Algérie / Des élections présidentielles «transparentes» pour la perpétuation d’un système de gouvernance opaque ?

par Mourad Benachenhou

Il est indispensable de rappeler, en exergue de cette contribution, que la politique n’a rien à voir avec la géométrie, et que le chemin le plus court d’un point à un autre n’y est jamais la ligne droite,  quelle que soit les instruments détenus par les vrais décideurs pour la tracer.

Prendre garde aux calculs politiques d’une rigueur douteuse !

Poursuivant ce raisonnement, les mathématiques de la politique ignorent les opérations de base les plus simples et défient les formules les plus complexes de cette discipline.

Finalement, ceux qui sont convaincus qu’ils possèdent l’arc de l’Histoire et que la flèche qu’ils tirent avec lui atteindra certainement sa cible risquent fort de se voir démentir par la trajectoire imprévisible et imprévue de cette flèche. La réalité politique comporte tellement de données aussi importantes les unes que les autres que tout calcul, si compréhensif soit-il, ne couvre pas toutes les inconnues qui risquent de le rendre vain.

Une situation politique extrêmement complexe, qui défie l’analyse la plus subtile

L’Algérie passe actuellement par une phase particulièrement complexe de son histoire contemporaine, dont l’analyse défie les esprits politiques les plus fins, et met à rude épreuve les caractères les plus préparés aux situations d’extrême péril.

Ceux qui détiennent les rênes du pouvoir et peuvent, donc, non seulement imposer leur propre analyse de la situation actuelle, mais également tracer le chemin pour la dépasser, ne doivent pas confondre simplisme et lucidité, et être tentés d’aller jusqu’au bout de la logique qui transparait de plus en plus clairement à travers la décision d’imposer au pays des élections présidentielles.

En filigrane, se dessine une stratégie destinée à ramener le pays à l’avant 22 février 2019. L’idée est de dépasser la crise profonde révélée par le Hirak, en la transformant, sous le couvert de retour à la légalité constitutionnelle, en une note au bas de la page relative à cette phase de l’histoire du pays.

Un changement au sommet n’est pas la preuve d’une volonté de rupture

avec le mode de gouvernance actuellement en procès

Il ne s’agirait pas de mettre en place un nouveau modèle de gouvernance, mais seulement de le maintenir en apportant des modifications à la composante du personnel politique du pays. On veut de nouvelles têtes, tirant leur légitimité de leur nomination par un chef d’état élu en respect du formalisme démocratique, qui passe par un processus électoral suffisamment transparent pour que celui qui en sort ait une auréole de légitimité populaire difficile à disputer.

Le système réel de gouvernance, qui a conduit aux dérives ayant finalement débouché sur la crise actuel, serait maintenu.

Seule la façade de l’ édifice politique subirait un ravalement superficiel, sous la forme de la mise en avant de nouvelles figures à la tête des différentes structures étatiques.

Les réformes profondes , amplement justifiées par la situation générale du pays, et dont le caractère d’urgence n’est plus contesté, même par les tenants actuels du pouvoir, seraient reportées, si ce n’est écartées définitivement, et ces autorités continueraient le mode de gouvernance hérité de l’ex-président, mode fait de ruses, d’improvisations, et essentiellement manipulant les mécanismes opaques de la distribution de la rente, afin que chacun y trouve son compte, du prédateur milliardaire, au petit fonctionnaire, sans oublier la vaste classe des intermédiaires et la poussière du secteur informel, et évidemment la classe moyenne, composée en grande partie de commis de l’Etat.

Cette ligne d’action, qui, de fait, perpétuerait la crise jusqu’à un dénouement final, aux dimensions imprévisibles et à l’ampleur inconnue, est particulièrement avantageuse pour les autorités en place, car elle sert de à la fois de justification à la stagnation interne et à l’inertie en matière de relations économiques et politiques internationales.

Une politique étrangère au service des intérêts économiques de la « communauté internationale »

Rien ne changeant dans le mode de gouvernance politique interne, chacun gardant les bénéfices qui lui sont « dus » dans le système de distribution de la rente pétrolière, qui sert de régulateur du système social et empêche la révolte , sans supprimer la contestation, il n’y aurait aucune raison de modifier la politique étrangère qui, elle aussi, a pour mécanisme de base la distribution de la rente au profit d’intérêts étrangers, qui s’abstiendraient de contester, sous une forme plus ou moins ouverte, plus ou moins clandestine, plus ou moins directe, le système actuel de gouvernance.

On sait, et les événements actuels sur la scène mondiale le prouvent amplement, que l’appel à la démocratie et au respect des droits de l’homme n’exprime pas une volonté de pousser à la moralisation de la vie politique à travers le monde, et à l’adoption de règles universelles de gouvernement propres à assurer à chaque habitant de ce monde une vie digne d’être vécue.

Ce noble objectif n’est évoqué, et ne s’accompagne de menaces d’interventions militaires, si ce n’est d’agression armée violente, de la part des « maitres de ce monde, » que si leurs intérêts économiques, donc monétaires et financiers sont touchés. Ils font preuve d’une indulgence infinie lorsqu’ils profitent de la violation de tous les principes humanistes dont ils se font les fanatiques défenseurs tant que la prospérité de leurs peuples respectifs n’est pas mise en cause.

Que valent les principes qui guident la politique étrangère algérienne ?

Donc, si l’Algérie reste ouverte au pillage extérieur de ses richesses minérales, dont le pétrole est la source stratégique vitale, si elle ne touche pas au réseau de traités commerciaux inégaux qui a détruit une bonne partie de son faible potentiel de production industrielle, si elle laisse son marché intérieur largement ouvert aux marchandises de mauvaise qualités importées en masse par la classe des prédateurs, qui prospère au nom de la liberté d’entreprise, si elle continue à faire semblant d’interdire les transferts de capitaux tout en laissant ces prédateurs remplir leurs comptes en banques étranger et investir dans l’immobilier des pays de la « communauté internationale, » elle est à l’abri de risques d’interventions étrangères.

Si l’obéissance aux « règles mondiales » de droit au pillage, baptisé « mondialisation » est garantie par la servilité des gouvernants du pays, qu’est-ce qu’une intervention musclé ajouterait aux bénéfices déjà reconnus ?

Donc, le statuquo interne et la docilité extérieure assureraient la survie et la perpétuation du mode de gouvernance qui, pourtant, est la cause de la crise actuelle.

Un changement, même profond, dans la procédure d’élection du chef d’état n’est pas une preuve d’une volonté de rupture avec le mode de gouvernance passé

On offre la transparence dans le choix du futur président, transparence constituée par des procédures clairement définies, qui ne sauraient attirer aucune critique, mais rien d’autre.

Le président qui sortirait des urnes aurait été élu dans les règles de l’art qu’aucun observateur national ou étranger, ne saurait critiquer, mais rien de plus. Une nouvelle photo officielle du chef d’état serait suspendue dans les bureaux des hauts responsables du pays, et aucun autre détail dans la gestion des affaires du pays ne serait touché.

« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé, » a écrit un poète célèbre. Dans le contexte actuel, cette constatation profonde est inversée : « un seul être apparait, et tout est repeuplé. » Mais, hélas !

La poésie ne peut pas servir de guide à la politique. Et l’Algérie a besoin de plus qu’une simple élection présidentielle, si transparente soit-elle. Le règlement de problèmes de procédure électorale, facile à concevoir et à mettre en place, d’autant plus que le « copier-coller » de la « high tech » le rend quasi-immédiatement disponible, ne préjuge ni de l’avenir du pays, ni le dicte.

Focaliser l’attention sur la transparence du processus électoral, pour camoufler la volonté de statuquo politique

On ne peut pas escamoter la crise et lui substituer des règles procédurales de choix du chef d’état futur, qui font l’impasse sur la débat non seulement concernant le mode de gouvernance opaque qui a caractérisé le système politique de ce pays depuis plus de 67 années, mais également sur les grands choix économiques, sociaux, culturels et linguistiques, à la discussion desquels le peuple algérien n’a jamais été associé, et qui doivent faire l’objet de débats ouverts et responsables.

Les Algériennes et Algériens aspirent à contribuer à redéfinir leur pays et leur société. On leur propose de choisir librement, certes, un président, mais sans garantie aucune qu’il ne sera que la façade d’un système politique inchangé. Donc ces élections présidentielles, si transparentes soient-elles, et on est disposé à concéder que tout est fait pour que leurs résultats soient incontestables, risquent d’être un marché de dupes.

Des décisions récentes qui laissent planer le doute sur les intentions et les objectifs des autorités publiques

Car, quelle que soit la base populaire qui assurera la légitimité de ce nouveau chef d’état, il n’est pas sûr qu’il pourra, au vu de la structure actuelle du pouvoir, imposer un programme correspondant aux revendications populaires, qu’elles soient clairement exprimées, ou qu’elles soient ressenties intuitivement.

On est d’autant plus soupçonneux de l’objectif réel visé à travers ces élections présidentielles, que les décisions prises par ce gouvernement ne semblent pas couper avec les pratiques passées. Il semble bien que le but recherché n’est autre que l’élimination du Hirak, sous couvert du retour à la constitutionnalité, sans changement aucun dans le mode de gouvernance, tous éléments inclus.

Donc le Hirak n’aurait servi strictement à rien d’autre qu’à remplir le vide politique créé par la vacance du pouvoir au sommet ; et toute cette mobilisation populaire n’aurait finalement abouti à rien d’autre qu’à donner l’opportunité aux gouvernants actuels de prolonger la survie du régime politique, sous le couvert d’un président élu selon les règles, mais ne détenant qu’autant de pouvoir que les maitres réels du pays voudraient bien lui laisser.

Même le programme du président élu, en supposant qu’il ait le génie politique nécessaire pour clarifier la voie à suivre et les réformes à entreprendre, ne pourrait garantir que des perspectives de rupture profonde et définitive avec le mode de gouvernance, en procès actuellement, seraient ouvertes une fois qu’il occuperait son bureau à El Mouradia.

En conclusion :

La crise multidimensionnelle que connait actuellement le pays, et dont l’expression la plus manifeste est le Hirak, ne saurait être dépassée par des solutions simplificatrices, qui se réduiraient à l’organisation d’élections présidentielles « transparentes, » Améliorer la procédure électorale pour assurer que le futur chef d’état jouisse d’une légitimité populaire difficile à contester, ne saurait constituer un substitut à des réformes profondes qui toucheraient à tous les aspects de la vie nationale ; Même « bien élu, » le chef d’état ne saurait garantir qu’il disposerait du pouvoir et de la marge de manœuvre indispensables pour mener à bien les réformes profondes dictées par la crise actuelle, et conformément aux aspirations du peuple algérien, telles qu’elles s’expriment à travers le Hirak ;

Ces élections, si elles se déroulent sans encombre, risqueraient de n’aboutir à rien d’autre qu’à un ravalement de la façade du système politique actuel, avec des changements de personnel, sans modification dans le fonds du mode de gouvernance suivi jusqu’à présent ;

La tentation d’intervention étrangère, manifeste et directe dans la solution à la crise, semble avoir été neutralisée par une série de décisions visant à rassurer les puissances étrangères quant à la sauvegarde de leurs intérêts économiques, financiers, monétaires et commerciaux, et bien que ces décisions restreignent la capacité des autorités à prendre les mesures nécessaires pour redresser la situation économique du pays ;

Dans le contexte actuel, donc, il semble bien qu’on s’achemine, si le processus décidé par les autorités publiques est poursuivi jusqu’au bout, vers le retour à l’avant- 22 Février 2019, et sans percée notable sur le front de la gouvernance ;

Le Hirak apparaitrait comme une simple parenthèse sans impact dans le paysage politique du pays, et comme une note au bas de la page de l’histoire réservée à cette période ;

Les élections présidentielles, si transparent aurait été le mode de scrutin, seraient ainsi un exercice stérile et inutile, car elles ne garantiraient rien d’autre que la consolidation du statuquo politique et la continuation d’un mode de gouvernement opaque, dont continuerait à être écarté le peuple algérien ;

La question de l’opportunité de ces élections n’est pas une question futile, elle est au centre de la problématique de sortie de crise ;

Ce n’est pas au peuple à décider ou non de l’issue de ces élections en votant ou en boycottant le scrutin ;

C’est aux candidats, quelle que soit la pertinence de leurs ambitions, quelle que soit la volonté sincère qui les anime de réformer le système politique algérien, de se demander si, en se maintenant en lice, ils contribuent plus à enfoncer le pays dans la crise qu’à œuvrer pour qu’il la dépasse ;

C’est à eux à trancher, en leur âme et conscience, la question de savoir s’il n’est pas préférable pour eux , et dans l’intérêt de cette nation qu’ils veulent servir, de simplement se retirer de la course et d’attendre que de meilleures conditions politiques se présentent pour faire des élections présidentielles le premier pas vers une nouvelle Algérie ;

Sinon, ces élections n’apparaitraient que comme une duperie dont le seul objectif réel serait de maintenir le statuquo politique, de justifier l’usage de la répression pour étouffer le Hirak et mettre fin à tout espoir de voir le peuple algérien prendre en charge son avenir, en conformité avec la devise constitutionnelle, actuellement vidée de tout son sens : « Du Peuple, Par le Peuple, Pour le Peuple ; »

La recherche de la stabilité ne saurait être confondue avec la stagnation et le maintien des privilèges acquis par les tenants du système politique actuel ;

Les Algériennes et Algériens, qui se sont mobilisés pacifiquement depuis plus de neuf mois ne peuvent pas se contenter de voir certains prédateurs jetés en geôle, en guise de réformes politiques, tandis que sont maintenues les conditions qui leurs ont permis de piller le pays.

Aux candidats à ces élections présidentielles de prendre leurs responsabilités historiques et de tirer la seule conclusion politiquement saine de l’ambiguïté profonde de cet exercice électoral !

Finalement, alors que le mode de prise de décisions n’a pas changé, l’indépendance de la justice ne saurait être que ciblée, circonstancielle, occasionnelle et temporaire, même si les anciens symboles des dérives prédatrices du système patrimonial sont passés sous les fourches caudines de la loi.

Cette indépendance apparait comme rien d’autre qu’une tactique destinée à camoufler la pérennité du système de gouvernance actuel, et ne prouve pas une volonté réelle au sommet de tourner la page de l’Etat patrimonial. Le futur président, si « bien élu » soit-il, ne pourrait avoir d’autre rôle que celui de gérant de cet Etat patrimonial. « Mordre à cet appât » accroché à un « hameçon » pourtant bien visible, prouve que de ce « groupe des cinq, » s’ils s’obstinent à faire de leurs ambitions personnelles leur seule motivation et leur seul critère de jugement politique, ne saurait sortir le leader qui tracera un nouveau chemin à ce peuple algérien saisi d’angoisse existentielle.


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