Algérie / LE HIRAK : UNE PRATIQUE ET NON UNE THÉORIE

      Par : MYASSA MESSAOUDI
ÉCRIVAINE

Par son soulèvement, le peuple algérien a conjugué le pays à la marche du monde. Laquelle marche suit des directions et des courbes contradictoires. Du nord au sud, de l’est à l’ouest du globe, les flux idéologiques se croisent, plongent ou caracolent aux sommets dans un déchaînement, tout sauf prévisible. Aucun prétendu expert ne peut décemment affirmer ce que sera le monde de demain tant les données fluctuent et engendrent des réalités nouvelles.

Notre capacité à collecter les informations de manière quantitative n’a jamais été aussi élevée. Cependant, les décisions résultant de cette moisson effrénée de renseignements sont loin d’être qualitatives. Ainsi, l’invasion de l’Irak a fait déborder l’Iran de ses frontières, et a révélé au monde le talent ancestral des Perses, à savoir la négociation et les jeux d’influence.

Les printemps arabes censés déboucher sur la démocratie et les libertés individuelles ont installé soit des islamistes au pouvoir, soit des dictatures militaires encore plus oppressives. La financiarisation de l’économie vendue comme une irrigation heureuse par les investisseurs étrangers a généré la destruction des économies réelles.
De plus, la société de consommation a engendré une telle pollution qu’elle est en passe de menacer d’extinction la survie de tous les êtres vivants, l’homme compris.On pourrait ajouter, la multiplication des supports de communication tels que les téléphones portables et les réseaux sociaux qui tous les jours affectent les capacités cognitives de l’homme et manipulent son affect et sa pensée.

La liste des décisions ayant produit des effets à l’opposé des prévisions de la horde d’experts qui défilent sur nos écrans est interminable. Il arrive aussi que des effets heureux et insoupçonnables viennent titiller nos “savantes” certitudes affublées d’une multitude d’études croisées et chiffrées.

Aussi, les observateurs les plus expérimentés n’auraient pu augurer que la patrie du wahhabisme, matrice de l’islamisme fondamentaliste brutal, fief de l’ordre anti droits en tous genres, et féminin en particulier, serait le premier pays arabo-musulman à tomber le port de l’abaya dans l’espace public. Même si les effets de cette annonce restent timides et partiellement assumés, ce décret n’en reste pas moins le gage d’une avancée pour les femmes saoudiennes.

C’est une brèche juridique, une base de droit à exploiter pour plus de revendications. Partant de ces constats, on pourrait affirmer que chaque action est tributaire, non pas de ce que l’on sait par avance, mais de la somme d’imprévus et d’inconnus qu’elle nourrit et génère. En résumé, le courage de l’action est le seul moteur susceptible de faire avancer les peuples.

Aller au devant du changement, le provoquer, le faire sien dans sa vie quotidienne. Or combien sommes-nous à appliquer le Hirak à l’échelle individuelle ? Comment nous projetons-nous, en tant que citoyens, dans un pays libéré de la corruption, mais pas des corrupteurs du quotidien ?

Quels rapports entre citoyens n’ayant pas encore réglé la question de l’altérité ? Y aura-t-il enfin des syndics de copropriété et des concierges dans les immeubles pour assainir nos espaces communs ? Les femmes aspirant à plus de liberté, braveront-elles le couvre-feu social qui leur interdit l’espace publique et les renvoient chez elles toutes les dix-neuf heures de l’année ?

Casseront-elles la culpabilité socio-religieuse qui les empêche de se rebeller en masse contre le code de la famille ? Les hommes soutenant l’émancipation des femmes, l’assumeront-ils publiquement et devant leurs familles ? Faire preuve  de quelques  civilités  et tolérance de manière ponctuelle est certes mieux  que rien, adopter une hygiène  et  une discipline  de  tout instant  est préférable.

Ce que l’on exige de l’État, on doit aussi l’exiger de nous-mêmes. Or, les images qui ont circulé tout l’été ont mis en exergue les multiples chantiers civiques et humains altérés du citoyen algérien et de ses responsables.

L’état des plages et de l’environnement ont révélé, non seulement, une absence totale de politique opérante et sérieuse de gestion des déchets domestiques de la part de l’État, mais aussi la relation désastreuse de l’Algérien à l’éthique sociale du vivre-ensemble.

L’absence de connaissance de ses propres droits et la prévalence d’une conscience politique uniquement braquée sur l’alternance du pouvoir, font que l’Algérien vit comme une fatalité son entourage dégradé.

Enfin, devant l’ampleur du conservatisme ambiant et de l’islamisation des mœurs et des modes de vie de la société algérienne, on ne peut que constater l’incapacité de cette idéologie à fabriquer ne serait-ce qu’un citoyen propre et responsable.

Quel type d’attachement patriotique et de conscience civique peut développer un individu évoluant dans le désordre et les détritus. L’absence de l’État traduit, quant à elle, un abandon tragique de nombreux secteurs et institutions aux mains d’administrateurs nommés à la grâce du clientélisme et du népotisme.

En cette période de pandémie, propice aux questionnements et à la remise en question, il est utile d’interroger les failles citoyennes et militantes du Hirak afin d’aborder efficacement les prochaines étapes de contestation.
La volonté de changement du système de gouvernance algérien est une constance populaire que ne saurait étouffer les arrestations arbitraires, ni les condamnations abusives.

Cette volonté émane de toutes les couches sociales et de toutes les régions du pays. Toutefois, pour que cette contestation aboutisse et ne tombe pas dans des mains encore plus subversives, il est impératif de préparer le citoyen algérien à ce changement.

Et pour ce, l’action doit aussi s’opérer de manière horizontale. S’imbiber et se propager dans la population. Que signifie un changement de système si la prise de conscience populaire quant à la gestion de ses tracas quotidiens est toujours laissée au bon vouloir et à l’appréciation de responsables issus d’une mentalité de brigandage.

La gestion de l’urbanisme, des hôpitaux publics, des écoles et de la justice plus que désastreuse n’évoluera pas miraculeusement, si des pressions populaires ne sont exercées pour empêcher que la débâcle continue.
Des associations et des comités de vigilance peuvent voir le jour afin de dénoncer et de traîner devant la justice les responsables véreux.

L’Algérien doit pouvoir s’approprier l’espace commun et le défendre. Les partis politiques qui se cherchent querelles et divisions à longueur de temps doivent s’impliquer dans les préoccupations courantes du peuple. Mener des actions de terrain qui créeraient du lien et de la confiance entre eux et la population.

Restaurer par la pédagogie la notion de bien commun et des luttes ciblées sur des thématiques concrètes. Il est temps de reprendre le terrain à l’extrême droite religieuse qui profite de la misère matérielle et intellectuelle pour vendre ses verbigérations et ses contes dignes des fictions bollywoodiennes en guise de programme politique.

Il est indéniable que pour se maintenir le système a agit comme un aimant à véreux afin de s’assurer la docilité et l’allégeance de ces adversaires politiques. Ce qui explique ce nombre vertigineux d’élus incompétents. Se soustraire à toute critique ou opposition politique digne de ce nom a transformé le pays en médiocratie patenté.

Le peuple et tout gouvernement actuel ou futur aura à mener une vraie guerre à la corruption doublée d’une chasse aux cerveaux patriotes capables de sortir le pays de sa léthargie.  Enfin, on ne saurait finir cette approche, sans évoquer la société civile. Ce tissu associatif numériquement dense, mais à l’action mitigée sur le terrain.

Ces associations majoritairement financées par l’État en sont dépendantes. Elles ne participent aucunement, sauf à de rares exceptions, à l’autonomisation de l’individu. Fait indispensable à l’appropriation par le citoyen de ses espaces et biens communs et donc de leur protection et défense.

Les associations doivent aider le citoyen à se prendre en charge, et non pas à l’instrumentaliser au profit de combats strictement politiques.  Le Hirak est une action et non une théorie. Cette action cantonnée à la seule marche quotidienne du vendredi devrait mettre en mouvement tout un processus de contestation de terrain à travers le pays.

Figer ce vaste rassemblement sur un seul jour et autour d’un seul thème sédentarise l’action et ouvre la voie aux tiraillements des diverses appropriations et vues idéologiques. Il en résultera des rapports de force et des jeux de pouvoirs qui videront de son dynamisme et de sa spontanéité cette action qui risque de ne pas se reproduire avant longtemps.

Le Hirak n’est pas une idéologie à adopter, ni une théorie à interroger, le Hirak est un recours d’urgence pour une marche vers le changement. Souvenons-nous des premiers vendredis, les jeunes nettoyaient tout derrière eux et empêchaient toute dégradation des biens publics. Ils avaient fini par accepter la présence des femmes dans leurs rangs.

Les citoyen-n-e-s algérien-n-e-s ont donné leur vision de l’Algérie de demain. On a vu se côtoyer toutes les franges sociales et politiques du pays, les femmes et l’emblème de notre identité ancestrale. Pour que cette aspiration à un vivre-ensemble se généralise dans le respect, il nous incombe de nous remettre en question et d’y travailler, mais pas uniquement le vendredi à Alger, et le dimanche dans la diaspora.


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