Algérie : l’élection présidentielle n’a pas eu lieu

Au lendemain d’une élection présidentielle algérienne massivement rejetée et boycottée, Adlene Mohammedi, chercheur en géopolitique et spécialiste du monde arabe, revient sur ce scrutin qui nourrit la contestation populaire. Le pouvoir algérien ose tout, c’est même à cela qu’on le reconnaît. On le savait capable de laisser un homme sans vie à la tête de l’Etat et d’organiser sa réélection en promenant son portrait. On découvre maintenant qu’il est capable d’aller un peu plus loin.

Dans un bureau de vote à Alger, au premier tour du scrutin présidentiel, le 12 décembre
(image d’illustration) © Ramzi Boudina Source: Reuters

Depuis le 22 février dernier et le déclenchement d’un processus révolutionnaire inédit, le pouvoir algérien assume son caractère clandestin. Les décisions sont prises à l’abri du peuple – que les dirigeants méprisent dans des proportions inavouables –, qui n’est source de légitimité qu’en théorie. En réalité, les hommes de la cryptocratie algérienne veulent simplement sauver le régime en place, conserver le pouvoir, pérenniser la rente issue des hydrocarbures et ne jamais rendre de comptes. Le pouvoir assume aussi sa nature militaire. Le soulèvement algérien a poussé l’état-major de l’armée à se mettre en avant. Les généraux ne se cachent plus derrière une façade civile, comme sous Abdelaziz Bouteflika. Ce sont désormais les civils qui s’abritent derrière le bedonnant chef d’état-major. L’allégeance du pouvoir civil au pouvoir militaire est maintenant publique et revendiquée. En somme, face au peuple qui se soulève, le pouvoir algérien tente le passage en force décomplexé. Faux légalisme et fausse opération «mains propres» Depuis l’éviction de Bouteflika en avril, l’état-major – qui concentre désormais des pouvoirs naguère répartis entre divers cercles incluant la présidence et l’oligarchie – invoque le respect du cadre constitutionnel pour échapper à toute transition, à tout changement de régime. Il n’est pas question de respecter la constitution (brandie et piétinée, selon les besoins), mais de l’utiliser pour préserver le régime en place et quelques intérêts privés.

Pour s’imposer, l’état-major s’est appuyé sur une justice aux ordres qui l’a accompagné à la fois dans sa répression et dans sa restructuration. C’est bien la même justice algérienne qui malmène des citoyens et des opposants pour des pancartes ou des drapeaux et qui neutralise des personnalités honnies par le peuple algérien dans le cadre d’une propagande judiciaire. Cette propagande judiciaire n’a séduit que ceux qui voulaient bien être séduits. L’éviction de personnalités aussi détestables et illégitimes que l’ancien chef de l’ancien Département du renseignement et de la sécurité (DRS) et le frère de l’ancien président – le général Toufik et Saïd Bouteflika – ne reflète pas une volonté de «nettoyer» le système, mais l’intention ferme de le sauver en écartant et en sacrifiant ceux qui ont manqué de loyauté à l’égard de leurs anciens complices.

La fabrication d’une Algérie fictive

Pour fermer la «parenthèse» du mouvement populaire, il fallait une élection. Ceux qui se sont accommodés d’un président incapable de s’exprimer feignent de craindre le «vide constitutionnel». Après deux élections avortées en avril et en juillet, l’état-major tenait à se montrer ferme s’agissant du scrutin de décembre. Puisque les Algériens sont déterminés à changer de régime depuis dix mois, il fallait fabriquer une Algérie fictive. Pour cela, les dirigeants algériens pouvaient compter sur des télévisions ni vraiment publiques (aucun service public délivré) ni vraiment privées (détenues par des oligarques liés au régime). Ces télévisions ont non seulement martelé la propagande du pouvoir militaire, mais elles ont aussi méthodiquement minimisé l’ampleur de l’hostilité populaire et mis en scène un engouement pour cette élection inexistant dans l’Algérie réelle. La fraude a donc eu lieu avant la fraude électorale. Plus qu’une fraude, un viol. La majorité qui refuse la supercherie est niée, insultée, minimisée. Inventer de faux chiffres de participation et de faux résultats devient, dans ces conditions, dérisoire. Tous les observateurs honnêtes et les journalistes indépendants savent que cette élection n’a pas eu lieu. Dans certaines régions (la Kabylie, notamment), le boycott n’a pas été seulement massif mais total.

Un président fictif

Des cinq candidats issus du régime que le pouvoir militaire a mis en avant, il a opté pour celui qui correspondait le plus aux ruses qu’il a servies depuis quelques mois, à savoir un homme qui incarne le régime tout en prétendant lutter contre ses dérives oligarchiques. Abdelmadjid Tebboune sert le régime algérien depuis 1975. Cinq fois ministre sous Bouteflika, puis éphémère Premier ministre en 2017, il se serait illustré en s’attaquant à quelques oligarques proches de Saïd Bouteflika.

Les Algériens l’associent surtout à la continuité du régime et à son fils, en détention pour blanchiment d’argent dans le cadre d’une affaire de saisie record de cocaïne. Il est raillé et détesté, comme tous les hommes du régime algérien. Il aura donc été élu par des généraux et non par ses concitoyens. Ce simulacre d’élection nourrit la colère et la détermination des Algériens. Les appels aux manifestations et à la grève générale se multiplient déjà. Après avoir été un Premier ministre éphémère, Tebboune se condamne à être un président fictif. Le régime algérien est condamné à disparaître. Après avoir vécu dans la clandestinité et la discrétion, il mourra avec fracas, en ayant repoussé toujours plus loin les limites du ridicule.


>> Lire aussi : Présidentielle algérienne : après l’annonce des résultats, nouvelles manifestations dans le pays.


>> Algérie / Empêcher de voter, est-ce un acte démocratique?

Par Ahmed Bensaada

Posée de la sorte, cette question semble farfelue. Mais pas le moins du monde.

Certains membres du Hirak de l’étranger intimident les électeurs qui « osent » se présenter dans les consulats ou dans les bureaux de vote en les traitant de « traitres » ou de « cachiristes » (partisans de l’ancien système). Selon eux, voter est synonyme de trahison à la pureté du Hirak qui veut instaurer une réelle démocratie dans le pays. Ainsi, tous ceux qui n’adhèrent pas à leur vision des choses sont automatiquement des collaborateurs de la « 3issaba » (bande mafieuse). Cette conception étriquée et totalitaire de la démocratie est malheureusement en complète opposition avec les valeurs prônées par ce mouvement de révolte initialement inclusif et rassembleur qui a vu le jour le 22 février 2019.

Le Hirak pacifique serait-il en train de muer lentement en un Hirak belliqueux? La « révolution du sourire » se métamorphose-t-elle en « révolution du rictus »?

Supposons un instant que cette action d’empêchement ou d’interdiction de vote réussisse à merveille et que le taux de participation frise le zéro, quelles leçons le Hirak pourra-t-il en tirer? Qu’il est très fort et très bien organisé? Qu’il est facile de faire peur aux honnêtes citoyens qui ont une idée différente? Que l’intimidation et les invectives sont des outils de choix pour instaurer la démocratie en Algérie?

Mais jamais quelqu’un ne pourra prétendre que le taux de participation ainsi obtenu est réel.

Mais d’où vient donc cette idée biscornue que « ne pas aller voter est un acte démocratique »? Émane-t-elle réellement des « stratèges » du Hirak qui veulent imposer une transition au lieu d’une élection?

Le 26 novembre 2019, c’est-à-dire à peine deux semaines avant l’échéance électorale, le professeur Robert Zaretsky écrivait dans la célèbre revue Foreign Affairs un article sur l’Algérie au titre très (très) clair: « An Election’s Failure Will Be a Democratic Success » (L’échec de l’élection sera un succès démocratique) [1].

Pour information, cette revue est publiée par le CFR (Council on Foreign Relations) un des think tanks les plus importants des États-Unis, spécialisé dans la politique étrangère et les affaires internationales. Fondé en 1921, le CFR a compté parmi ses membres des politiciens de premier plan comme Henry Kissinger, Madeleine Albright ou Colin Powell (en tout une douzaine de Ministres des Affaires étrangères), ainsi que des directeurs de la CIA, des banquiers, des juristes, des journalistes et des professeurs.

C’est pour cette raison que Foreign Affairs est considéré comme un des magazines américains les plus influents en politique étrangère. Parmi ses illustres contributeurs, on peut mentionner, à titre d’exemple, Samuel P. Huntington, Hillary Clinton, Donald H. Rumsfeld, Francis Fukuyama, David Petraeus, Zbigniew Brzezinski, John J. Mearsheimer, etc.

Revenons à l’article de Robert Zaretsky, professeur d’Histoire française moderne à l’Université de Houston. On peut y lire :

« L’échec de cette élection marquera, paradoxalement, le succès des aspirations démocratiques du pays, telles qu’elles s’expriment à travers un phénomène qui domine le paysage politique algérien depuis fin février: le Hirak. »

Alors que l’Algérie toute entière s’est offusquée de la résolution du Parlement européen, cet article représente une ingérence bien plus dangereuse et insidieuse que celle introduite par l’eurodéputé Raphaël Glucksmann, le « consultant en révolution », conseiller spécial des révolutionnaires colorés géorgiens et ukrainiens.

Les stratèges printanistes du Hirak ont-ils avancé l’idée d’intimider les électeurs pour faire échouer les élections afin de garantir « le succès des aspirations démocratiques du Hirak » en « s’inspirant » de l’article du Foreign Affairs?

Ou est-ce juste une banale coïncidence? Comme celle des fleurs distribuées aux forces de l’ordre? Ou celle du balayage des rues empruntées par les manifestants? Ou peut-être celle du simulacre de funérailles?

Ahmed Bensaada


[1] Robert Zaretsky, « An Election’s Failure Will Be a Democratic Success », Foreign Affairs, 26 novembre 2019, https://www.foreignaffairs.com/articles/algeria/2019-11-26/algeria-faces-unknown-finally

La source originale de cet article est ahmedbensaada.comCopyright © Ahmed Bensaadaahmedbensaada.com, 2019


>> Les dessous de la Hirak algérienne

Ahmed Bensaada, auteur de Arabesques américaines, Le rôle des États-Unis dans la révolte de la rue arabe, nous parle d’abord de la grande Assemblée publique à Montréal le 10 décembre avec la journaliste indépendante Vanessa Beeley à laquelle il avait assisté.

Il se penche ensuite sur la révolte en Algérie en insistant sur le fait que l’avenir de l’Algérie doit être déterminé par les Algériens eux-mêmes sans intervention étrangère. À ce sujet, il souligne le rôle notamment financier mais aussi de formation joué depuis 2011 par les organisations américaines, telles le National Endowment for Democracy (NED), Freedom House et bien d’autres. Il remarque que les méthodes utilisées par certains manifestants viennent directement du manuel utilisé dans toutes les « révolutions colorées » et dans le mal nommé printemps arabe. Exemple: des manifestants donnent des fleurs aux forces de l’ordre, ou encore, ils balaient les rues, pas régulièrement, une seule fois. Clairement, des opérations de propagande.

Il termine en dénonçant celui qui a parrainé la résolution du Parlement européen, Raphaël Glucksman, le « consultant en révolution », conseiller spécial des révolutionnaires colorés géorgiens et ukrainiens.

https://soundcloud.com/user-363799016/le-pied-a-papineau-ckvl-les-dessous-de-la-hirak-algerienne-entrevue-ahmed-bensaada

La source originale de cet article est Le Pied A Papineau CKVLCopyright © Ahmed Bensaada et Robin PhilpotLe Pied A Papineau CKVL, 2019


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