Algérie / Le dialogue national : quel bilan ?

Par Ali Benflis

Depuis sept longs mois, le pays s’enlise dans une crise de régime dont il est difficile de nier l’exceptionnelle gravité ou de sous-estimer l’ampleur et l’imminence des périls qu’elle fait peser sur le pays. Deux tentatives consécutives d’organisation d’une élection présidentielle, conçues comme voie de sortie de cette crise, se sont révélées infructueuses. Toutes les conséquences de ce double échec devraient être tirées tout comme devraient être méditées ses leçons afin d’éviter sa répétition. Dans la troisième tentative d’organisation de cette même élection, il n’y a pas de place à l’erreur. De même, celle-ci n’a pas droit à un autre échec, tant seraient particulièrement lourdes ses retombées sur le retour de la stabilité, de la sérénité et de la quiétude dans le pays. Il ne suffit pas d’observer que le pays est à la croisée des chemins ; ce qui importe davantage, c’est que la volonté politique existe, que la confiance s’instaure et que le doute se dissipe au sujet de toutes les conditions à réunir pour la tenue d’une élection présidentielle qui s’inscrive véritablement dans la trajectoire de la transformation de l’Etat national en Nation des femmes et d’hommes libres, en République citoyenne et en Etat de droit. Si les jugements de valeur, si les idées préconçues et si les disqualifications prêtes à l’emploi sont tenus à distance, il apparaîtra aussitôt que l’élection présidentielle ne pourra être, ni plus ni moins, que ce que le peuple algérien souverain voudra lui-même qu’elle soit. De même, si le peuple le veut avec persistance, s’il y veille sans répit et s’il s’arme de ténacité et de vigilance sans faille, l’élection présidentielle ne pourra d’aucune façon se soustraire à l’obligation qui lui est faite de s’inscrire dans le cadre des demandes et des aspirations de la révolution démocratique pacifique et de porter, loyalement et fidèlement, ses objectifs jusqu’à leur réalisation pleine et entière.
Vingt longues années d’un pouvoir totalitaire, d’une gouvernance prédatrice et d’un régime politique bâti sur le mépris, l’abus et l’arbitraire donnent à notre peuple tous les droits de douter, d’avoir des craintes et de nourrir des suspicions à l’égard des voies qui lui sont proposées et qu’il est invité à emprunter. Trop de promesses trahies lui ont appris à se défier de la parole politique ; trop d’engagements reniés l’ont amené à gérer sa confiance avec parcimonie ; et il a été trop longtemps victime de tromperie sur ce qu’il était en droit d’attendre en retour pour qu’il se retienne, désormais, d’accorder des chèques en blanc.
Dès lors, tout l’enjeu des prochaines présidentielles est de dissiper les doutes, d’apaiser les craintes et de retisser les liens de confiance, car c’est à tous ces facteurs là rassemblés, qu’est lié le sort de l’échéance présidentielle, comme point de départ de la marche vers la rupture et le changement.
Tels devraient être le sens, la raison d’être et la finalité du dialogue national dont le panel de personnalités a accepté d’assumer les responsabilités particulièrement lourdes, difficiles et complexes.
La tâche du panel n’a pas été aisée, loin de là ; la voie qu’il s’est tracée a eu plus que sa part d’obstacles, de contraintes et d’adversités. Si les circonstances actuelles, si particulières, ne permettent pas de lui rendre justice, plus tard, une fois la crise surmontée, viendra certainement pour lui le temps de l’appréciation de sa contribution à sa juste mesure. 
Il est évident que le rapport final du panel ne pouvait prétendre à la perfection, tout comme il ne pouvait avoir pour ambition de concilier toutes les divergences et de satisfaire toutes les demandes ; il a pu, néanmoins, dégager ce qu’il est possible d’appeler le plus petit commun dénominateur sur la base duquel une sortie de crise rapide et définitive peut être envisagée. Cet espace de convergence pour limité qu’il soit fait ressortir l’essentiel, c’est-à-dire les conditions primordiales de nature politique, institutionnelle et légale qu’il est de la plus haute importance de réunir pour aboutir à la tenue de l’élection présidentielle de manière irrécusable et irréprochable.
De toutes ces conditions, celles de nature politique sont les plus sensibles et les plus déterminantes, car elles relèvent plus de principes et de valeurs que de mesures ou de dispositions ordinaires : il s’agit de la volonté politique, du sens du rapprochement et du compromis et de la relation de confiance. Dans ce cadre, le départ de l’exécutif actuel  et son remplacement par un gouvernement de compétences nationales crédibles et respectées, de même que l’ensemble des autres mesures mises en exergue dans le rapport final du panel, et qui portent sur des droits et des libertés, peuvent aider à créer l’environnement propice dont l’élection présidentielle a grandement besoin.
Au regard des conditions institutionnelles, il y aurait aussi beaucoup à dire. L’Autorité indépendante chargée des élections n’aurait jamais dû se voir attribuer un caractère permanent, mais seulement ad hoc, dans la mesure où toute décision finale à son sujet relèvera inévitablement de la future Constitution de la République. De même, le panel aurait dû circonscrire son mandat à la seule échéance présidentielle et s’abstenir de stipuler  pour l’avenir, en procédant à un dépassement de prérogatives touchant aux futures élections législatives et locales. Par ailleurs, le panel, à raison, a substitué une autorité nationale nouvelle à l’ancienne instance chargée des élections prévue par la Constitution actuelle ; dès lors, il était raisonnablement attendu de lui qu’il persiste dans cette même logique en dessaisissant le Conseil constitutionnel de l’intégralité de ses tâches électorales et de ne pas le maintenir compétent en matière de recours et d’annonce des résultats définitifs de l’élection présidentielle. En outre, dans la mesure où il a amendé les conditions d’éligibilité à la fonction présidentielle, le panel aurait dû procéder à la correction d’une injustice, en expurgeant ces conditions des mesures discriminatoires à l’égard de la communauté algérienne à l’étranger. Enfin, en portant la composante humaine du Conseil de l’Autorité de 20 à 50 membres, le panel introduit le surnombre dans cette instance dirigeante au risque d’alourdir et de rendre plus complexe et plus lente la prise de décision en son sein.
L’amendement du régime électoral aurait dû, lui aussi, être conçu sur une base provisoire et limitée aux seules dispositions affectant directement l’élection présidentielle. Mais au-delà de cette observation, il y a lieu d’admettre que la refonte du régime électoral proposée, a globalement atteint les buts qui lui étaient assignés : celui de neutraliser les interférences politiques sur le processus électoral par une mise à l’écart du gouvernement et, en particulier, le ministère de l’Intérieur, qui n’est rien d’autre que son bras armé en matière de tricherie politique et de fraude électorale ; celui d’exclure l’appareil administratif, à travers les walis, de la gestion et de la conduite du processus électoral dans l’intégrité de son déroulement ; celui de la dépossession des élus locaux illégitimes de toutes leurs attributions toxiques en matière électorale ; et enfin, celui de tarir le régime électoral, dans des proportions appréciables, des sources de la fraude électorale.
Appréhendées complémentairement, la création de l’Autorité indépendante et la refonte du régime électoral ne peuvent  évidemment pas prétendre avoir donné le coup de grâce à la tricherie politique et la fraude électorale. Cela ne peut raisonnablement être l’affaire de quelques jours ou de quelques semaines et de mesures ou de dispositions prises sous le sceau de l’urgence. Cet enjeu est partie intégrante du vaste chantier de la moralisation de la vie publique que les futures institutions légitimes du pays  ne manqueront pas d’ouvrir comme tâche prioritaire de l’œuvre  globale de rupture et de changement.
Mais dans le même temps, il serait profondément injuste de ne pas reconnaître que la création de l’Autorité indépendante et la refonte du régime électoral ont introduit de véritables bouleversements dans la pratique électorale nationale. La manifestation de ces bouleversements est d’une parfaite clarté. L’Autorité indépendante est désormais maîtresse de l’intégralité du processus électoral dans sa préparation et  son organisation, comme dans son contrôle. Celle-ci a entre ses propres mains les moyens de son indépendance. Les compétences électorales, autrefois dévolues à l’appareil politico-administratif qui en usait et abusait à sa guise, ne relèvent plus de son ressort. De couverture légale à la tricherie politique et à la fraude électorale, le régime électoral largement remanié peut, enfin, encadrer des élections libres, transparentes et crédibles.
Mais aussi prometteur qu’il soit, ce dispositif ne vaudra que par l’étoffe des femmes et des hommes auxquels sera confiée la mission déterminante de sa mise en place, de sa gestion et de sa conduite. De ce point de vue là, la présidence de l’Autorité indépendante, ainsi que la composition de son conseil, auront valeur de test décisif. Elles ont, à elles seules, le pouvoir de donner un surcroît de crédit à ce dispositif prometteur et de l’entourer de la nécessaire confiance ou d’alimenter à son propos les doutes et les suspicions et le condamner ainsi, avant même sa naissance, à n’être rien d’autre qu’une occasion manquée.
L’horizon semble se dégager. Les perspectives s’ouvrent. L’impasse n’apparaît plus comme insurmontable. Jamais notre pays n’a été aussi proche de la sortie de crise. Et jamais, l’élection présidentielle n’est apparue aussi propice à cette sortie de crise. L’enjeu, tout l’enjeu, est de savoir et de pouvoir transformer cette occasion précieuse en chance pour notre pays.
A. B.



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