Amérique Latine et Caraïbes : 2019, un bilan contrasté

Jean-Michel HUREAU

Alors que cette région du monde avait connu une résurgence de mouvements conservateurs et réactionnaires, voire félons, ces dernières années, en juillet 2018, l’élection d’Andrés Manuel Lopéz Obrador (AMLO) à la présidence mexicaine, a suscité un immense espoir dans tout le continent. Sa prise de fonction en décembre de la même année a été ternie pour les forces progressistes par l’élection de Jair Bolsonaro à la tête du Brésil en octobre, ce qui a suscité des interrogations sur l’avenir du continent d’autant qu’Yván Duque avait remporté l’élection présidentielle colombienne face au progressiste Gustavo Petro en juin 2018.

L’année 2019 était prometteuse de bouleversements sur le plan électoral puisque la Bolivie, l’Argentine, la Colombie et l’Uruguay étaient concernés par des élections nationales ou régionales. D’autres pays, comme le Venezuela en souffrent encore des conséquences.

Il convient de remarquer qu’au cours de ces processus électoraux et au cours de tous les conflits pouvant se faire jour sur le continent, l’Organisation des Etats Américains (OEA) est intervenue par la voix de son président l’Uruguayen Luis Leonardo Almagro Lemes. L’OEA regroupe la quasi-totalité des pays du continent, soit une trentaine, sauf Cuba et le Venezuela, pour des raisons différentes. Luis Almagro est aussi le créateur du Groupe de Lima constitué des 14 pays les plus conservateurs et réactionnaires dont l’ordonnateur et le métronome sont aujourd’hui les Etats-Unis même s’il n’en font pas partie.

Il est important de comprendre que l’Amérique Latine n’est pas une entité uniforme même si les 2 langues les plus employées sont l’espagnol et le portugais. Chaque pays a ses spécificités ethniques, traditionnelles, culturelles, linguistiques même. Penser que l’Amérique Latine et les Caraïbes seraient un tout reviendrait à penser qu’il en serait de même de l’Europe, autrement dit qu’un Français et un Slovaque auraient la même pensée et la même vision du monde et de l’avenir qu’un Argentin et un Guatémaltèque, par exemple.

C’est la raison pour laquelle il convient d’examiner celle de chaque pays, même si des convergences et similitudes de situations peuvent apparaître et nous interpeller, pour faire un bilan de la situation latino-américaine et caribéenne et si l’on veut faire l’effort d’essayer de comprendre les raisons des convulsions et des violences qui secouent le continent.

Bolivie

Pour se présenter à un 4éme mandat, Evo Morales a besoin d’un changement de Constitution. Il organise pour cela un referendum qu’il perd en n’obtenant que 48,5% des voix. Le Tribunal Electoral relève que des diffamations ont été proférées lors de la campagne et invalide le résultat. Morales peut alors être candidat.

Immédiatement des voix s’élèvent, Luis Almagro et son Groupe de Lima en tête, en dénonçant la dictature que le résultat de l’élection ne sera pas reconnu. Comme le prévoit le code électoral bolivien, Morales obtient une très courte victoire en obtenant plus de 40% des voix avec plus de 10% que son principal concurrent.

Pour Trump et ses vassaux de l’OEA et suivi par l’Union Européenne, il s’agit évidemment d’une fraude électorale puisque le résultat n’était pas celui qui convenait. Aucune preuve de fraude n’a pourtant été démontrée. Il ne s’agit que d’une propagande visant à discréditer le pouvoir. Et comme le résultat des urnes est défavorable, la seule voie possible est la destitution par la force d’un coup d’Etat.

La police et l’armée, soudoyée par l’ambassade des Etats-Unis à La Paz, retirent leur appui au président qui n’a d‘autre solution que de démissionner et de trouver, lui et ses proches collaborateurs, l’asile au Mexique chez AMLO, sous peine de mort.

La démission de Morales doit être, constitutionnellement, approuvée par le sénat. Elle le sera par les 10 députés d’opposition présents puisque les députés du Mouvement vers le Socialisme (MAS) seront interdit d’entrée comme la première vice-présidente Adriana Salvatierra Arriaza qui devait légitimement devenir la présidente par intérim.

Mais c’est la seconde vice-présidente d’extrême-droite Jeanine Añez qui va s’auto-proclamer présidente. Le général Williams Kaliman et les responsables l’armée et de la police ont démissionné seulement 3 jours après leur forfait accompli pour se réfugier aux Etats-Unis avec, en poche la récompense pour services rendus, le pactole d’un million de dollars pour les uns et un demi-million pour les autres.

Kaliman est depuis poursuivi par le parquet bolivien pour manquement à ses obligations et pour avoir feint de soutenir Morales. Morales et le vice-président Álvaro Garcia Linera ont démissionné en promettant de nouvelles élections pour éviter un bain de sang. Mais le bain de sang a bien lieu avec les nouveaux tenants du pays, fascistes, évangélistes et racistes, qui répriment sauvagement les manifestations, notamment dans les communes à population amérindienne d’El Alto et de Sankata.

Les persécutions sans motif et sans preuves se poursuivent dans tous le pays envers les dirigeants syndicaux ou sociaux. Il y a donc bien eu un coup d’Etat en Bolivie et la dictature installée a reçu la reconnaissance immédiate de Trump et de ses vassaux, le fidèle Almagro et son Groupe de Lima en tête, ce que les médias qualifient hâtivement et pompeusement de « communauté internationale ». De nouvelles élections auront bien lieu mais sans la possibilité pour Evo Morales et le MAS de s’y présenter. C’est la conception de la démocratie selon Trump.

Morales, dont le seul tort aura finalement d’avoir été Amérindien et d’avoir fait retrouver à ses congénères leur dignité, s’estime encore aujourd’hui en danger. Est-ce une chimère ou de la paranoïa ? Il y eût pourtant une panne d’hélicoptère bien étrange à laquelle il a échappé.

Les tentatives d’assassinats de ceux qui ne sont pas aux ordres de l’Oncle Sam ne sont pas nouvelles. Combien de fois Fidel Castro, Chávez et maintenant Maduro en ont été victimes ? Ce malencontreux accident d’hélicoptère ne rappelle-t-il pas celui du Général Torrijos au Panama ou celui de Jaime Roldós en Equateur en 1981 ? Le canal de Panama et le pétrole équatorien étaient sans doute plus importants pour la sauvegarde des Etats-Unis. Aujourd’hui, l’enjeu serait-il le lithium ? La réponse est sans doute contenue dans la question.

Argentine

Au cours du même mois d’octobre qui a vu le coup d’Etat en Bolivie, se sont tenues des élections présidentielle, législatives et sénatoriales en Argentine. Le président sortant Mauricio Macri, soutenu par ce bon vieux Almagro, a été battu au premier tour par son rival du Front Commun Alberto Fernández et sa colistière, l’ex-présidente Cristina Fernández de Kirschner, avec plus de 48% des voix. La constitution argentine prévoit qu’un candidat qui obtient plus de 45% des voix est élu.

La gestion économique de Macri a été catastrophique : 40% des Argentins vivent en-dessous du seuil de pauvreté, l’inflation est de plus de 50% cette année, la FAO recense 5 millions d’Argentins en état d’insécurité alimentaire, le chômage a explosé, le PIB chute et le gouvernement a emprunté 57 milliards de dollars au FMI en échange d’une politique d’austérité touchant les dépenses publiques, en priorité l’éducation et la santé. C’est le credo néo-libéral habituel qui fait porter aux classes populaires le fardeau de l’incompétence des gouvernants. Alberto Fernández a déjà annoncé qu’il n’utilisera pas l’emprunt. La situation actuelle rappelle la crise économique qu’a subi le pays en 2001-2002, qui s’est poursuivie, et où les concerts de casseroles faisaient partie du paysage quotidien.

Après un bref redressement, Macri a replongé le pays dans la souffrance en employant les mêmes travers que ses prédécesseurs. L’idéologie néo-libérale est tellement forte qu’elle atteint ses promoteurs d’une cécité quasiment incompréhensible à ne pas comprendre que les mêmes causes provoquent les mêmes effets.

Macri s’est aussi déconsidéré aux yeux du peuple par des atteintes aux Droits de l’Homme comme les assassinats des dirigeants Mapuche Santiago Maldonado et Rafael Nahuel, devenus emblématiques.

Alberto Fernández voulait retisser les liens rompus par Macri avec les pays progressistes de la région mais cela s’avère difficile dans l’immédiat au vu de ses relations tumultueuses avec Jair Bolsonaro qui le mettront dans le camp des opposants résolus à la politique insufflée par Trump et Almagro. Mais il a la confiance des Argentins et n’est soumis à aucune pression de la rue.

Colombie

Yván Duque a été élu en juin 2018 à la présidence avec une fraude électorale avérée mais immédiatement reconnue comme légitime par Trump, Almagro et leurs toutous.

En octobre 2019, se sont tenues des élections régionales concernant les gouverneurs, les assemblées régionales, les maires et les conseillers municipaux. Les revers de Duque sont nombreux : les gouverneurs des provinces de Bogotá et Medellín, la perte de la majorité au Congrès et même l’élection d’anciens membres de FARC.

Cependant, une sévère répression sévit dans le pays depuis, où les exactions policières sont quotidiennes. Les manifestations et les concerts de casseroles pour le départ de Duque se multiplient dans le pays tandis que le taux de désapprobation de sa politique s’élève à 69%. Les assassinats de dirigeants syndicaux et sociaux sont monnaie courante, les menaces de mort aussi comme celle adressée à Jennifer Pedraza, une dirigeante étudiante.

La mort de Dylán Mauricio Cruz Medina, tué intentionnellement par un membre des forces anti-émeutes d’une balle dans la nuque, a suscité une vive émotion et donné lieu à des manifestations de grande ampleur.

Les forces gouvernementales et les paramilitaires continuent d’assassiner tous ceux qui pourraient représenter un danger pour le maintien au pouvoir de ce soutien inconditionnel de Trump. Les Amérindiens sont aussi visés. 120 morts en 2019 soit 1 tous les 3 jours.

La Colombie joue un rôle essentiel dans les tentatives de renversement du régime de Nicolás Maduro au Vénézuéla et son soutien à l’auto-proclamé président Juan Guaidó dont l’aura s’est sérieusement détériorée depuis qu’on l’on connaît ses liens avec les trafiquants de drogue et les détournements de plusieurs millions de dollars et d’aide humanitaire en février. Il a d’ailleurs congédié son espèce d’ambassadeur fantoche à Bogotá, Calderón Berti, qui a révélé les faits, en l’accusant de conspiration pour le renverser. Mais le renverser de quoi ? D’une présidence imaginaire dans sa tête et celle de Trump ?

Uruguay

Comme on pouvait s’y attendre après le premier tour où Daniel Martínez est arrivé en tête avec 39% des suffrages contre 28% à son adversaire direct, Luis Alberto Lacalle Pou qui l’a emporté au second tour d’une courte tête avec 50,79% contre 49,21%, ce qui représente moins de 30 000 voix. Lacalle a réussi, tant bien que mal, à faire l’union des droites afin d’empêcher le Front Large de l’emporter une nouvelle fois et succéder à Tabaré Vázquez et Pepe Mujica.
Le Parti National de Lacalle n’obtient pas cependant la majorité absolue dans les deux chambres où le Front Large reste le parti majoritaire.

Les Uruguayens semblent avoir oublié que durant les 15 dernières années, la croissance n’a cessé d’augmenter, que la pauvreté est passée de 15 à 1%, que la libéralisation du cannabis, le doit à l’avortement et le mariage pour tous ont été adoptés.

Luis Alberto Lacalle Pou est le fils de Luis Alberto Lacalle Herrera, président de 1990 à 1995 et battu par Pepe Mujica en 2010 et qui est un des initiateurs du Mercosur. Pour autant que lui permette le pouvoir législatif, il faut s’attendre à des privatisations, de la rigueur économique, de la régression et par la même, à des conflits sociaux c’est à dire le bis repetita de ce que le pays a connu sous l’égide du Parti National.

C’est curieux cet établissement des dynasties de présidents portant le même nom entre les Lacalle, Bush aux Etats-Unis, Frei ou Alessandri au Chili. Le sérail où l’on reproduit les mêmes politiques néo-libérales néfastes pour les populations.

Et ailleurs…

Au-delà des élections, de graves mouvements sociaux agitent les pays voisins, où justement sont remises en question ces politiques qui aggravent les conditions de vie et où de plus en plus l’usage de la force est utilisée pour les contenir et où des atteintes aux Droits Humains ont été relevés.

Au Chili, Sebastián Piñera est confronté à un grave crise sociale. Après avoir déclaré la guerre aux manifestants financés par le trafic de drogue, les FARC ou les mercenaires vénézuéliens, accusé la Russie et Cuba de conspiration, confronté aux manifestations et concerts de casseroles quotidiens, il a été obligé de négocier avec les députés un referendum, en avril prochain, sur une nouvelle constitution mettant fin à celle de Pinochet, en échange de son immunité.

Mais les atteintes aux Droits Humains dénoncés par l’ONU, HWR ou Amnesty International ne suffisent pas à calmer le peuple qui réclame son retrait. The Guardian parle de boucherie. Les exactions de la part des carabiniers se poursuivent, tortures, viols et meurtres, sans parler des dégradations et des vols dont ils se sont rendus coupables en toute impunité.

Camilo Catrillanca, Mapuche de 24 ans, assassiné d’une balle dans la nuque en novembre 2018, dont l’anniversaire de la mort a donné lieu à une gigantesque manifestation . Le carabinier meurtrier, Leonardo Osses est libre.

Daniela Carrasco, « La Mima », artiste de rue, a été retrouvée violée et pendue.

Albertina Martinez Burgos, photo-reporter, qui enquêtait sur les méfaits des carabiniers, a été retrouvée morte à son domicile.

Carolina Muñoz Manguello est portée disparue après avoir été arrêtée.

Ana Piquer, directrice d’Amnesty International, a été menacée de mort. La Commission Internationale des Droits de l’Homme a dénombré officiellement 26 morts et 12600 blessés par LBD dont 350 éborgnés. 2670 enquêtes pénales sont ouvertes pour violation des Droits Humains.

Piñera possède le record de 81% de désapprobation de sa politique répressive. Et c’est là que l’enjeu est de taille car le compromis passé avec les députés n’est pas accepté par le peuple. Or, si le résultat du referendum s’avérait être non, le pays serait toujours soumis à la constitution de Pinochet tant critiquée et rejetée.

Le Parti Communiste et le Front Large ont entamé une procédure de destitution de Piñera mais pour la valider il faudrait que le sénat l’approuve par 29 voix sur 43, ce qui paraît peu probable d’aboutir.

En Equateur, de nombreuses manifestations ont eu lieu sévèrement réprimées par la police. Lenín Moreno a cru se débarrasser de Rafael Correa par de faux procès mais le peuple n’est pas dupe.

Au Brésil, le feuilleton Lula se poursuit mais il est libre, pour l’instant, malgré l’élection frauduleuse de Jair Bolsonaro, les fausses informations et la répression envers les peuples indigènes. Lula et Dilma Rousseff sont innocentés de financement illicite du PT.

Au Vénézuéla, les menaces réitérées de Trump et de ses alliés envers Nicolás Maduro sont permanentes y compris les tentatives de meurtre comme ce mystérieux drone neutralisé aux abords de la tribune officielle, où Maduro et les dignitaires de l’armée siégeaient. Mais la menace est permanente, tout comme pour Cuba et le Nicaragua.

Au Guatémala et au Honduras, les assassinats de dirigeants syndicaux et de journalistes continuent, 6 en 2019.

En Haïti, le gouvernement n’a plus aucun contrôle sur le pays et doit s’allier à des bandes de délinquants pour terroriser la population dans l’indifférence générale.

Saint-Vincent et Les Grenadines, Ralph Gonsalves dénonce l’ingérence de l’OEA comme les fauteurs de troubles dans le pays.

En conclusion, comme on le voit, les empreintes de Trump et d’Almagro sont partout présentes sur le continent. Ou une élection, aussi frauduleuse soit-elle sera reconnue comme légitime et entérinée immédiatement, ou bien elle sera contestée quand le résultat est à l’encontre des intérêts géopolitique et stratégique des Etats-Unis, et dans ce cas, une insurrection « populaire » est commanditée et financée par ceux qui considèrent que l’Amérique Latine et les Caraïbes sont toujours leur jardin réservé. Les assassinats d’Amérindiens réclamant leur indépendance témoignent de la volonté d’imposer la suprématie de la race blanche au détriment de l’émancipation des peuples pour leur souveraineté.

Ils ne désarmeront pas mais nous non plus.

Jean-Michel Hureau

Décembre 2019


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