Algérie / Pr. Mohamed Lakhdar Maougal : «Des moules idéologiques ont dévoyé le Hirak»

     06.06.2020

  Professeur à l’Ensjsi de Ben Aknoun à Alger, vice-président du Conseil scientifique de l’Académie des langues africaines de Bamako (l’Acalan), Mohamed Lakhdar Maougal est incontestablement ce qu’on appelle un agitateur d’idées. Qu’on adhère ou qu’on refuse ses idées, il ne laisse jamais indifférent. En témoignent les avalanches de commentaires qui accompagnent ses sorties médiatiques. Parce que Maougal empêche de tourner en rond, il déblaie le terrain et suscite le débat, même parfois au prix d’insultes et d’atteintes à sa personne.

L’Expression: L’enjeu politique étant focalisé sur le Mouvement populaire qui a émergé le 22 février 2019, votre lecture dérange à plus d’un titre. Pouvez-vous nous expliquer les raisons desdites réactions à l’égard de votre appréciation de la genèse du Hirak?
Mohamed Lakhdar Maougal: Un cas de figure classique de ce qu’on appelle chez nous, dans notre jargon académique un EVENEMENT. L’événement est un fait de dimension sociale qui dépasse son premier et initial état de caractère ordinaire pour prétendre devenir extraordinaire. Ce qui a surtout dérangé, c’est la rupture d’une habitude comportementale inhibitrice, celle qui consiste à considérer les médias nationaux algériens, surtout les institutionnels- en la circonstance et en l’occurrence – l’Entv et Canal Algérie – comme un vulgaire appareil idéologique d’Etat (conception décatie héritée d’un talentueux philosophe français, Louis Althusser, 1969) et donc un service public servile.
Aujourd’hui, tout le monde est surpris et étonné par la liberté de ton et de propos qui, sans censure aucune dans cette émission tant saluée que décriée, a abordé et transgressé un tabou sur un point d’actualité particulièrement sensible, le Hirak de l’année 2019. D’où le défoulement massif, démagogique et particulièrement agressif d’une catégorie d’épigones jusque-là conditionnés- et depuis si longtemps formatés à ne voir les problèmes sociopolitiques qu’à travers «le goulot étroit de la bouteille des abstractions» (D. Diderot, 1774) et de se livrer instinctivement et viscéralement en conséquence aux rituelles et spectaculaires mises à mort dignes des corridas ibériques.
Mais il arrive quelquefois que c’est le fougueux taureau qui occit le lamentable torréador.

Un changement politique suppose d’abord un changement dans les mentalités. Est-ce que le fait de rejeter les autres approches aiderait le Hirak à aboutir à son objectif escompté dans la mesure où les autres démarches sont rejetées mordicus en son sein?
C’est le dilemme insoluble de l’oeuf et de la poule. Qui change qui? Les mentalités sont généralement les expressions des habitudes. Les comportements sont encadrés et façonnés par des cultures dont la politique (-cet art ou artisanat du façonnage et de la «fabrique des opinions» (Noam Chomsky,2010). Si les comportements sont génériques à tout corps social, la politique est tout autre chose comme culture et moeurs. Elle est une activité consciente, souvent réfléchie, tant elle a un pouvoir janusien et bicéphale- structurant et déstructurant- C’est selon!
Plus précisément et concernant cet événement durable- le Hirak démarré depuis l’hiver 2019 au terme d’un long processus d’hibernation chloroformée, apparaît avec la lamentable gestion de la succession de l’empereur «bokassien» déchu comme un sursaut d’apparence spontanée cherchant une issue volontariste et hardie, cherchant à surmonter un agenda ourdi de transition programmée et contenue et programmée à l’aune des appétits des parrains compradores en compétition aiguë. Mais les stratégies politiques et les moules idéologiques l’ont petit à petit infiltré et ne cesseront jamais de tenter de le dévoyer, voire l’infléchir, dans un sens calculé ou dans un autre, jusqu’à sa conjoncturelle suspension imposée par l’encore actuelle crise sanitaire mondiale.
C’est bien dommage! Mais nécessité oblige et fait loi.
Si la politique- dont on a beaucoup claironné que les Algériens s’en étaient détournés pour se lancer à corps perdu dans le «business» imposé comme culture par la logique de la prédation et de la rapine (forme d’accumulation primitive consensualisée avec la BOUTEFCONNECTION) est en fait une activité structurante, la mentalité est un comportement mu par des habitudes servant à l’adaptation bio-écologique de l’être humain. Il y a donc forcément des contradictions.
Dans sa quotidienneté, l’Algérien -longtemps décitoyennisé- aura été de plus en plus pénétré par des exigences comportementales grégaires qui se sont par la force des choses incrustées dans bien des cas dans des activismes abscons, indigents et limités, au lieu de rechercher à percer le secret des adéquations idéologico-politiques et stratégiques appropriées, nécessaires aux analyses concrètes de situations concrètes, vu qu’il aura été longtemps été privé du droit de faire de la politique aux fins de comprendre, en tant que citoyen, les enjeux qui participent à transformer les réalités sociales et autres.
L’Algérien du nouveau siècle et du nouveau millénaire, quand il tente de faire de la politique, reste profondément un homme de la préhistoire révolutionnaire, émotionnel et vindicatif, intransigeant et sectaire, exclusif et suffisant. Sa pensée activiste le pousse le plus souvent à adopter l’adage primaire, voire primitif: LA FIN JUSTIFIE LES MOYENS.
Et c’est précisément cela même qu’il hérite du pattern comportemental hérité de l’encadrement administratif, institutionnel et politique dans lequel il a été formaté et enferré à la culture d’un Etat en déficit de légitimité depuis son érection, jusqu’à son dernier dépérissement.
L’Algérien activiste organique apparaît face aux structures d’encadrement institutionnelles officielles et non officielles dans le paysage national comme plus soumis que le simple Algérien devenu sujet d’un empire déséquilibré contre lequel il s’est si souvent soulevé. Car l’ordre organique national, aussi bien officiel qu’oppositionnel, révèle du point de vue comportemental un très grave syndrome d’exclusivisme, de totalitarisme et d’inefficacité. Les multiples et diverses tentatives de redressement, de regroupement, de coalition, finissent toujours en eau de boudin («ijaâvouven akfouken amen» me disait au moment où ensemble on a quitté le PRS en 1978, un ex-militant du parti après la lettre de Boudiaf de proposition de prestation de service à Chadli Bendjedid, 1979).

Peut-on dire que le Mouvement populaire a été détourné par des nébuleuses aux agendas supranationaux?
C’est une question plutôt surprenante qui relèverait d’un département sécuritaire plutôt que médiatique, et qui plus est reste fort discutable. Un billet de votre quotidien (jeudi 28 mai 2020) a soulevé ce problème à partir d’une information-questionnement que j’avais exprimée dans l’émission de Canal Algérie du lundi soir 25 mai à 20h45, a conclu à une infiltration ourdie par une nébuleuse chargée d’un agenda supranational. BIGRE!
Le journaliste a le droit de comprendre ce qu’il peut et ce qu’il veut à charge d’endosser la responsabilité de l’interprétation qu’il propose à ses lecteurs. Ce qui n’engage que lui quand il veut faire jaillir un événement d’un fait peut-être anodin!
Loin de moi l’idée de considérer les deux visiteurs autorisés (ayant obtenu des visas en cette conjoncture délicate) comme des agitateurs professionnels ou des trublions. J’ai précisé qu’ils avaient pris contact avec moi parce que je suis visible médiatiquement et que je m’exprime souvent sur la situation de mon pays et plutôt de manière iconoclaste, et souvent en toute liberté, y compris dans les médias lourds comme la radio et la télé (pourvu que ça dure).
De là à épingler cette affaire au registre de l’espionnage ou de la sédition ou quelques autres aventures comme une virée des Dupond-Dupont ou d’une embardée du Capitaine et de son ami le détective Tintin, voire d’une mission spéciale du sulfureux honorable correspondant Corto Maltèse, cela relève au pire de délires narcotiques, et au mieux d’une enquête d’un journaliste d’investigation. Ce qui n’est pas de mon métier ni de mon goût.
A franchement parler, et à l’occasion du dernier clash scandaleux d’un reportage sur France 5 que je n’ai pas suivi, je serai porté à croire que ces jeunes touristes ou reporters d’une ONG humanitaire (c’est ainsi qu’ils s’étaient présentés à moi) voulaient peut-être commettre un reportage qu’ils auraient pu vendre à quelques chaînes.
C’est devenu à la mode. A chaque contrée, ses «harraga»!

Quelle lecture faites-vous des slogans hétéroclites qui foisonnent au sein du Mouvement populaire? S’agit-il d’une situation de tiraillements à laquelle se livrent plusieurs protagonistes en son sein?
Tout d’abord, cela expose clairement la diversité qui traverse et enrichit le corps social et la culture politique nationale, s’il en est?
Et c’est tant mieux! Mais ce qui intéresse le chercheur que je suis, c’est de saisir et de comprendre la genèse, l’évolution et le dépérissement des productions des discours et en particulier les slogans, surtout les stratégies diverses de leurs inscriptions dans les événements. Une fois récoltées, classées, sériées, expliquées et enfin interprétées, on peut s’en servir pour faire et concevoir une stéréoscopie de la vie politique avec ses différentes facettes et ses multiples circonvolutions. On pourrait même se payer le luxe de cerner et de serrer les contextes de manifestations et d’inscriptions dans les confrontations multiples et diverses, aussi bien des protagonistes que des antagonistes.

Etes-vous d’accord avec la démarche «dégagiste» incarnée par une certaine frange du Hirak dont les motivations sont d’ordre idéologique par excellence?
Le printemps, dit arabe, nous a imposé un lexique et des slogans, le plus souvent repris sans réflexion ni esprit critique, parce qu’ils semblaient exprimer une certaine radicalité et une certaine vivacité qui tranchaient avec la culture mortifère importée avec le «canasson» (sic).
Le vocabulaire printanier se limitait à quelques vocables: «harba» avec le slogan tunisien «Benali hrab» suivi par le vocable égyptien «IRHAL» avec le slogan «Moubarak Irhal», suivi peu après par le vocable «dégage» en version algérienne francophone, et «digage» en version «darija» mais, il n’y a pas eu à ma connaissance de vocable amazigh (je suis preneur de toute proposition, sérieuse).
Ce sont là encore des mots d’ordre de toute subjectivité sans la moindre contexture programmatique, HELAS (indigence quand tu nous colles à la cervelle! Mais cela reste symptomatique de la confusion et de l’indigence. Sévère, mais objectif jugement d’Albert Camus en 1947 à Tlemcen.
Les mots d’ordre sur les pancartes, repris souvent en choeur et en canon, sont éminemment militants, un tantinet politiques, rarement économiques et sociaux (sauf pour le gaz de schiste dans les wilayate du Sud) et presque jamais culturels.
Sur ce dernier point, il y a tout lieu de relever que l’intrusion de la revendication identitaire (à distinguer de la revendication culturelle, même quand elle pose le problème du statut de la langue) a connu un mouvement crescendo jusqu’à provoquer des frictions, voire des confrontations symbolisées par la partie d’escarmouche entre «lferchita al manjal») qui aura tourné peu après à une relative remise en cause de la fraternité exprimée par les manifestants marcheurs «djeïch, chaâb, khawa khawa».
Après le retrait de Bouteflika sous la double pression, de la rue d’abord et principalement, puis celle des chancelleries étrangères inquiétées par la radicalisation menaçante, la lutte devint de plus en plus ouverte, mais son expression deviendra de plus en plus opaque, voire occulte car les antagonistes comme les protagonistes, tenaient à préserver leurs parrains et leurs commanditaires à l’exception de quelques prétendants à la succession ouverte qui, bravant les foules agglutinées chaque vendredi, continuaient ostentatoirement à afficher leurs inféodations avec des centres décisionnels extraterritoriaux (USA, France, UE, GB, Emirats, Egypte, Arabie saoudite, et même la Turquie). On aurait même vu l’ambassadeur des USA dans les marches!!! et les stades (en compagnie de sa légitime épouse).

Quelles sont les issues en mesure d’apaiser la scène politique et qui permettraient qu’il y ait un véritable processus de changement sur la base d’une issue négociée?
Il faut laisser du temps à cette équipe actuelle de débroussailler le terrain (à défaut de le déminer). Elle aura -et il le faudra- à rendre des comptes à la société, avant d’en rendre compte aux partenaires étrangers qui eux, par contre, exigent d’être rassurés C’est là un test majeur de mise à l’épreuve de la restauration incompressible de la souveraineté nationale qui demeure le gardien du temple et de la sécurité du pays, principalement dès lors où l’alliance peuple-armée a commencé à se fissurer et à être stigmatisée publiquement. L’équipe commence déjà à tanguer et la rue de son côté s’impatiente de remarcher. Le rendez-vous est pris et c’est un grand rendez-vous à ne pas rater. Pour ma part, j’attends de voir et de mieux comprendre ce qui se passe pour tirer quelques conclusions utiles et pragmatiques.
C’est confortable, je vous le concède, mais c’est ce recul dont l’analyste a grand besoin pour voir et pour comprendre, pour enfin proposer des explications à discuter. Les solutions, quant à elles, relèvent d’un autre ordre et d’une autre instance.

Partagez-vous certaines thèses qui versent dans des solutions se référant à une transition dont la constituante est le maître-mot et faisant abstraction de tout ce qui a été construit depuis l’indépendance nationale?
NON! Cette vieille chaussette (la constituante remisée) ne pourra jamais aboutir avec une classe politique aussi autiste que celle qui est encore en activité dans les institutions grippées et camisolées de la République (Parlement illégitime, Conseil constitutionnel coopté, Cour suprême non encore relookée, personnel politique narcissique, forces oppositionnelles handicapées et divisées, etc…)
La légalité républicaine qui s’est substituée à la faveur des dernières élections a la légitimité pour le moment encore, reste le talon d’Achille du pouvoir actuel et comme disait un grand poète méditerranéen chantant Le Cimetière marin «Achille en son élan immobile à grand pas! » (Paul Valéry, 1944).

Pensez-vous que la révision de la Constitution est à même de répondre à la crise politique en cours ou cela doit être consolidé par d’autres mesures plus profondes dans la perspective de juguler la crise et asseoir les jalons d’une solution consensuelle et salutaire pour le pays?
C’est la charrue avant les bœufs !!!


Lakhdar Mouagal Mohamed est Professeur à l’Ensjsi – Ben Aknoun Alger et Vice-président du Conseil scientifique de l’Acalan (Académie des langues africaines-Bamako).


 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *