L’Arabie saoudite : leader naturel du monde musulman ?

     

(

 Comment la famille Saoud, actuellement au pouvoir, a-t-elle pris le contrôle de l’Arabie saoudite ?

P. Conesa : Le royaume d’Arabie saoudite est le seul pays qui porte le nom d’une famille, les Saoud, tribu qui n’a aucune légitimité religieuse car elle n’appartient pas à celle du Prophète. La caution religieuse leur a été apportée par Muhammad Ibn Abdel-Wahhab (1703-1792), fondateur du salafisme (appelé là-bas et ici « wahhabisme » pour montrer sa fidélité à la dynastie). Théologien originaire du Najd, le grand désert du centre du pays, il prêchait une vision de l’islam rigoriste, qu’il prétendait « purifier » en le ramenant à ce qu’auraient été les pratiques des Salaf, c’est-à-dire les musulmans des trois premiers siècles de l’Hégire. Abdel-Wahhab considérait que l’islam, hors de la Péninsule, s’était perverti. Il s’était notamment fait remarquer lors de la destruction de la tombe de Zayd ibn al-Khattab, compagnon du Prophète, puis par l’abattage d’arbres considérés comme sacrés par les habitants et enfin par la lapidation d’une femme adultère, tout cela au regard de sa lecture personnelle du Coran. Alors que les Soufis autorisaient les demandes d’intercessions aux saints et donnaient à ceux-ci un statut de divinité susceptible d’influencer Dieu lui-même, Muhammad Ibn Abdel-Wahhab ordonna la destruction de nombreux mausolées, assimilés pour lui à des temples de l’idolâtrie. Les stèles dressées sur les tombes ne pouvaient comporter aucune inscription, pas même le nom d’un personnage célèbre, sous peine d’être détruites afin de couper court à toute forme d’idolâtrie ou d’associationnisme (1) (shirk). L’œuvre maîtresse de Muhammad Ibn Abdel-Wahhab reste son Kitab at-Tawhid (le Livre de l’Unicité), qui pointe le juste et l’illicite, préoccupation constante qu’on retrouve dans la pratique salafiste.

Le pacte qu’il instaure avec Muhammad Ibn Saoud (appelé « pacte du Najd ») en 1744, est conclu dans la petite principauté de Darya, où Ibn Saoud a accueilli le prédicateur chassé de son oasis familiale Uyayna. C’est là que nait le premier État saoudien. Le partage du pouvoir entre les Al ach-Cheikh, descendants d’Abdel-Wahhab, à qui sont confiés l’organisation du culte, le contrôle des oulémas, des institutions religieuses et de l’éducation, et les Saoud, dynastie régnante, se poursuit encore jusqu’à nos jours. Les Al ach-Cheikh ont exercé en continuité depuis — à une exception près — les fonctions de grand mufti. L’apport théologique d’Abdel-Wahhab a autorisé les Saoud à déclencher le djihad contre d’autres musulmans dans la Péninsule, au motif de l’interdiction de pratiques considérées comme du polythéisme.

En revanche, ils se sont soigneusement gardé de participer clairement à la guerre de 1914. L’Empire ottoman avait dépêché des émissaires dans le Najd, afin de demander l’appui d’Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud, alors sultan de la province. Mais celui-ci se déroba, se prétextant incapable de tenir tête aux Anglais et promettant toutefois de ne pas empêcher les commerçants du Najd de fournir de la nourriture aux troupes turques. Ibn Saoud parviendra à louvoyer durant tout le conflit, ne menant des actions militaires qu’en fonction de ses intérêts propres. Quand s’effondre l’Empire ottoman, cinq États indépendants se partagent la Péninsule : le Hedjaz, le Yémen, le Asir entre les deux, le Najd au centre et le Chammar dans le Nord. Le Hedjaz était le plus prestigieux en raison de la présence des lieux saints de l’Islam (La Mecque et Médine) et jouissait d’une certaine visibilité internationale du fait de la révolte arabe déclenchée par le chérif Hussein en 1916. Quant au Najd, il était l’État le plus puissant sur le plan militaire.

L’après-guerre sera marqué par une série de conflits dans la Péninsule, sous le regard de plus en plus distant de Londres, notamment suite au refus du roi Hussein du Hedjaz de reconnaître les dispositions de la conférence de San Remo, qui établit les mandats français et anglais au Levant, et en particulier le mandat britannique sur la Palestine où s’appliquerait la déclaration Balfour (2). Il faut se souvenir que l’Occident, après la guerre de 1914, considère que le Royaume saoudien est un nain géopolitique hésitant entre l’un et l’autre camp. Le pétrole saoudien ne sera découvert qu’en 1934 et exploité en 1935. Le royaume saoudien change réellement de statut après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le président américain F. Roosevelt, de retour de la conférence de Yalta, fait étape dans le pays pour signer, à l’insu des Britanniques, le pacte du Quincy, qui apporte la garantie américaine de la sécurité du Royaume contre l’accès au pétrole (jusque-là réservé aux Britanniques).

En 1924, Mustafa Kemal abolit le califat en Turquie. Hussein se proclame alors calife et reçoit l’appui des autorités religieuses du Hedjaz, de Palestine, de Transjordanie et d’Irak, de la seule famille hachémite. Mais le reste du monde musulman et l’Angleterre s’y opposent. Abdelaziz Al Saoud en profite pour organiser avec les Ikhwân (voir encadré) la campagne de conquête du Hedjaz. Le but final des Saoud est atteint avec la prise de La Mecque en 1924, au détriment du monarque légitime, le chérif Hussein de La Mecque, un Hachémite, descendant d’une famille liée au Prophète par le grand-père. Les Hachémites qui avaient collaboré lors de la guerre contre l’Empire ottoman, évincés de La Mecque, furent récompensés par les couronnes des États nés du dépeçage de l’Empire : (Trans)Jordanie, Irak et un temps Syrie.

À quoi va ressembler l’Arabie saoudite de Ibn Saoud et quel sera l’impact sur la pratique de l’islam dans le pays ?

Après la conquête de La Mecque, puis celle de Médine et Djeddah en 1925, toute l’Arabie actuelle passe alors sous le contrôle d’Ibn Saoud. Mais le monarque se trouve en conflit avec les Ikhwân, qui détruisent le patrimoine religieux et historique du Hedjaz, s’en prennent aux habitants, attaquent les pèlerins et les musulmans qui travaillent auprès des représentations diplomatiques étrangères. Ainsi en 1926, des pèlerins égyptiens sont attaqués à cause de la musique qui accompagnait leur convoi.

Pour ne pas s’aliéner la confrérie, Ibn Saoud va radicaliser sa politique religieuse dans le sens le plus strict et crée en 1926 le groupe Jama’a, dont le rôle est d’ordonner le « Convenable » et d’interdire le « Blâmable », sous la supervision de la famille Al ach-Cheikh. Les Ikhwân, devenus policiers, ont alors la tâche d’informer cette nouvelle institution de tous les manquements à la loi islamique, mais n’ont plus le droit de décider des peines et de les appliquer. L’expérience, circonscrite au départ au Hedjaz, est appliquée à Riyad à partir de 1929, toujours dans l’objectif de dessaisir les Ikhwân du pouvoir de contrôler la population. Une lutte ouverte va néanmoins avoir lieu entre le roi et les Ikhwân, qui nourrissent beaucoup de griefs contre lui : sa coopération avec les Anglais, l’arrêt des razzias vers l’Irak et la Transjordanie qui les prive de leurs ressources principales, leur mise à l’écart du gouvernement du Hedjaz, l’introduction du télégraphe, du téléphone et de la voiture, la tolérance envers les chiites de l’Ihsa’a… Un premier conflit en 1926 est déclenché. Mais la fronde n’étant pas globale, le pouvoir saoudien résiste. Dans un premier temps, il négocie avec les Ikhwân, accepte une baisse des impôts mais refuse de bannir les nouvelles technologies. Les Anglais, qui voient en Ibn Saoud le seul interlocuteur légitime en Arabie, lui fourniront l’aide militaire contre les révoltés. Incapables d’affronter Ibn Saoud directement, les Ikhwân attaquent l’Irak sous prétexte que les habitants sont chiites.

Le Roi ne veut pas reconnaître, devant les puissances étrangères, son incapacité à contrôler ses sujets. Mais en prétendant les contrôler, il porterait la responsabilité des hostilités contre l’Irak. Après une nouvelle attaque contre les habitants du Najd, le Roi va mener une campagne punitive au mois de mars 1929. Un des chefs de la fronde, Fayçal el Douwaysh, est grièvement blessé et d’autres responsables du mouvement sont faits prisonniers. Croyant la révolte terminée, Ibn Saoud effectue le pèlerinage au début de l’été 1929. Une seconde fronde éclate, qui devient une véritable guerre civile. Ibn Saoud mettra les Ikhwân en déroute en octobre 1929. De nombreux chefs de la confrérie vont tenter de se réfugier en Irak ou dans le Koweït voisins, d’où ils seront refoulés vers l’Arabie par les troupes britanniques. Leur chef Fayçal el Douwaysh parvient à passer au Koweït où il se rend aux Anglais en janvier 1930. Le roi Fayçal d’Irak voulait lui accorder l’asile politique, mais les Britanniques et Abdelaziz refuseront et les chefs de la fronde seront remis à Ibn Saoud en janvier 1930. Ainsi se termine le mouvement des Ikhwân. Les tribus de bédouins se retrouvent alors définitivement sous la coupe des sédentaires.

Ce rappel historique est significatif de deux façons. Il illustre d’abord la difficulté du régime saoudien à réprimer une révolte religieuse. Ensuite, il ouvre un précédent historique : les mesures répressives instaurées par Daech recoupent les pratiques religieuses et militaires des Ikhwân. L’islam salafiste est incontestablement un pilier du régime saoudien, s’il ne contrevient pas aux intérêts de la dynastie, comme on a pu le voir en 1979 (3) et avec les attentats salafistes sur le sol saoudien.

Alors que l’Arabie saoudite abrite deux des lieux les plus sacrés de l’Islam — La Mecque et Médine —, comment la famille Saoud s’est-elle arrogée la protection des lieux saints de l’Islam ? Quelle influence cela procure-t-il au royaume saoudien ?

Les Saoud ont dû se faire reconnaitre religieusement comme maîtres des lieux saints par les autres pays musulmans. Un congrès islamique s’est tenu à La Mecque en juin 1926, avec 69 délégués venus du monde entier : Inde, Égypte, URSS, Java, Palestine, Liban, Syrie, Soudan, Najd, Hedjaz, Asir, Afghanistan, Yémen ou autres. Certaines délégations se retirèrent, et celles qui choisirent de rester ne purent que lui reconnaître le nouveau statut de « protecteur des Lieux Saints ». L’acquisition du Hedjaz lui confère aussi des rentrées pour son Trésor. En effet, le hajj — le pélerinage vers La Mecque — génère près de deux millions de livres sterling par an.

Le contrôle des deux lieux saints de l’Islam donne une légitimité politico-religieuse et un prestige sans égal que le Royaume cultive depuis sa création. Le pèlerinage est le cinquième pilier de l’islam. En 2019, avant la pandémie, on comptait 2,5 millions de pèlerins venus du monde entier chaque année. En 2021, seuls 60 000 Saoudiens vaccinés y ont été autorisés. Il faut rappeler que La Mecque était déjà un lieu de pèlerinage antéislamique, notamment autour de la Pierre noire (probablement une météorite) et du mont Arafat. Les premiers rites de prières musulmanes se faisaient en direction de Jérusalem. Il semble que ce soit en l’an 10 de l’Hégire (629) qu’a eu lieu le premier pèlerinage musulman officiel en présence du Prophète.

En 2016, le Guide suprême iranien appelait les musulmans à réfléchir sérieusement à la gestion des lieux saints situés en Arabie. Une remise en cause du contrôle saoudien sur les lieux saints et le hajj est-elle réellement envisageable ? Outre l’Iran, d’autres voix critiques se sont-elles fait entendre ?

Pour comprendre la position iranienne, il faut revenir en arrière. L’année 1979 fut une année maudite pour le royaume saoudien. En février, la révolution iranienne éclate et Khomeini, un Persan qui revendique le leadership du monde arabo-musulman, arrive au pouvoir. En juillet, la Grande Mosquée sera occupée par des étudiants en religion du Grand Mufti Ibn Baz. Le royaume s’avère incapable de libérer le lieu et doit faire appel au GIGN français. Enfin, en décembre, l’Union soviétique envahit l’Afghanistan, ce qui va provoquer l’exportation de ces nouveaux radicaux. Longtemps, le contingent saoudien sera le plus important parmi les étrangers combattant aux cotés des moudjahidines.

Quelques années plus tard, lors du pèlerinage de 1987, 150 000 pèlerins iraniens manifestent devant le mont Arafat, contre le « Grand Satan » — les États-Unis. Bilan : 402 morts (dont 275 Iraniens et 85 policiers saoudiens). Khomeini lance alors l’anathème contre la famille saoudienne, incapable selon lui d’assurer la sécurité du pèlerinage. Il emploie des mots très durs : « les oulémas de l’Islam (doivent) trouver une solution au problème de la garde des lieux saints que la dynastie wahhabite, lâche et dépourvue de raison, est incapable d’assurer… Les Wahhabites lâches et incroyants ont toujours été une épée enfoncée dans le dos des musulmans… La dynastie saoudienne est le valet des États-Unis et est contre l’islam » (4). Les diatribes entre Téhéran et le régime saoudien se répètent régulièrement et montent d’un cran. Les pèlerins iraniens se retrouvent privés de pèlerinage à La Mecque pour la première fois depuis 30 ans, et c’est dans ce contexte qu’Ali Khamenei est venu relancer l’idée d’une gestion collective des lieux saints. Les critiques dans le reste du monde musulman sont plus concentrées sur la dynastie que sur le contrôle des lieux saints. L’Algérie, par exemple, considère que c’est la diffusion du salafisme soutenu par Riyad qui est responsable des dix années de guerre civile qu’a connues le pays.

Dans quelle mesure le royaume saoudien fait-il une utilisation politique de l’islam ? Comment s’exprime le soft power religieux saoudien ? Peut-on parler de « diplomatie religieuse » ?

J’ai essayé de démontrer dans mon livre Dr Saoud et Mr Djihad que le Royaume avait inscrit dans sa charte fondatrice — mission exercée sans relâche depuis — la propagation de l’islam dans sa version wahhabite. La diplomatie religieuse est assumée comme telle par le régime. Elle fut d’abord tournée contre le président égyptien Nasser (5) et le socialisme arabe, alors grande cause mobilisatrice dont Nasser est le leader incontesté. Ce dernier a employé des mots très durs à l’encontre des monarchies du Golfe et en particulier de l’Arabie. En réplique, Riyad va créer la Ligue islamique mondiale en 1962, par opposition à la Ligue Arabe, puis l’université islamique de Médine, pour concurrencer l’Université cairote Al Azhar. Ce sont ces structures localisées en Arabie et dirigées par des Saoudiens qui constituent le véritable soft power saoudien. En France par exemple, les mosquées financées directement par les Saoud sont peu nombreuses, alors que l’essentiel des autres sont financée par la Ligue islamique mondiale, qui n’est qu’un faux-nez du régime.

Quels sont les objectifs de cette influence religieuse ? Et quels en sont les résultats ?

Historiquement, il s’agissait de lutter contre le socialisme arabe, ce qui satisfaisait assez les Occidentaux, car ils voyaient en Nasser et les autres leaders des alliés de l’URSS. Puis, avec la crise du pétrole en 1973, les Saoudiens changent de pointure et deviennent plus vindicatifs contre les Occidentaux. Les moyens financiers permettent de mondialiser leur diplomatie religieuse, encore tournée vers l’Afrique subsaharienne. Notons que le chef des Musulmans du Mali, Mahmoud Dicko, qui dénonce la présence française dans le pays et qui a refusé de condamner l’attentat contre l’Hôtel Radisson Blu de Bamako, le 20 novembre 2015 (22 morts), est un ancien étudiant de l’Université islamique de Médine.

Alors que Riyad se dit leader du monde islamique, la Turquie et le Qatar — qui soutiennent les Frères musulmans — ne semblent pas l’entendre de cette oreille. En parallèle, l’Iran domine le monde chiite, l’Indonésie est le pays comptant le plus de musulmans au monde et l’Inde est appelée à devenir en 2050 le premier pays musulman au monde. L’Arabie saoudite peut-elle rester le leader du monde islamique dans les années à venir ?

Votre analyse est exacte. C’est d’autant plus un problème que, dans un premier temps, Riyad avait accueilli les Frères musulmans persécutés par Nasser. La rupture est venue lorsque les Frères ont soutenu le président irakien Saddam Hussein contre la coalition occidentale lors de l’invasion du Koweït. Le Qatar, le « nouveau riche » du Golfe, les accueillera, et la Turquie d’Erdogan, qui lui aussi souhaite assumer le leadership du monde sunnite, fera de même. À mon avis, l’Indonésie n’est pas un rival pour le moment.

Le 1er juin 2021, le ministre saoudien des Affaires islamiques ordonnait aux mosquées de baisser le volume de leurs haut-parleurs au tiers de leur puissance maximale. Comment le Royaume peut-il combiner sa volonté d’ouverture sur l’Occident et celle d’être le leader du monde islamique ?

Gadget ! Comme l’autorisation de conduire accordée aux femmes. L’Arabie et la monarchie ont été davantage critiqués et blâmés suite à l’horrible assassinat de Jamal Kashoggi (6) qu’après les attaques du 11-Septembre, qui pour rappel impliquaient 15 Saoudiens sur 19 terroristes. C’est la Turquie, en révélant les images vidéo du consulat d’Istanbul, qui a empêché le tour de passe-passe qui avait amnistié Riyad du 11-Septembre. Directement impliqué dans l’exécution de Kashoggi, le prince Mohamed ben Salmane (MBS) a été battu froid par Joe Biden qui, lors de sa visite à Riyad, n’a rencontré que le Roi, et pas le Prince héritier.

Rappelons également que Raef Badawi, condamné à 10 ans de prison et 1000 coups de fouet pour avoir demandé la liberté de conscience sur son site personnel, est toujours emprisonné et régulièrement fouetté. Idem pour Loujain Al Athloul, qui avait osé conduire avant que le monarque ne l’autorise. MBS avait réussi à faire croire à une réforme du Royaume et les médias occidentaux avaient largement relayé l’image séductrice du jeune prince réformateur. En réalité, il ne dispose en tout et pour tout que d’un diplôme juridique de l’Université islamique de Riyad et il a réussi à mettre de côté son demi-frère, successeur légitime, assigné à résidence.

Dans votre ouvrage Le lobby saoudien : comment vendre un pays invendable, vous expliquez que « défendre l’Arabie saoudite, c’est défendre l’islam ». Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ? Est-ce révélateur d’une victoire saoudienne dans ce domaine ?

J’ai surtout montré que Riyad avait constaté que la « diplomatie du carnet de chèques » employée par le Qatar, révélée par les livres de Chesnot et Malbrunot (7), se retournait contre Doha. L’Arabie s’est ainsi tournée (et a aussi été assiégée) vers les cinq plus grandes sociétés de relations publiques mondiales (trois américaines et deux françaises, dont Publicis) pour prendre en charge sa communication internationale. L’opinion publique n’intéressant pas les dirigeants de Riyad, l’objectif de la communication saoudienne est d’abord qu’on ne parle pas de l’Arabie, en dépit de ses multiples atteintes aux droits de l’homme, sauf pour en dire du bien (8).

Rappelons que, dans ce pays, le nombre de condamnations à mort rapportées à la population est trois fois supérieur à celui des États Unis. Pour masquer cet effroyable bilan, trois cibles : les décideurs occidentaux (qui en reviennent toujours avec une lettre d’intention leur permettant de se vanter auprès de leur opinion publique) (9) ; les hommes d’affaires (invités au Davos du désert où leur sont organisés des entretiens avec des conseillers du Roi ou du Prince) ; et enfin les dirigeants des communautés musulmanes à l’étranger.

C’est ainsi qu’est sortie la ligne de communication que vous soulignez. Vous remarquerez que le Conseil français du culte musulman (CFCM) n’a par exemple jamais abordé la question des horreurs de la guerre au Yémen, bien que ce soit une guerre entre pays musulmans. Il faut dire qu’un certain nombre des membres du CFCM possèdent des agences de voyage dont le produit phare est le hajj.

Je terminerai par une remarque personnelle : lorsque j’ai commencé le travail sur la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite, je n’ai quasiment trouvé aucun ouvrage académique de synthèse sur ce sujet. Il faut probablement expliquer cette carence par le fait qu’un universitaire critique qui travaille sur ce sujet risque de se voir privé de l’accès à son terrain. La censure est intériorisée.

Propos recueillis par Léa Robert le 5 juillet 2021.

La naissance de l’Arabie saoudite (1902-1932)
Les vecteurs de l’influence saoudienne

Notes

(1) Doctrine qui ramène à l’association automatique des idées et des représentations toutes les opérations de la vie mentale.

(2) Lettre adressée le 2 novembre 1917 par le ministre des Affaires étrangères du gouvernement britannique, Arthur Balfour, au second Lord Rothschild, dans laquelle le Royaume-Uni apporte son soutien à l’établissement d’un foyer juif en Palestine.

(3) Le 20 novembre 1979, la Grande Mosquée de La Mecque est la cible d’une prise d’otages — 50 000 fidèles sont présents dans l’enceinte de la Mosquée — par un groupe de 200 fondamentalistes islamistes opposés à la famille royale saoudienne. Menés par Juhayman al-Utaybi, le siège a duré du 20 novembre au 4 décembre 1979, pour un bilan officiel de 244 morts (117 terroristes et 127 membres des forces de sécurité).

(4https://​www​.lemonde​.fr/​a​r​c​h​i​v​e​s​/​a​r​t​i​c​l​e​/​1​9​8​7​/​0​8​/​0​5​/​l​-​i​m​a​m​-​k​h​o​m​e​i​n​y​-​l​a​n​c​e​-​l​-​a​n​a​t​h​e​m​e​-​c​o​n​t​r​e​-​l​a​-​d​y​n​a​s​t​i​e​-​w​a​h​h​a​b​i​t​e​_​4​0​4​7​4​5​2​_​1​8​1​9​2​1​8​.​h​tml

(5) Président de la République arabe d’Égypte de 1956 à 1970 et fondateur de la République arabe unie (État créé en 1958 par l’union de l’Égypte et de la Syrie, mais dissous en 1961).

(6) Journaliste saoudien tué par strangulation puis démembré au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul.

(7) Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Qatar Papers, Michel Lafont, 2019, 295 p.

(8https://www.areion24.news/2021/08/17/le-lobby-saoudien-comment-vendre-un-pays-invendable%E2%80%89/

(9) Dix milliards d’euros pour Manuel Valls en 2015, 110 milliards de dollars pour Donald Trump en 2017… alors qu’en général peu de choses sont effectivement contractualisées par la suite.

Légende de la photo en vedette: Vue sur la Kaaba de La Mecque, en Arabie saoudite, lieu le plus saint du monde musulman. Alors que le hajj — le pèlerinage d’un musulman à La Mecque — est l’un des cinq piliers de l’islam, ce dernier constitue une manne lucrative non négligeable pour le royaume saoudien. Le tourisme religieux était ainsi en 2019 la deuxième source de revenus du royaume après le pétrole. Dans le cadre de son plan « Vision 2030 », l’Arabie saoudite prévoit d’augmenter le nombre de pèlerins venus de l’étranger de 9 à 30 millions d’ici 2030. (© Shutterstock)


Auteur : Pierre Conesa

Agrégé d’histoire, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense et auteur de Dr Saoud et Mr Djihad : la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (Robert Laffont, 2016) et Le lobby saoudien en France : comment vendre un pays invendable (Denoël, 2020).


 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *