Algérie / «La population rejette l’idée d’un pouvoir politique géré par l’armée»

Louisa Dris-Aït Hamadouche. Maître de conférences à la faculté des sciences politiques et des relations internationales d’Alger 3

Dans l’entretien accordé à El Watan, Louisa Dris-Aït Hamadouche évoque le rôle de l’armée et le «choix difficile» qui a poussé le chef d’état-major à sacrifier son alliance avec le groupe présidentiel. Elle affirme que si «la population continue de maintenir un lien fort avec l’institution militaire, elle rejette néanmoins l’idée d’un pouvoir politique géré par cette dernière». La politologue revient également sur la question cruciale de la représentativité du hirak et le rôle que doivent jouer les enseignants et les étudiants.

La démission du président Bouteflika est intervenue juste après la sortie du vice-ministre de la Défense nationale, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah (AGS). D’aucuns y ont vu un coup de force du haut commandement de l’ANP. Comment expliquez-vous l’intervention publique de l’armée dans le jeu politique ?

Vous avez raison d’ajouter «publique» à intervention. Car si l’implication de l’institution militaire dans le jeu politique n’est pas nouvelle, elle a coutume d’être implicite et non apparente. En revanche, cette implication devient directe dans des situations particulières et sensibles. C’était le cas en 1992 et c’est encore le cas en 2019, même si le contexte est complètement différent. Il semble qu’après des semaines de contestation populaire, le fragile consensus qui résistait encore au sein des cercles gouvernants se soit lézardé au point de devoir faire des choix. Un choix difficile qui a poussé le chef d’état-major à, au moins en apparence, sacrifier son alliance avec le groupe présidentiel, à travers le discours exigeant l’application immédiate de l’article 102.

L’armée qui veut, à entendre les déclarations de son chef, faire respecter l’ordre constitutionnel, compte-t-elle poursuivre son implication dans la transition qui se dessine ?

La maladie du Président et sa disparition du champ politique et médiatique ont été accompagnées d’une montée en puissance de la présence politico-médiatique du chef d’état-major.

La démission de Abdelaziz Bouteflika a considérablement renforcé cette visibilité, autant sur la forme que dans le fond. Non seulement il est omniprésent dans les différents médias, ses moindres faits et gestes sont attendus, scrutés et analysés ; mais le contenu de ses sorties médiatiques est aussi significatif. Quand il fait un discours dans lequel il se pose comme garant de l’élection présidentielle, il empiète sur le rôle du gouvernement ; lorsqu’il promet des enquêtes sur les scandales politico-financiers passés et présents, il s’attribue les prérogatives de la justice ; lorsqu’il évoque les manifestations, il est sur le terrain du ministère de l’Intérieur. Tout cela laisse entrevoir un rôle majeur de l’armée dans la phase post-démission de Abdelaziz Bouteflika.

La population a-t-elle «plébiscité» la démarche défendue par la hiérarchie militaire ?

La population a manifestement approuvé la démission du Président sortant. En revanche, elle n’est pas en phase avec l’application de l’article 102 qui installe le président du Sénat à la tête de l’Etat et octroie au gouvernement installé par le Président démissionnaire la tâche de préparer une élection présidentielle dans les 90 jours.

Les manifestants ont clairement montré leur rejet de cet arrangement purement constitutionnel qui ne permet pas d’apporter des réponses à une crise politique. En d’autres termes, la population continue de maintenir un lien fort avec l’institution militaire, mais rejette l’idée d’un pouvoir politique géré par cette dernière. Les slogans scandés sont tout à fait clairs.

Si certains hommes politiques ont applaudi la feuille de route proposée par AGS, d’autres mettent en garde contre les risques d’une militarisation plus grande de la vie politique dans les prochains jours ? Leurs craintes sont-elles justifiées ?

Ce n’est pas tant la militarisation de la vie politique qui est redoutée, mais la perpétuation du système politique en place depuis l’indépendance. Le système politique algérien est traditionnellement de type collégial dans lequel l’institution militaire joue un rôle-clé sans pour autant gouverner. Ce qui est redouté est l’échec d’une véritable transition qui puisse permettre le transfert progressif et négocié du pouvoir vers une élite politique légitimement élue.

Le problème de la représentativité du hirak s’est posé avec acuité. Comment cette question sera-t-elle résolue ?

Il s’agit d’une question difficile, car le leadership est assimilé à la domination et l’autoritarisme. Les contestataires craignent que les leaders dévient de leur mission, qu’ils soient soumis aux pressions ou récupérés par la cooptation. Le syndrome du leader reflète une vraie crise de confiance qui rend suspecte l’idée d’une représentation. Ceci étant, de plus en plus d’appels sont lancés dans cette direction sous forme de comités populaires locaux ou de coordinations corporatistes et inter-corporatistes… Il est évident que la mobilisation populaire aura très vite besoin d’un minimum d’encadrement pour transformer le rejet en projets et les slogans en propositions politiques. Je pense que ce passage se fera naturellement.

Des personnalités politiques connues ont été huées lors des marches. Comment expliquez-vous ces incidents ?

La démocratie de façade mise en place depuis des lustres s’est révélée très néfaste pour la classe politique et surtout les partis de l’opposition. C’est d’ailleurs ce qui explique aussi la difficulté de parvenir à une représentation du soulèvement. Cette démocratie de façade a autorisé le multipartisme, mais a empêché le pluralisme. Elle a permis les élections, mais prévenu l’alternance. Elle a permis la liberté d’expression, mais a étouffé le militantisme. Le résultat est le discrédit des partis politiques de l’opposition, assimilés aux partis de l’allégeance par un discours de diabolisation. Or, s’il est vrai que ces formations ont leurs torts, il est indéniable qu’elles sont aussi victimes.

Des enseignants et des étudiants essayent de s’organiser en coordinations… Que peuvent-ils apporter au mouvement populaire ?

Traditionnellement, le monde de l’université apporte deux choses aux mouvements sociaux : la mobilisation jeune et dynamique et les idées innovantes et opérationnelles. Bien plus que le corps enseignant, les étudiants font preuve d’un engagement remarquable. Ils sont organisés, mobilisés, enthousiastes et plein d’espoir. Le point faible est sans doute leur hésitation à dépasser l’auto-organisation et passer à une vraie organisation dotée de représentations légitimes.

Ils sont eux aussi victimes du syndrome du leadership que l’on peut expliquer par l’influence extrêmement négative des organisations estudiantines affiliées au pouvoir politique. Là encore, le mouvement estudiantin a besoin de maturation pour produire en douceur et naturellement ses représentants.

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