Donnons un nom, une identité et un avenir à la littérature algérienne – À propos d’un débat sur la littérature

Sur sa page Facebook, l’universitaire annabi Ahmed Cheniki invite à un débat sur la littérature algérienne. Je commence par exprimer un étonnement et un doute sur ce qu’il écrit. Je lis régulièrement toute la presse écrite, en version papier ou en ligne, à l’exception des réseaux sociaux comme Facebook, que je ne pratique pas. Si j’y ai aperçu de ridicules dissertations sur « Camus l’Algérien » de doctorants fanatisés et infatués, je n’ai pas rencontré d’interventions de journalistes et universitaires algériens qui se soient impliqués dans une quelconque polémique littéraire. 

Mais qui débat sur la littérature en Algérie ?

Qu’Ahmed Cheniki cite tous les universitaires qui se sont projetés dans un combat – le plus urgent et nécessaire – pour un espace littéraire national algérien libéré de l’emprise de la France littéraire, de l’État français et de son Université. Pour l’exemple, dans le département de langue et littérature françaises de l’Université d’Annaba où il exerce – ou a exercé –, où trônent toujours des sommités administratives décrétées des études littéraires, qui ont su mener des carrières dans les clous et dans l’éhontée compromission de l’école doctorale algéro-française. Et c’est valable pour toutes les universités algériennes, sans exception. Il est vrai, que ce n’est pas encore temps de mettre en cause le néocolonialisme culturel français et ceux qui le servent, à Paris et à Alger.

Ahmed Cheniki ne me rend pas justice de ma présence dans le débat littéraire national. Il efface mon nom et mes dizaines de contributions récentes sur l’espace littéraire algérien et il importe peu qu’elles soient polémiques. William Butler Yeats, James Joyce et Samuel Beckett, écrivains irlandais, Prix Nobel de Littérature, ne l’étaient-ils pas lorsqu’ils fustigeaient leurs compatriotes inféodés à la littérature anglaise, retardant l’envol d’une littérature nationale irlandaise autonome ? Je ne regrette pas de m’être investi dans un débat public, loin du discours académique convenu, en direction du plus grand nombre d’Algériens, pour défendre la possibilité d’une littérature nationale algérienne. 

Sans doute, le professeur Cheniki me classe-t-il dans la cohorte anonyme « d’universitaires et de journalistes qui réagirent lors de ces ‘‘débats’’ sans avoir pris le loisir de lire les textes ». Je suis intervenu, chaque fois, dans de nombreuses contributions et opinions, en répondant à des positions prétentieusement manifestées ou agies par des écrivains appartenant à la « littérature algérienne » de Paris, périphérie littéraire de la littérature française ; ainsi, Boualem Sansal, Anouar Benmalek, Yasmina Khadra, Kamel Daoud, Abdelkader Djemaï, Salim Bachi et bien d’autres. 

Convient-il de préciser que ces écrivains sont statutairement français naturalisés ou assimilés, prenant une part non négligeable à la thèse « UN PAYS, DEUX LITTÉRATURES », que j’ai largement exposée dans  plusieurs contributions et ouvrages ? La première, historiquement, a émergé à Paris, sous le contrôle de la littérature française et de ses institutions, dans les années 1950 et se prolonge à nos jours ; la seconde, est apparue dans la difficulté dans le pays indépendant, depuis 1963 et la création des premières structures nationales d’édition et de diffusion (ENA, SNED). Rien ne lie ces deux littératures sous le sceau de l’Algérie. Une littérature qui se fait à Paris dans les formats prescrits par le champ littéraire germanopratin, pour répondre prioritairement aux attentes d’un lectorat français est-elle encore algérienne ? Cette littérature dite « algérienne » de Paris, soutenue par la puissance de la France littéraire et de l’État français, barre à l’échelle mondiale la littérature nationale d’Algérie. Un écrivain algérien aura beau écrire et publier, chez lui en Algérie, la plus grande œuvre littéraire qui soit, elle ne sortira pas des frontières nationales algériennes. Que le professeur Cheniki mentionne un seul ouvrage de l’édition nationale, à l’exception du pathétique « Meursault » (2013-2014) de Daoud, réécrit par l’éditeur Actes Sud et les héritiers  d’Albert Camus, qui a été acheté en France pour le seul intérêt du travail littéraire de son auteur. Il n’y en a pas. La France littéraire n’admet d’écrivain algérien que soumis à ses desiderata, pieds et poings liés, toute dignité abdiquée.

L’informulée question identitaire

Mais voilà le fond du problème. Ahmed Cheniki écrit : « La question identitaire est au centre de ces différentes joutes qui mobilisent souvent journalistes, universitaires, enseignants et de nombreux facebookers. »  Mais quelle identité évoque-t-il ici ? Celle de l’auteur, des œuvres ? Ou encore la thématique identitaire usée, surgie de la vieille altérité coloniale, notamment celle du « Qui suis-je ? » des années 1940-1950 ? Cet aspect-là, nous n’y sommes plus dans une Algérie où de nombreux citoyens s’apprêtent à rejoindre la transnationalité contre ses lois fondamentales, notamment sur la nationalité. Il ne peut s’agir que d’identité littéraire. Il est certain que l’universitaire annabi sait distinguer un auteur russe d’un auteur américain, un auteur allemand d’un auteur italien, et à l’intérieur d’une même langue un auteur égyptien d’un auteur syrien ou irakien, un auteur allemand et un auteur autrichien. Pourquoi ce ne serait pas le cas pour des écrivains de langue française, précisément algériens ? Pourquoi partout dans le monde, ils ne devraient être visibles que sous la casaque de la France et de son édition littéraire ?

Les écrivains algériens de langue française devraient-ils se projeter éternellement dans la littérature française et dans ses institutions pour sauter leurs frontières territoriales ? Et accepter le déni de leur origine. La première question qui a été posée par les journalistes français au romancier sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, aussitôt connue la proclamation du Goncourt 2021, attribué à son roman « La Plus secrète mémoire des hommes » était de savoir s’il allait demander la nationalité française. Il en a vivement rejeté le principe : il reste un écrivain sénégalais. Est-ce le cas pour les écrivains de nationalité algérienne en France ? 

L’identité des œuvres est toujours celle de leur auteur. Philip Roth, écrivain juif new yorkais a-t-il été constamment harcelé par les Israéliens pour rejoindre leur littérature nationale ? Il a refusé de le faire, estimant que l’appartenance nationale était supérieure à l’appartenance confessionnelle. Philip Roth est mort en écrivain américain. C’était là son plus grand honneur, lui qui a été le témoin de toutes les histoires, les plus perverses des États-Unis d’Amérique. À côté du Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr et de l’Américain Philip Roth, examinons les démarches d’écrivains dits algériens, en la circonstance Boualem Sansal et Kamel Daoud. En 2019, à Lillehammer, en Norvège, ils étaient dans une délégation d’écrivains français défendant la littérature nationale française devant des auditoires de lointains confins nordiques, dans des manifestations officielles de célébration de la culture française. À l’époque, Daoud n’était pas encore naturalisé français, il le sera au mois de janvier 2020. À Lillehammer, pour Sansal et Daoud, leur nationalité algérienne ne comptait pas, leur dignité d’écrivain algérien était déjà corrompue. 

Un autre exemple. Yasmina Khadra raconte dans un livre d’entretien (Cf. « Le Baiser et la morsure ». Entretien avec Catherine Lalanne, Alger, Casbah Éditions, 2021) comment il s’est placé lors d’un séjour en Arabie saoudite sous l’autorité du consul général de France à Djeddah, représentant de l’État français, qui lui a imposé une rencontre hors programme et à l’insu des autorités du royaume avec des Saoudiennes. En visite en Algérie, dans le cadre de la promotion d’un roman qui n’est pas encore en librairie, Yasmina Khadra se rend à l’ambassade de France à Alger et prend la pose devant un photographe avec l’ambassadeur François Gouyette avec lequel il a discuté de « francophonie littéraire », un thème que l’État français a défendu, récemment dans un congrès à Tunis. Une préoccupation de la France littéraire néocoloniale, assurément. Cette ductilité toute diplomatique, à Djeddah et à Alger, de l’ancien commandant de l’ANP, lui vaudra-t-elle le prix Goncourt derrière lequel il n’en finit pas de courir ? On verra. Yasmina Khadra, contrairement à Sansal, a trouvé la bonne combine pour faire circuler ses livres en Algérie, d’y transiter sans encombre et de s’y proclamer bruyamment algérien. Mais sa littérature de quai de gares, qui n’aurait pas existé en dehors de Paris, est-elle algérienne ?

Dib et une « guerre des identités » qui n’a jamais été livrée

Je voudrais terminer cette brève intervention par le contre-exemple qu’auraient fait valoir en leur temps, selon Cheniki, Malek Alloula (1937-2015) et Mohammed Dib (1920-2003). Alloula s’est sans doute distingué comme essayiste et dans un genre littéraire mineur, la poésie, vivant à l’étranger et interagissant très peu avec les Algériens dans leur pays et leur littérature. Retenons ce que dit le professeur annabi de Mohammed Dib sur le front d’« une illusoire ‘‘guerre des identités’’ ». 

Dans un texte rare et unique (relevé par Cheniki, mais l’a-t-il vraiment lu ?), Dib s’épanchait sur sa position marginale dans le champ littéraire français (Cf. « Curieux comportement des critiques français et européens en général à l’égard de nos livres », publié dans « La plume francophone », au mois de janvier 2016). Dans ce texte, donné par sa veuve à une revue espagnole, longtemps après sa disparition, en 2003, Dib s’attristait du fait que les écrivains maghrébins (et donc lui-même) ne faisaient pas le poids aux yeux des critiques et historiens français et face au moindre des écrivains français. Pourquoi Dib se préoccuperait-il de savoir ce qu’il pèse dans la littérature française, dans le regard de ses historiens et critiques, s’il avait envisagé son travail d’écrivain en dehors de cette littérature et du racisme de ses transmetteurs ? S’il était simplement un écrivain algérien, comme Roth était américain et Mbougar Sarr, sénégalais, s’en soucierait-il ?

Je suis le seul universitaire algérien à avoir explicitement posé dans plusieurs contributions la question de la posture littéraire de l’écrivain Dib, de son ethos d’écrivain, tel qu’il pouvait l’agir dans ses écrits et dans ses actions. Il aurait été essentiel de savoir si Dib, quémandant une vague reconnaissance française qu’il n’a jamais reçue, était Algérien, depuis son départ d’Algérie, sans retour, en 1959 ? Ce débat n’intéresse ni Cheniki ni ses pairs de l’Université algérienne. Dib transcendait-il, justement, cette question identitaire ? Sous quelle identité nationale a-t-il vécu en France, de 1959 à sa disparition en 2003, soit quarante-quatre années ? La question doit être posée, même si Ahmed Cheniki est de ceux qui pensent, à la suite d’Assia Djebar, que la littérature n’a pas de nationalité et les écrivains de frontières. Cependant, Dib a apporté une réponse résolue, sans fioritures, une réponse quasi-définitive : dans ses dispositions testamentaires, l’écrivain Dib a tranché clairement en faveur de la France, léguant ses archives littéraires à la Bibliothèque nationale de France, écartant l’Algérie, qui n’était plus son pays de cœur et de raison. Bien entendu, aucun défenseur algérien de Dib n’a réagi à cette décision qui ne pouvait que correspondre aux choix de vie et de carrière littéraire de l’écrivain.

Pourquoi, alors que Dib a reconnu pleinement que la France ne l’a pas respecté et l’a répudié, l’Algérie à laquelle il a tourné le dos, doit-elle lui construire une postérité nationale qu’il ne mérite pas, fut-il le plus Grand des écrivains de l’Humanité ? La Nation et la Patrie ont-elles vocation à effacer les plus résolus reniements des écrivains qui les ont abjurées ? Peut-on imaginer, aujourd’hui, que la France pardonne à Louis-Ferdinand Céline et Lucien Rebatet leur pacte avec le défaitisme, l’antisémitisme pétainiste et le nazisme pour les admettre dans son Panthéon. Sur l’Algérie en guerre d’indépendance, sur la patrie renaissante en souffrance, Dib s’était tu lorsque son pays attendait ses mots d’écrivain, son ressouvenir  et le plus profond chant de Mère Algérie sur ses échardes brûlantes. Qu’est-ce que les Algériens auraient à lui rendre ?

Trahison des clercs, littérature avec « 404 » et chauffeur

Mohammed Dib et les écrivains des années 1950 à 1970 auraient pu prolonger le combat politique et militaire du FLN-ALN pour l’indépendance et la souveraineté nationale, en construisant dans le pays libéré une littérature algérienne autonome, dégagée de toute soumission impériale à la France, à sa politique et à sa littérature. J’ai souvent mentionné le cas historique de la littérature d’Irlande du Nord (Eire), accompagnant l’infinie lutte politique pour l’indépendance de la République, s’affranchissant de la domination littéraire et politique de l’Angleterre, produisant des œuvres sublimes et valorisant  leurs auteurs dans le concert de la littérature mondiale. Ce n’était pas envisageable en Algérie. Si l’on exclut quelques démarches singulières (Mouloud Feraoun, décédé ; Mouloud Mammeri, Kaddour M’hamsadji, Malek Haddad, Kateb Yacine, Rachid Boudjedra, pour des motivations diverses), les écrivains des années 1960-1970, édités en France, ont trahi leur pays et leur peuple, le plus souvent pour de petits profits personnels – un Mohamed Boumahdi, par exemple, se naturalisera français parce qu’il n’a pas eu de « ‘‘404’’ avec chauffeur » dans son « village des Asphodèles ». Affligeant !

Il faut espérer que ce combat pour un espace littéraire national algérien échappant à toute tutelle française soit celui de beaucoup d’Algériens, qui croient à l’Algérie, pas seulement dans les universités et les médias, qu’il soit spécialement celui des écrivains, de leurs éditeurs, de leurs lecteurs. La littérature des Algériens, écrite et publiée à Alger, trouvera un nom, une identité et un avenir. Rendons tous cette destinée proche.

POST-SCRIPTUM.

Faudra-t-il discuter cette assertion de Cheniki ? « Le discours essentialiste prend, dans la plupart des cas, le dessus sur une analyse froide, informée et argumentée ». Cela reste à vérifier, car il ne donne aucun exemple. Il cite, certes, l’essai inégalé d’Ahmed Bensaada sur les événements de Cologne et le rôle insane qu’y avait tenu l’écrivain-chroniqueur Kamel Daoud. Cheniki ajoute, non sans certitude : « La critique littéraire est absente ou réduite à de simples sermons politiques ou une suite d’états d’âme ».

D’un point de vue méthodologique, lorsqu’on étudie la littérature, il y a deux aspects contingents : d’une part, le texte en tant que création, qui peut justifier toutes les herméneutiques ; de l’autre, la vie littéraire, se référant à l’histoire, à la sociologie et à la psychologie des acteurs du champ littéraire saisis dans des contextes de création, susceptibles d’une interprétation politique. Ce sont aussi ces contextes nombreux, sociétaux et institutionnels, qui encadrent l’apparition de l’auteur, qui expliquent ses stratégies d’entrée sur la scène littéraire (ex. : la délibération d’un auteur sur le choix du genre littéraire le plus légitime). 

Les écrivains restent lisibles dans les marges de leurs œuvres. C’est dans cette dimension de la vie de l’auteur que se lit la réflexion d’Ahmed  Bensaada dans « Kamel Daoud. Cologne, contre-enquête ». Cet essai a déjà sa place dans la bibliographie littéraire algérienne. Le fait est qu’aucun grand ponte autoproclamé des études littéraires universitaires algériennes n’a pu écrire cet essai indispensable à la compréhension de la trajectoire d’auteur de Daoud.

J’ai souvent fait valoir que Daoud s’est imposé sur la scène littéraire plus par son agitation médiatique dans les marges de ses écrits que par une œuvre médiocre, sans attrait. S’agissant de Sansal et de Daoud où sont les « sermons » sur leur vacuité littéraire et sur leurs profils de buzzeurs, poussant des œuvres sans génie à coup de scandales médiatiques ? Que Cheniki lise ou relise les déclarations de certains jurés du Goncourt, pourtant bien intentionnés envers Sansal, sur son roman « 2084. La fin du monde », finaliste du prix en 2015. L’un deux déclarait dans les pages de « L’Obs » (Paris) que « le Goncourt ne fait pas dans le social ».

La littérature, ce n’est pas seulement le texte et ses lectures, elle réunit aussi ses auteurs, seuls ou lorsqu’ils font communauté doctrinale, à travers leur mobilité dans le champ littéraire et dans l’histoire du groupe social auxquels ils s’apparentent. Dans quelle case, le professeur Cheniki mettrait-il, aujourd’hui, les travaux de Gisèle Sapiro et de Jérôme Meizoz, disciples de Pierre Bourdieu, et de leurs continuateurs ? Celle des « sermons sur la montagne » ?


Abdellali Merdaci

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