« Benjamin Stora ou le dilemme memoriel cornelien franco-algerien »

      par Boudjemâa Haïchour *

  En parcourant le rapport du Pr Benjamin Stora sur les «Questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », j’ai été frappé par l’étalage de ce catalogue de préconisations, dois-je dire encyclopédique et donc académique, remis récemment à M. Emmanuel Macron, président de la République française et rendu public. De ce document, j’ose exprimer quelques observations suivantes :

De la ville des ponts Constantine « Mère des Cités » (Oum Al Hawadir), Benjamin Stora, natif de cette ville historique résonnante par Massinissa Roi de la Numidie qui l’éleva au niveau d’une Cité où se conjugue l’art punique à celui venant de Rhodes, je veux dire hellénique de la Grèce antique. Les banquets organisés de ce temps nous rapprochent à l’ambiance de notre patrimoine Malouf dont la famille Zerbib, Stora, Zaoui et toute la communauté judéo-constantinoise ont savouré les mélodies qui ont marqué votre enfance.

Constantine depuis les fatihin, soit plus de quatorze siècles, est restée berceau des arts et de la culture. C’est ce sceau qui lui donna la référence d’une résistance anticoloniale depuis les deux batailles de 1836 et 1837 contre les généraux des guerres napoléonniennes.

Ces derniers ont trouvé la mort sur les berges du Rhumel face aux combats de rue et le courage de la population sous la conduite héroïque de Hadj Ahmed Bey sur les berges du Rhumel. Mais Constantine est la citadelle imprenable, le vénéré Cheïkh Abdelhamid Benbadis l’a marqué par son esprit de communion et de tolérance intercommunautaire contre la politique du Gouvernement de Vichy. Et puisque la famille de M. Stora resta jusqu’à 1962, la population musulmane a été imprégnée des idéaux de l’islam et du vivre-ensemble.

Le combat contre les dérives des Papon et consorts les croix de fer où l’administration coloniale voudrait diviser les communautés entre elles. Constantine, à l’instar des autres régions du pays, est un des fiefs du mouvement national qui a vu des militants de la cause nationale depuis les massacres de Sétif, Guelma, etc., prendre leurs responsabilités pour le déclenchement de la Révolution armée.

Venons-en à présent sur toutes les insurrections depuis 1830 à 1962 contre les bagnards appelés « pieds-noirs » envoyés en expéditions pour piller cette belle et rebelle Algérie, qui ont fait de notre pays un eldorado et dont ils pleurent le paradis perdu. Je vous laisse lire l’ouvrage de Pierre Péan « Main basse sur Alger » ou l’enquête sur un pillage à ciel ouvert sur les immenses trésors de la Régence d’Alger afin de constituer les fonds secrets de Charles X pour corrompre et retourner le corps électoral. Selon l’auteur de cet ouvrage: «Où sont passées ces sommes colossales ? Louis Philippe, la Duchesse de Berry, des militaires, des banquiers et des industriels, comme les Seillère et les Schneider ont profité de cette manne dont le maréchal de Bourmont en est l’authentique maître d’œuvre.

Ainsi, il faut affirmer que l’histoire de la « mission civilisatrice » de la France en Algérie n’était pas pour venger le soi-disant coup d’éventail, qui n’est qu’un alibi pour piller et détourner les richesses de l’Algérie. C’est là la vérité sur l’expédition d’Alger et certainement la principale raison. Est-ce que le Pardon peut-il guérir ? Qu’est-ce qui bloque pour aboutir à cette réconciliation ? Les traumas hantent-ils les mémoires ? Pour approcher ce rivage de part et d’autre de la Méditerranée, il faut narrer le récit national au travers des responsabilités pour construire un projet de vivre en communion d’un espace de prospérité partagée.

 

Si le devoir de vérité incombe à la France, elle doit montrer la voie par laquelle cette vérité seule peut mettre les bases d’une réconciliation à commencer par considérer les crimes de la colonisation comme crime contre l’humanité. Mais ceci ne peut s’achever automatiquement au gré d’une simple déclaration. Le rapport de 147 pages commandé par le Président Emanuel Macron « Vérité et Mémoire » écrit par l’historien Benjamin Stora a été déposé sur le bureau de l’Elysée et rendu public. Natif de Constantine de confession israélite, très jeune, il quitta la ville des ponts avec sa famille vers la France. Ce choix est arrêté du fait que la communauté judéo-constantinoise bénéficiait du fameux décret Crémieux leur offrant la nationalité française aux juifs. Universitaire émérite, Stora a arpenté les paliers d’un grand connaisseur de l’histoire des pays du Maghreb et principalement celle de l’Algérie dont il garda des liens à la fois de nostalgie mais surtout ses rencontres avec de nombreuses personnalités algériennes. Le dépoussiérage des archives d’Aix en Province et de Vincennes facilité en tant que chercheur par les autorités françaises d’avoir eu les précieuses archives inhérentes à l’Algérie depuis la conquête française, plus particulièrement la période du mouvement national et de la guerre de libération nationale.

LE RAPPORT DE L’HISTOIRE A LA MEMOIRE

Quelles pertinences comporte ce rapport pour être exploité lorsque l’approche historique se résume à une énumération d’initiatives sans ancrage avec l’idée même d’une réconciliation ? L’histoire ne contient-elle pas les événements passés qui ont une répercussion dans le présent ? C’est un passé commun vécu de part et d’autre des deux rives de la Méditerranée. Le personnage phare de l’histoire est l’historien. Celui-ci n’affirme que ce qu’il peut prouver. Il éclaire les choix et procède à une reconstitution problématisée du passé. Ce qui est attendu de cet effort de Benjamin Stora est de cerner les possibles pistes pour aboutir à une réelle place de notre histoire coloniale commune. Cette Commission «Mémoire et Vérité» doit tenir compte de par l’expertise dont le Pr Stora aurait mise dans le rapprochement des deux peuples par la nécessaire reconnaissance des affres de la période coloniale. On parle alors d’un devoir de mémoire, c’est-à-dire le souvenir et la commémoration de ces événements passés qui serviront non seulement à reconnaître leur existence et par là, la souffrance de ceux qui en furent les victimes. On peut aussi penser que l’histoire nous fournit des exemples de femmes et d’hommes illustres qui doivent constituer autant de modèles à suivre pour nous conduire au mieux.

Polybe disait que l’histoire politique est un enseignement utile aux futurs hommes d’Etat afin qu’ils s’inspirent. L’histoire en effet ne se répète pas à l’identique. Il ne faut pas déformer les faits et les êtres.

En les présentant de façon manichéenne ou en les embellissant afin de les rendre admirables, de sorte que l’histoire devient plutôt fiction poétique ou mythe. On ne peut pas sacrifier l’exigence de véracité au souci d’édification. De tels exemples pourraient fort bien conduire par leur caractère fictif et exagéré, soit de poursuivre des buts impossibles, soit à « inciter le courageux à la témérité… et le croyant au fanatisme », disait Nietzsche. L’excès d’historicité nuit à l’objectivité. Un tel usage de l’histoire empêche tout progrès humain. Il ne faut pas que le présent soit «momifié» ou «étouffé» selon le mot de Nietzsche. Alors, l’histoire ne peut être utile que si elle est critique. Il ne s’agit pas de glorifier la colonisation mais de l’évaluer d’une façon critique.

On ne peut pas nier le passé ou le méconnaître car l’examen du passé nous révèle nos imperfections et par là nous montrer la direction que nous devons suivre aussi à l’avenir. Quant à la mémoire, c’est l’histoire racontée par des témoins sous formes d’autobiographies ou des récits historiques. La mémoire donne un sens au présent et aux événements du passé. Histoire et mémoire sont donc toutes deux liées au passé mais traitant et analysant cela différemment. On peut conclure en disant que l’Histoire génère une Mémoire collective.

LA COLONISATION, ATTEINTE A LA DIGNITE HUMAINE

Cela nécessiterait un déroulé simple qui laisse aux générations des deux rives de la Méditerranée une connaissance sans ambiguïtés de la tragique période de la guerre d’Algérie. Il est vrai que chaque Nation a son propre récit national. Il serait illusoire de vouloir glorifier la colonisation lorsque l’histoire retiendra toutes les atteintes à la dignité et à la personnalité humaine. N’est-ce pas les propos du Président Jacques Chirac lors de l’inauguration à Paris du musée Branly consacré aux Arts premiers et d’insister sur l’hommage de la France à « des peuples auxquels, au fil des âges, l’Histoire a trop souvent fait violence. Peuples brutalisés, exterminés par des conquérants avides et brutaux. Peuples humiliés et méprisés, auxquels on allait jusqu’à dénier qu’ils eussent une histoire ». Mais vouloir formuler des préconisations sans en donner un préambule qui doit cadrer toutes les initiatives relatives aux questions mémorielles, là se pose la véritable question. C’est au creuset de l’épreuve que se forge une amitié nouvelle, plus profonde et plus raisonnée. Le travail des historiens est avant tout d’écarter toutes les sources d’informations douteuses. Le travail de l’historien n’est pas celui du romancier. L’Algérie venait de restituer après cent soixante-dix ans, les vingt-quatre crânes des résistants décapités en 1849 lors de la prise de l’Oasis des Zaâtchas par les soldats coloniaux. L’assaut s’est soldé par un massacre général des plus déplorables. Un des trophées exhibés par un sanguinaire soldat fut celui du sein d’une pauvre femme et dont elle suppliait d’être achevée au vu de ses souffrances.

L’ECLAT SANGUINAIRE DE L’ŒUVRE CIVILISATRICE DE LA FRANCE COLONIALE

De la même manière, le Duc de Rovigo lança des représailles sur la population civile de la tribu des Ouffas. En revenant, le Colonel Pélissier de Reynaud racontait que plusieurs de ses soldats portaient des têtes sur leurs baïonnettes en guise de festin horrible.

Il leur ordonna de «boucher les conduites d’eau par les têtes de bédouins» que vous rencontrerez. Le bilan fut de douze mille morts chez les Ouffas. Les jours suivants au marché de Bab Azoun, on vendait les boucles d’oreilles et les bracelets en abondance.

De 1830 à 1848, les expéditions meurtrières se multipliaient. La barbarie prenait tout son éclat sanguinaire avec l’arrivée de la légion étrangère commandée par Achille de Saint Arnaud sous la supervision du Général Bugeaud où les massacres délibérés prenaient une dimension effarante. En réduisant les populations civiles, l’œuvre «civilisatrice» de la colonisation française prenait son cours de logique génocidaire. Il faut, disait Bugeaud à ses soldats, «empêcher les paysans algériens de semer, de récolter et de pâturer». Il faut «les exterminer jusqu’au dernier». De cette razzia, il en ressort chez la tribu des Ghraba, que les soldats coloniaux ont pris «neuf cent quarante-trois bœufs, trois mille moutons et chèvres, trois cent ânes, soixante chevaux, trois mulets, vingt chameaux, poules, tapis, tentes, orge, blé et argent. Sept femmes et quelques hommes qui n’ont pas pu se sauver ont été exécutés».

UNE LOGIQUE GENOCIDAIRE DES EXPEDITIONS MEURTRIERES

Le lieutenant de Montagnac s’est amusé et il a eu son grade de général lorsqu’il tua les femmes et enfants en les égorgeant où les «cris des épouvantés, des mourants se mêlent aux bruits des bestiaux, qui mugissent, bêlent de tous côtés». «Jamais, écrivait dans ses chroniques algériennes de 1839, Pélissier de Rénaud, une occupation ne s’est faite même dans les siècles les plus barbares. En juillet 1845 dans le Dahra vers Ténès, le Général Bugeaud préconise sans ménagement femmes, hommes, enfants et troupeaux qui se réfugient et se cachent dans les cavernes de les enfumer:« Enfumez-les comme des renards». Un drame de plus d’un millier de personnes mortes piétinées par les animaux affolés. Telle est l’œuvre qui distinguera l’autre Pélissier lequel dira:«La peau de mes tambours avait plus de prix que la peau de ces misérables». Saint-Arnaud le fera également chez les Sbéahs en bouchant hermétiquement les issues des différentes cavernes asphyxiant des milliers de personnes semblables aux fours crématoires. Eugène Fromentin raconte dans son livre «Un été dans le Sahara», lors de la prise de Laghouat, que sur les deux mille et quelque cent cadavres, on marchait sur le sang des cadavres qui nous empêchaient de passer et l’odeur suffocante des cadavres jonchés par-delà le sol. Toutes ces années d’horreur, l’Algérie a perdu plus de la moitié de sa population civile. Au cours des autres années, les révoltes sont sévèrement réprimées. On gardera les traces indélébiles de ces expéditions génocidaires à travers toute l’étendue de notre pays et qui resteront inscrites dans l’esprit de plusieurs générations.

HEROS ALGERIENS DES DEUX GUERRES MONDIALES MORTS POUR LA FRANCE

Les Algériens qui ont été la chair à canon mobilisés de force durant la 1ère Guerre mondiale, ces soldats appelés les «poilus» lors des batailles des tranchées de Verdun, de la Somme, de la Crimée sont morts pour le drapeau tricolore, ne seront jamais reconnus par la France coloniale. Avec la 2ème Guerre mondiale, on s’en souvient des tirailleurs algériens où le 1er Président de l’Algérie indépendante, un des historiques de la Révolution du 1er Novembre 1954, Ahmed Benbella, fut le héros de la bataille de Cassino, se retrouve avec tous ces Algériens au lendemain de l’armistice, réprimés et même tués lors d’une manifestation pacifique autorisée pour célébrer la victoire des alliés contre le nazisme. La répression conduite par l’armée française, mais aussi par les milices de colons européens déchaînés, sera d’une incroyable violence et fera des milliers de victimes à Sétif, Guelma, Aïn Kébira, etc., un massacre terrifiant qui a marqué toute une génération. Le 20 août 1955, les populations civiles connaîtront des génocides à Skikda et Aïn Abid où l’on enterrait par centaines des victimes civiles. Le maire de Skikda, Banquet Crevaux, se vanta d’avoir de son balcon tirer sur tout passant arabe. Des centaines de civils étaient parqués sur la pelouse du stade de Skikda où se produisit des assassinats en masse. Un rapport militaire rapporte que soixante civils auraient été exécutés sans jugement à El Khroub et enterrés au lieu-dit Séraoui. A El Harrouch, plus de sept cent cinquante morts. Le bilan des massacres dépassait les cinq mille civils assassinés.

Des mechtas entières furent exterminées. Dans la région de Kabylie, raconte Mouloud Feraoun, en janvier 1957, «des viols systématiques sont commis aux Ouadhias. Les soldats ont eu quartier libre pour souiller, tuer et brûler. Le douar a été ratissé et on tuait chaque soir par petits paquets. Cent cinquante jeunes filles ont trouvé refuge au couvent des sœurs blanches pour échapper au viol des chasseurs alpins et des légionnaires. Dans un documentaire de Patrick Rotman diffusé par France 3 en 2002, un ancien appelé confirme cette situation et qu’un jour un soldat «sort un nourrisson de son berceau et lui fracasse la tête en le projetant contre le mur». Dans les Aurès, Tahar Zbiri, chef de la wilaya I, fait état «de civils sommairement exécutés et jetés dans le vide à bord d’hélicoptères ou des femmes mises à nu et déchiquetées par des chiens excités par des parachutistes sadiques. Ces évocations, écrit Gibert Meynier, «concordent avec le célèbre article de Robert Bonnaud, paru en avril 1957 dans la revue Esprit et intitulé: «La paix des Némemchas».

EXECUTIONS SOMMAIRES – LA PRATIQUE DE LA TORTURE ERIGEE EN SYSTEME

Dans le Nord constantinois au douar Béni Tlilene de 2.000 habitants, il eut une cinquantaine d’exécutés teintant l’oued en rouge sang. Les hommes qui enterraient les morts comme à Aïn Abid seront abattus ou achevés à coup de hache après avoir creusé leurs propres tombes. La pratique de la torture a été érigée en des écoles systématiques pour apprendre aux bourreaux comment tirer le renseignement. Lors de la bataille d’Alger, le Général Aussaresses reconnaîtra l’expérimentation de telles tortures ou la création de faux maquis destinés à discréditer l’adversaire. Il y aurait la Bleuite au nom du Capitaine Paul Alain Léger qui infiltra les rangs de l’ALN et fera une terrible épuration en Kabylie, c’était le «complot bleu» que Gilbert Meynier relate en détail ou «l’affaire Kobus» ou Force K qui va marquer aussi les rangs de l’ALN. Pour en parler des Accords d’Evian, les deux parties ont voulu d’abord acter l’essentiel à savoir la fin officielle de la domination française depuis 1830. On était loin de pouvoir solder toutes les séquelles de la guerre d’Algérie et de toutes les étapes de 132 ans de colonisation. Toutes les questions de mémoire ont été occultées et vont peser durant toutes les décennies et à ce jour dans les relations bilatérales.

INCAPACITE DE LA FRANCE A RECONNAITRE LA TRAGEDIE COLONIALE

L’incapacité de la France officielle à reconnaître la tragédie algérienne où toutes les expériences depuis le nucléaire, au chimique, bactériologique des armements sophistiqués ont rasé les mechtas où hommes, femmes et enfants en gardent les séquelles. Il est vrai que les fortes pressions des «pieds-noirs» et des «harkis» sur les gouvernants français ont retardé le processus de cette réconciliation. La responsabilité est du côté français malgré les déclarations du Président Emmanuel Macron qui reconnaît en pleine campagne en Algérie que «la colonisation est un crime contre l’humanité». Pour revenir à Benjamin Stora dont le grand-père est Benjamin Zaoui et la grand-mère Rina née Zerbib, et dont le père était artisan bijoutier. Il sera en 1968 en France engagé dans la militance trotskiste dont il savoure l’histoire à devenir l’un des brillants connaisseurs en soutenant sa thèse sur le Maghreb. En tant qu’israélite, il partage l’héritage franco-algérien et choisi par le Président Macron pour contribuer à créer les conditions d’un apaisement entre les deux peuples.

MEMOIRES BLESSEES ET EXIGENCE DE LA REPENTANCE POUR APAISER

Stora distille par petites doses de peur d’être vilipendé de part et d’autre de la Méditerranée. Il est vrai qu’il retrouve les clés d’une Algérie de son enfance juive à Constantine dont il assume pleinement son identité, dois-je dire sa filiation, et donc sa généalogie. La terre d’Algérie l’a vu naître et ses références ne doutent d’aucun apriori. A la France républicaine son émancipation et celle des siens depuis Crémieux. Voilà un héritage partagé qui le met en première ligne pour discerner les nuances d’une histoire en «proie à des saignements des mémoires blessées». Où est donc cette propension à la repentance sur les crimes de la colonisation qui doit être la pierre angulaire de son édifice mémoriel ? Nulle part, ce mot n’est apparu. Dans un texte de Frédéric Bobin du Monde, Stora revient sur sa cohabitation lorsque enfant dans la ville du Rhumel, il voyait les trois communautés vivre chacune pour soi. Musulmans, juifs et chrétiens. Chacune adossée à ses traditions, ses rites et sa religion. Un cloisonnement communautaire du chacun pour soi. Avec l’escalade de la guerre, chacun se méfie de l’autre. C’est ainsi que la famille Stora, un 12 juin 1962, se résout à s’envoler vers Orly, un aller sans retour.

BENJAMIN STORA, UN SPECIALISTE AVISE DE LA RESISTANCE ALGERIENNE

A 12 ans, il découvre une France glaciale et peu accueillante. Il vivra le déracinement et le chagrin qui le marqueront à vie. L’antisémitisme ne se masquait même pas, disait-il lorsqu’il fréquentait le lycée Janson de Sailly Paris 16e et Marcel-Roby, aujourd’hui Jeanne-d’Albret à Saint Germain en Laye. Ses camarades en entendant Benjamin, ils lui disent : «T’es juif Stora» ? En achetant le journal «Révoltes» qui se vendait à la sortie du lycée, Il adhère à l’Organisation communiste internationale OCI, une des branches trotskistes dont est issue la «Fédération des étudiants internationalistes» que raconte Stora dans son ouvrage «Dernière génération d’Octobre».

Stora semble être un repère sur l’Algérie, il se mouille, disait de lui Raphaëlle Branche, professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Paris-Nanterre, spécialiste d’Algérie. Il assume et s’assume. Il n’est pas dans «le confort des cercles académiques où l’on a souvent peur de son ombre». Pour conclure, on peut avancer que les guerres sanglantes et les expéditions coloniales ont laissé des traumas et des traces indélébiles dans le mental des populations colonisées marquées par la cruauté des généraux coloniaux qui ont inspiré les théories de la torture et des grottes enfumades à travers des boucheries atroces où par millier mouraient en un seul jour des familles entières. Pour l’historien qu’est Stora, vouloir dire que «repentance et excuses» sont des propos qui ne reflètent pas le désastre d’une colonisation qui a exterminé tout un peuple. Il en propose «reconnaissance des faits de la guerre de libération et de la colonisation». A partir de son argumentaire, le lecteur croit comprendre la banalisation par laquelle est décrit le fait colonial. On ne met pas dans un même sac le bourreau et sa victime. A l’historien de dissocier le mal et le bien et chacun jugera à sa manière le rapport Stora. Dans ce cas, quels seront le rôle et la mission de l’historien face à la véracité des faits coloniaux ? La vérité sur le malaise algérien et le code de l’indigénat marqueront à jamais toutes les générations à venir.

(*) Dr et Chercheur universitaire  – Ancien ministre

BIBLIOGRAPHIE

1- Chérif Benhabyles: «L’Algérie française vue par un indigène» Imprimerie Orientale Fontana frères 1914.

2- E-Challaye: «Un livre noir du colonialisme» Souvenirs sur la colonisation 1935.

3- V-Augagneur: «Erreurs et brutalités coloniales» Paris Edition Montaigne 1927.

4- Med Kessous: «La vérité sur le malaise algérien» Bône Edition auteur 1935.

5- R-Ruyyssen: «Le code de l’indigénat en Algérie» imprimerie V.Heinz Alger 1908.

6- O-Le Cour Grandmaison: «De l’Indigénat» Anatomie d’un monstre juridique du droit colonial en Algérie Salhi édition Alger 2011.

7- H- Cartier: «Code de l’indigénat-code de l’esclavage» tribunaux d’exceptions – Paris 1932.

8- M-Rajfus: «La sueur du burnous et les crimes coloniaux» de la 3ème République»-Paris 1911.

9- Vigné d’Octon: «Les nuits rouges» Medem Paris 1893.

10- Benjamin Stora: «Le Rapport sur les questions mémorielles sur la colonisation et la guerre de libération nationale: Paris 2021.


–       Les rapports franco-algériens entre histoire et mémoire

Par : Lahouari Addi, Professeur émérite à Sciences-po Lyon

“Ce que l’Algérie attend de la France, ce ne sont ni des excuses ni de la repentance et encore moins des indemnisations financières. Elle attend de ce grand pays qu’il participe à son développement économique en ouvrant son marché aux produits algériens, qu’il accueille plus d’étudiants en postgraduation universitaire, qu’il lève les barrières sociales qui maintiennent les Français d’origine maghrébine dans une sorte de néo-indigénat, et qu’il use son droit de veto au Conseil de sécurité pour faire respecter le droit international dans les zones de conflit.”

L’historien Benjamin Stora a rédigé un rapport à la demande du président Emmanuel Macron sur la possible réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie. C’est une mission difficile que l’historien aurait dû refuser, car il sait, comme l’a enseigné Ernest Renan, que si le passé domine le présent, la mémoire se gangrène. Benjamin Stora n’est-il pas l’auteur d’un livre intitulé La gangrène et l’oubli ? Le rapport est une commande officielle de l’État et il s’adresse à une partie de l’opinion publique qui croit encore que l’ancien empire colonial a été une œuvre de civilisation. Ce que dit en filigrane le rapport, c’est que l’Algérie est un État souverain incontournable dans le partenariat euroméditerranéen et qu’il est nécessaire de mettre en œuvre une coopération mutuellement bénéfique. Il invite les mémoires à ne pas perpétuer le souvenir de la douleur et qui empêche les plaies de se refermer.
Depuis sa première publication sur Messali Hadj, B. Stora se bat contre les tumultes mémoriels, ce qui lui vaut des inimitiés tenaces des deux côtés de la Méditerranée. Parviendra-t-il à domestiquer la mémoire belliqueuse avec le rapport que lui a commandé le chef d’État français ?

“L’économie et la mémoire qui saigne”
C’est le titre du paragraphe du rapport Stora où il évoque l’économie pour donner du poids aux propositions qu’il préconise. Il évoque des chiffres du commerce extérieur pour rallier une partie de l’opinion française réticente à faire refluer la mémoire. Il explique que le marché algérien est significatif pour certains produits français, ce qui devrait inciter à accepter des gestes symboliques.

Il écrit : “En 2019, les exportations françaises vers l’Algérie ont atteint près de 5 milliards d’euros… L’Algérie demeure un partenaire économique important de la France, elle se présente comme son premier client, le premier marché des entreprises françaises en Afrique.”(p. 34) Benjamin Stora ne souligne pas dans ce passage que la structure du commerce entre les deux pays obéit à la logique de l’échange inégal de la période coloniale : produits manufacturés contre matières premières.

Mais cette structure de la balance commerciale est le résultat de l’incapacité de l’économie algérienne à sortir de la logique rentière qui exporte des hydrocarbures et importe des biens de consommation. Malheureusement, l’Algérie n’est pas le Vietnam, devenu un pays émergent en partie grâce au marché américain. En 2019, les USA ont importé du Vietnam $ 19,8 milliards en biens manufacturés, avec une balance commerciale favorable à ce dernier pays à hauteur de $ 16,8 milliards. L’économie vietnamienne exporte des produits manufacturés, ce que ne fait pas l’économie algérienne. Cet échec donne du grain à moudre aux nostalgiques de l’Algérie française qui déclarent que l’indépendance n’a pas été suivie par le développement, ce qui pousserait les Algériens à venir s’installer en France. Éric Zemmour a bâti sa popularité dans les médias sur ce discours, insinuant que les Algériens regrettent la période coloniale.

Gisèle Halimi ou Bugeaud ? 
On dit que le commerce adoucit les mœurs. Peut-être que le commerce entre la France et l’Algérie n’est pas suffisamment puissant pour faire taire l’imaginaire colonial qu’entretient l’extrême droite. Lors d’une visite à Alger, Emmanuel Macron avait affirmé que “la colonisation a été un crime contre l’humanité”. Cette phrase, lourde de sens, invite à la déconstruction de la perception du passé colonial comme geste épique. Le récit national français est encore incarné et entretenu par des monuments et des noms de rue qui rappellent les conquêtes coloniales. Une majorité de Français est-elle prête à accepter de débaptiser des rues portant les noms de Bugeaud, Pélissier, Cavaignac… B. Stora évite cette question sensible, mais il propose de faire transférer les cendres de Gisèle Halimi au Panthéon. Elle mérite cet honneur, et l’Algérie aussi devrait l’honorer officiellement.

Mais ce serait incohérent si une rue adjacente au Panthéon porte encore le nom d’un chef militaire qui aura gagné ses galons dans les champs de bataille des colonies. Soit on célèbre Gisèle Halimi, militante anticolonialiste, soit on célèbre Galliéni, chanté comme le conquérant du Sénégal. Cette question n’est pas algéro-française ; elle est franco-française et sera tranchée par un rapport de force idéologico-politique au sein de la société. Tant que les Français d’origine maghrébine ou africaine ne constituent pas une force sociale dans l’économie, dans les médias, dans l’université, tant qu’ils n’auront pas une influence sur le champ électoral, Bugeaud et Galliéni continueront d’être des héros du récit national.

Sur ce plan, la France postcoloniale intègre trop lentement les Français issus de l’immigration. Est-ce une fatalité que cette catégorie de la population française soit sur-représentée dans le système carcéral et sous-représentée dans le système universitaire ? Au lieu de se référer aux travaux sociologiques qui pointent les causes sociales de la pauvreté dans les banlieues, la presse de droite fait porter la responsabilité à “une culture hostile aux valeurs françaises”, décrivant les banlieues comme “des territoires perdus par la République et gagnés par l’islam”. Ce discours est issu d’une mémoire coloniale nostalgique ; c’est une construction sociale façonnée par un rapport de force politique et idéologique. Pour la modifier, il faut aller aux causes sociales qui la favorisent et qui la perpétuent.

Le colonialisme n’est pas une essence culturelle
Du côté algérien, tout n’est pas blanc pour autant. Le discours mémoriel continue de réduire la France à une seule dimension, le colonialisme, comme si celui-ci était une essence culturelle, alors qu’il est un phénomène historique lié à la naissance du capitalisme. Sans diminuer la pertinence politique des mouvements de libération nationale, la décolonisation était devenue inéluctable après la défaite du nazisme. L’économie de l’Algérie coloniale ne profitait ni aux autochtones ni aux Français de la métropole ; elle profitait à une minorité de colons qui s’enrichissaient en faisant “suer le burnous”, selon l’expression utilisée par les adversaires du parti colonial.

Le plus célèbre d’entre eux était Georges Clémenceau, adversaire de Jules Ferry sur la question. Il y a eu en France des courants opposés à la colonisation, notamment le mouvement ouvrier et les syndicats qui ont été à l’écoute des nationalistes des colonies. Messali Hadj a été aidé par les communistes dans les années 1920, avant de s’éloigner d’eux dans les années 1930. Par ailleurs, les fondateurs du nationalisme algérien, Messali Hadj, Ferhat Abbas et Abdelhamid Ben Badis, n’étaient pas hostiles à la France comme civilisation, alors qu’ils étaient des adversaires farouches du système colonial. Les deux premiers avaient épousé des Françaises et le troisième revendiquait la nationalité française dans le respect de l’islam et la langue arabe.

Kateb Yacine considérait la langue française comme un butin de guerre. Alors qu’en 1954, il y avait à peine 15% d’enfants autochtones scolarisés, dix ans plus tard, en 1964, il y en avait près de 80%, apprenant, entre autres, le français. Cela permet de tirer comme conclusion que le mouvement national ne combattait pas la France ; il combattait le système colonial français.

Le déséquilibre universitaire
Certaines propositions du rapport de Benjamin Stora auront des effets positifs si elles sont appliquées, en particulier celles relatives à la création d’une commission “Mémoire et Vérité”, à l’exploitation des archives et à la coopération universitaire en matière d’histoire. Fort heureusement, B. Stora ne suggère pas une écriture commune de l’histoire. Entre les deux pays, il y a un passé commun, mais les historiens des deux côtés de la Méditerranée l’analyseront différemment pour des raisons épistémologiques liées aux questionnements des chercheurs. Il est banal de dire que la recherche universitaire est plus développée en France qu’en Algérie. Le monde académique algérien attend ses historiens de la dimension de Charles-Robert Ageron, André Nouschi, Gilbert Meynier… Ce déséquilibre est frustrant et perpétue objectivement un rapport inégal. Les Algériens ont accès à leur passé en grande partie grâce à des historiens français ou étrangers. En voulant faire du passé une mémoire gérée par l’administration et en se méfiant des universitaires, les autorités algériennes ont une responsabilité dans la perpétuation de ce déséquilibre. Cela est illustré par le choix fait par les deux présidents : Emmanuel Macron a chargé un historien, auteur d’une vingtaine de livres pour rédiger un tel rapport, alors qu’Abdelmadjid Tebboune a désigné à cette tâche un fonctionnaire. Exit Mohammed Harbi, Dahou Djerbal, Hosni Kitouni, Hassan Remaoun…

En conclusion, ce que l’Algérie attend de la France, ce ne sont ni des excuses, ni de la repentance et encore moins des indemnisations financières. Elle attend de ce grand pays qu’il participe à son développement économique en ouvrant son marché aux produits algériens, qu’il accueille plus d’étudiants en postgraduation universitaire, qu’il lève les barrières sociales qui maintiennent les Français d’origine maghrébine dans une sorte de néo-indigénat, et qu’il use son droit de veto au Conseil de sécurité pour faire respecter le droit international dans les zones de conflit. L’histoire a lié l’Algérie et la France dans des relations sociétales intenses ; c’est aux politiques de les orienter vers l’intérêt mutuel.


Dernier ouvrage
La crise du discours religieux musulman. Le nécessaire passage de Platon à Kant, Presses universitaires de Louvain, 2019, et éditions Frantz Fanon, 2020


         Un rapport, une méthode

Publié dans Le Quotidien d’Oran le 25 – 01 – 2021

  Il règne en France et en Algérie, une grande ignorance sur ce que fût l’histoire complexe des Algériens: leurs engagements politiques anciens, leurs croyances religieuses préservées, leurs rapports maintenus à la langue arabe, française, berbère Mon rapport, très discuté partout, propose précisément une méthode qui privilégie l’éducation, la culture, par la connaissance de l’autre, et de tous les groupes engagés dans l’histoire algérienne.
C’était la démarche des regrettés Jacques Berque et de Mohammed Arkoun : par la connaissance concrète, érudite, faire baisser la peur de l’autre, réduire la part de fantasmes, s’éloigner des mémoires dangereuses qui se sont développés dans les deux sociétés. La plupart de ceux qui critiquent vivement, en Algérie, mon rapport ne connaissent peut-être pas mes livres (ma biographie de Messali Hadj, de Ferhat Abbas, le dictionnaire biographique des 600 biographies de militants nationalistes algériens, élaboré tout seul, publié en France en 1985 ; ou mes biographies de De Gaulle et de Mitterrand….). Ils sauront que j’ai simplement proposé dans mon Rapport une méthode qui est la mienne depuis longtemps: connaître les motivations, la trajectoire de tous les groupes de mémoire frappés par cette guerre dévastatrice, patiemment (cela fait plus d’un demi-siècle que je travaille et j’enseigne sur cette histoire) pour faire reculer les préjugés et le racisme; avancer pas à pas, par des exemples concrets, pour comprendre la réalité terrible de la conquête de l’Algérie et du système colonial (massacres de civils, exécutions sommaires, essais nucléaires, disparus, prises d’archives); et ne pas se contenter de s’enfermer dans la répétition de discours politiques, donc de trouver les moyens, par des exemples pratiques, de transmettre aux nouvelles générations leurs histoires réelles. Nous avons pris bien du retard, en France et en Algérie, dans tout ce travail d’éducation, si nécessaire, précisément pour faire comprendre la réalité du système colonial. Les discours d’excuses ne doivent pas être des mots prononcés un jour pour se débarrasser le lendemain d’un problème si profond. C’était ma démarche pour ce rapport : celle préconisée par les « ancêtres » du nationalisme algérien (Messali, Abbas et Ben Badis) qui n’ont cessé de promouvoir la connaissance, l’instruction pour relever les défis posés à la société algérienne. Après la longue période d’installation d’une occultation pendant trente ans, de l’indépendance des années 60 aux années 90 de la « décennie noire » ; puis, celle d’un retour, dans la période 1990-2020, de toutes les mémoires et de leur enfermement victimaire en France, (parce que tout le monde veut absolument avoir eu raison dans le passé), il est temps que commence, peut-être, un troisième cycle : celui du dévoilement des motivations de l’autre et les connaissances réciproques. Un moment de sortie d’une rente mémorielle, et la volonté de condamnation définitive d’un système, la colonisation, qui appartient, je l’espère, à une histoire ancienne.
Mon rapport est une modeste contribution pour ce passage d’un cycle à l’autre. Après plus de cinquante ans de travail sur cette histoire, je vois que de nouvelles générations d’historiens, de chercheurs, d’écrivains, d’artistes s’engagent pour porter ces volontés de réconciliations mémorielles. J’espère qu’ils réussiront.


(Mon Rapport sera publié en France fin-février 2021 aux éditions Albin Michel, sous le titre « Les passions douloureuses »).
*Historien, Professeur émérite des universités


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