Algérie / Kamel Daoud contre-hirak-t-il ?

Par Tayeb KENNOUCHE

«Vivre sans espoir, c’est cesser de vivre.» Fiodor Dostoïevski

Dans son article intitulé «Algérie, la révolution perdue» («Où en est le rêve algérien ?») paru dans l’hebdomadaire Le Point, n°2472 du jeudi 9 janvier 2020, Kamel Daoud nous propose une lecture du hirak que certains trouvent biaisée, d’autres qualifient de très distante ou même entachée d’une neutralité fortement partisane, alors que d’autres encore la soupçonnent d’être tout simplement commandée par certaines officines.

Cette lecture continue d’être commentée, aussi bien dans les chaumières que dans les cafés. Elle fait le buzz sur les réseaux sociaux où nous relevons, tout en les déplorant avec une énergie ni feinte ni forcée, les insultes faciles et inacceptables dont l’auteur est l’objet.

S’il est vrai que les réseaux sociaux sont l’endroit que beaucoup sollicitent pour cultiver, allègrement, une glorification souvent pathétique ou béate du hirak, ils représentent surtout le seul espace de vie, sinon le principal, où vivent désormais les gens. C’est ici où, en effet, ils se rencontrent. C’est là, où tous les soirs, ils veillent très tard. C’est là, encore, où ils se congratulent. Mais c’est là aussi où ils vocifèrent et s’insultent quand ils s’estiment offensés ou trahis.

Et par ce temps de hirak que nous vivons en Algérie, depuis bientôt une année, l’article de Kamel Daoud ne pouvait, évidemment, passer inaperçu. Cet article est du reste le bienvenu, car nonobstant le débat qu’il n’a pas manqué de susciter, il nous fait connaître la juste mesure de la vigilance avec laquelle les hirakistes veillent, jalousement, sur leur mouvement.

Nous pouvons accepter l’idée que, par un certain aspect, cette vigilance peut irriter ou paraître excessive. Elle donne en effet l’air d’être tout à la fois, pointilleuse, tatillonne et ombrageuse. Mais au final elle reste vertueuse dans sa promptitude à défendre le hirak contre ceux qui l’affublent de tares ou d’infirmités réelles ou supposées.

Kamel Daoud savait, très bien, que son article ne pouvait passer inaperçu, car, tout simplement, rien du hirak ne peut rester étranger pour les Algériennes et les  Algériens, émotionnellement engagés dans ce mouvement social, à bien des égards, inédit.

Comme beaucoup, nous avons lu cet article qui, il est vrai, ne laisse personne insensible ou sur le bas côté. Pour Kamel Daoud, le signe particulier aujourd’hui du hirak est d’être dans l’essoufflement. Sûrement que cette impression lui vient des marches nombreuses qui n’offrent pas toujours à l’observateur qu’il doit être face à son écran, les mêmes flots de manifestants.

Le hirak n’est, évidemment, pas un fleuve qui s’écoule tranquillement, comme la Seine, le Rhône ou la Garonne, avec un débit régulier. Il ressemble, au contraire, aux oueds bien de chez nous dont les eaux peuvent même disparaître pour revenir, étonnement plus fougueuses et plus tumultueuses, à leur lit déserté.

Pour les sociologues que nous croyons être, nous trouvons que cet important  mouvement  social se distingue par la belle contradiction qu’il apporte à une des thèses de Durkheim. En effet, cet auteur soutient que tout phénomène «d’effervercence» sociale libère des «à-côtés» regrettables. Par son pacifisme, le hirak s’est donné, au contraire, une arme redoutable pour rendre vaine ou inefficace toute forme de violence.

Voilà pourquoi Kamel Daoud nous semble trouver dans ce soporifique essoufflement l’endroit le plus confortable pour se reposer du hirak. C’est ainsi, en fait, qu’il s’en est éloigné en évitant de le questionner dans son véritable sens, ou mieux encore, dans sa «substantifique moelle» pour reprendre cette expression de Rabelais que nous trouvons juteuse.

C’est comme s’il était suffisant pour saisir la pleine mesure du hirak de porter sur lui un regard condescendant semblable à celui qui est, généralement, porté à une page d’un roman. Un regard en somme jeté, avec désinvolture, sur une minuscule surface de papier.

Le hirak, lui, est devenu une conscience qui couvre l’étendue d’un pays continent dont Alger est le nombril. Dans ce sens, l’algérocentrisme dont parle Kamel Daoud ne saurait d’aucune façon constituer pour les habitants de cette ville, dont  l’espace publique vient juste de se libérer, un quelconque motif de culpabilité ou d’auto-flagellation. Jules Valles aurait pu dire dans son roman L’Insurgé que notre capitale, semblable à la commune de Paris, est le meilleur endroit pour voir se fédérer toutes les saines colères exprimées par les Algériennes et les Algériens.

C’est donc, dans cette vaste géographie du pays que le hirak cherche, sans relâche, à restituer au peuple son histoire, plusieurs fois millénaire, confisquée. C’est en rassemblant les vendredis et les mardis tous les débris de sa mémoire éparpillée qu’il aura à le réhabiliter par la re-construction d’une société enfin immunisée contre toutes les divisions qui, en la fragilisant, l’ont rendue aujourd’hui vulnérable.

Chaque roman a sa vie et le hirak a également la sienne. Si le roman la trouve dans ses pages, le hirak lui puise son existence dans ses nombreuses marches.

Dans les romans, les personnages ont cette étonnante facilité de raconter avec l’émotion nécessaire leurs aventures, alors que pour chacune de ses marches, le hirak doit arracher des mains, encore fermées de la liberté, le morceau qui lui permet juste d’exprimer de manière particulière une histoire douloureuse qui nous est commune. Mais, évidemment, quand on passe de l’un à l’autre, on quitte une fiction confortable pour entrer dans une dure réalité.

Pascal Quignard affirmait : «J’appelle roman la narration qui n’argumente pas.» Voilà pourquoi nous étions bien loin d’attendre de Kamel Daoud une approche sociologique, psychanalytique ou politique du hirak. Il aurait pu s’en épargner car la sociologie a ses règles,  la psychanalyse ses protocoles et la science politique ses fondements.

Aisément, nous trouverons bien des raisons de faire l’éloge des romans et particulièrement ceux de Kamel Daoud, dont nous sommes des lecteurs assidus. Mais nous dirions, cependant, qu’il y a bien d’autres raisons aussi de lire autrement le hirak sans conduire ses partisans ni au découragement, ni au désespoir, ni à la colère.

C’est avec Kamel Daoud, comme avec tous les romanciers de talent, que nous continuons, avec délectation, d’apprendre que chaque roman est une sorte d’invitation faite au lecteur pour instaurer avec la vie un nouveau rapport. Si chaque roman renouvelle ainsi cette re-naissance du monde, le hirak, par contre, est l’antichambre d’une révolution qui, avec le sérieux de son sourire, peine pour le moment à restituer au peuple les clefs de son avenir dérobé.

S’il arrive souvent que l’histoire du bonheur soit écrite dans les pages des romans, celle de l’espoir a toujours eu pour adresse les révolutions qui n’ont pas toutes pour destin de naître victorieuses. Mais c’est toujours dans la pugnacité et la détermination de leurs partisans qu’elles finissent par trouver le secret de leur victoire. Le hirak combine justement dans son essence ces deux caractères.

De cette manière, le hirak ne peut donc s’essouffler car ce n’est nullement la course solitaire d’un coureur de fond. Le hirak a cessé d’être un nombre, il est devenu une posture qui traduit la clarté d’une puissante idée.

Une idée que nourrit une conviction généreuse qui, dans le partage, se multiplie pour se propager toujours plus existentielle. Toujours plus vitale. Le hirak n’est pas non plus une sorte de match de football qui, dans le chahut chérubin, oppose, pour deux mi-temps les enfants de deux quartiers d’une ville ou, pour faire plaisir à Kamel Daoud, nous dirions volontiers de deux douars voisins.

Le hirak c’est bien plus sérieux et bien plus tragique que cette perception ludique ou encore bucolique d’un mouvement qui aurait déjà perdu, selon lui, sa première manche. Depuis la Saint-Sylvestre de Cologne, il ne donne pas l’impression d’avoir appris à tirer sur le mors pour mieux brider l’impétuosité des mots qui tout en trahissant ses préjugés le conduisent à commettre des jugements hâtifs.

Le hirak n’est pas un processus révolutionnaire sécable, parce que l’histoire nous a appris, à plusieurs reprises, que la révolution est souvent la fille de la défaite, le destin du hirak est soit de triompher soit de périr. En effet, la raison de l’histoire pour revenir à Hegel ne s’encombre guère de demi-mesures. Certes, le hirak n’est pas encore victorieux, mais pour beaucoup de choses, il est déjà vainqueur.

En définitive, il s’agit d’un article verbeux et inutile pour le hirak qui, dans sa marche, que nous espérons la plus longue possible et surtout la plus fructueuse, a pris l’habitude d’entendre des discours bien plus défaitistes encore sans se sentir ébranlé. Nous ne savons pas de qui Kamel Daoud est l’avocat.

Est-ce de Dieu ou du diable ? Notre souhait aurait été de le voir mettre sa plume au service de l’Espoir au lieu de l’assassiner sur les terres d’une contrée où le hirak est blaklisté depuis le premier jour de sa naissance. En même temps que l’on peut admirer ce romancier, on peut le détester à part égale.


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