimé leur prédisposition à prendre part aux consultations.

Tout comme, bien évidemment, les formations politiques dites du pouvoir, FLN et RND, qui pourtant sont fortement contestées par la population. Concrètement, personne ne sait pour l’instant comment procédera la Présidence durant l’étape suivante. Va-t-elle appeler à une conférence nationale pour recueillir les avis des uns et des autres pour ce qui est de l’exposé du comité des experts ?

S’agira-t-il de rencontres individuelles ? Ou les propositions seront-elles adressées aux partis et à la société civile pour qu’ils répondent par courrier ? Mais au-delà de tout cela, les observations des formations politiques seront-elles sérieusement prises en compte ? En tout cas, les uns et les autres auront une idée plus précise sur la volonté du pouvoir à mener des réformes profondes dans les quelques semaines à venir. / ABDELGHANI AICHOUN


Entretien

>> Ahmed Betatache. Enseignant de droit constitutionnel à l’université de Béjaïa : «Si on veut une nouvelle République, on doit élaborer une nouvelle Constitution»

-La présidence de la République a clarifié mercredi dernier sa démarche de révision de la Loi fondamentale en énumérant les différentes étapes que suivra cette réforme constitutionnelle, du comité technique au référendum populaire en passant par le Parlement. Qu’en pensez-vous ?

D’un point de vue strictement juridique, il y a trois manières de réviser la Loi fondamentale. La première est, comme celle de 2008 et 2016, engagée par le président de la République qui transmet son projet au Conseil constitutionnel avant de le soumettre au congrès du Parlement (les deux tiers des deux Chambres réunies). La deuxième méthode légale de réforme constitutionnelle est à l’initiative de trois quarts des parlementaires. La troisième méthode est celle suivie actuellement, à savoir le lancement du projet de réforme par le président de la République, qui le soumet ensuite au Parlement et au final à un référendum populaire.

La forme est donc respectée. Le comité d’experts et les commissions ont un rôle technique, qui consiste à traduire par le langage juridique l’orientation politique que le Président veut donner à cette réforme constitutionnelle. Et le projet sera adopté par le Conseil des ministres comme une simple loi avant d’être déposé par le Premier ministre à la première Chambre du Parlement. Il y aura un débat et les députés peuvent amender, réaménager ou annuler des articles. Une fois adopté, ce projet sera soumis aux électeurs qui se prononceront par un oui ou un non.

-Même si elle est légale et conforme aux dispositions réglementaires, cette démarche pèche, selon de nombreux observateurs, par un manque de débats mais aussi de légitimité au Parlement. Etes-vous du même avis ?

Effectivement, sur le plan politique, cette démarche se heurte au manque de légitimité du Parlement. On voit bien que la rue refuse ce Parlement qui est loin d’être représentatif du peuple. Tout le monde sait que ce Parlement n’est pas légitime. Les conditions de son élection sous le régime de Bouteflika sont connues de tous. Ces élections manquaient de transparence. Plusieurs députés sont aujourd’hui en prison pour des affaires de corruption. Ce Parlement illégitime est-il donc habilité sur le plan politique à débattre de ce projet constitutionnel ? Représente-t-il réellement la volonté populaire ? Ces questions méritent d’être posées parce que la Constitution n’est pas uniquement un vote par un oui ou un non, mais aussi un débat et un consensus.

-La Présidence parle de la retransmission directe sur les chaînes de télévision des séances plénières qui seront consacrées à ce projet constitutionnel… Est-ce suffisant pour créer ce débat nécessaire à la réforme de la Constitution ?

C’est important, si les parlementaires sont effectivement les porte-voix du peuple et si les Algériens se sentent vraiment représentés par l’Assemblée populaire nationale et le Conseil de la nation. Mais la réalité est tout autre. Les Algériens savent que certains parlementaires ont carrément acheté leurs sièges. Il y a d’ailleurs des affaires qui sont portées devant les tribunaux. Il est bien clair que le Parlement ne dispose pas de légitimité le qualifiant à débattre ce projet de révision constitutionnelle au nom du peuple. Or, il s’agit bien de débattre au nom du peuple, lequel n’aura qu’à voter par le oui ou le non.

Dans un processus normal où le Parlement est légitime, chaque citoyen aura déjà une opinion claire sur la nature de cette révision avant de se rendre aux urnes, grâce aux avis, analyses et critiques de ses représentants au sein du Parlement. Mais dans la situation actuelle, cela n’est pas possible. Le déficit de légitimité biaise donc tout le processus. Aussi, la réforme est faite à sens unique. Le Président a décidé de réviser la Constitution. Il a mis tout le monde devant le fait accompli. Il demande à la classe politique et à la société civile de le suivre. A quoi bon aller débattre ?

-Il y a un courant politique présent dans la société qui plaide pour un processus constituant afin d’élaborer une nouvelle Constitution. Qu’en pensez-vous ? Est-il possible de mener au bout un tel processus dans le contexte actuel que traverse le pays ?

La Constituante est le meilleur moyen d’élaborer une nouvelle Constitution. Logiquement, si on veut aller vers une nouvelle République, on doit élaborer une nouvelle Constitution. Et le moyen le plus efficace pour un consensus le plus large reste la Constituante. La contrainte du temps pourrait être dépassée en optant pour un format dédié à l’élaboration de la Constitution. Si les Tunisiens ont mis du temps, c’est parce qu’ils ont donné à leur Constituante une fonction législative. Aller vers un tel processus constituant dépend d’une volonté politique du pouvoir, mais aussi d’un consensus national.

-Est-il nécessaire d’aller vers une nouvelle Constitution, ou peut-on amender l’actuelle pour pouvoir arriver à instaurer la démocratie et un Etat de droit ?

Malgré ses insuffisances et ses défaillances, la Constitution actuelle garantit un minimum de droits. Avant de chercher à réviser ou changer cette Constitution, il faudra se poser la question de savoir si elle a été déjà appliquée et respectée par le pouvoir. Le respect de la Constitution est primordial. Sans cela, même si on élabore la plus belle Constitution du monde, on ne réglera pas les problèmes politiques qu’on vit dans notre pays. Une fois le problème de l’efficience et de l’applicabilité de cette Loi fondamentale réglé, on passe aux questions de fond. La première est relative aux pouvoirs exorbitants du président de la République qui doivent être réduits au profit d’autres pouvoirs.

Il est impératif de donner le statut du chef de l’Exécutif au Premier ministre, qui doit être porté par une majorité parlementaire issue bien entendu d’une élection transparente. Les nominations aux postes de responsabilité ne doivent pas être l’apanage du président de la République.

Aussi, le Parlement doit être le véritable législateur et sa dissolution ne devra intervenir que dans le cas d’une grave crise. Au nom de la séparation des pouvoirs, le président de la République ne doit plus présider le Haut Conseil de la magistrature. Ce dernier doit être présidé par un magistrat élu par ses pairs. Il y a également le Conseil constitutionnel qui doit être composé majoritairement de magistrats et totalement d’hommes de loi.

Entretien réalisé par  Mokrane Aït Ouarabi


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *