« Où va la Birmanie, un an après le coup d’État » (Podcast)

Manifestation à Rangoun contre le coup d’État des militaires birmans, le 14 février 2021. (Source : Wikimedia Commons)
Le mercredi 16 février à 18h30, Asialyst et l’Inalco ont coorganisé une conférence pour mieux comprendre la situation de la Birmanie un an après le coup d’État militaire du 1er février 2021. Retrouvez ici en vidéo l’intégralité de cet événement.
Manifestations réprimées dans le sang, opposants et militants enfermés massivement, villages brûlés… Un an après le putsch des militaires qui renversa le gouvernement civil d’Aung San Suu Kyi et mit fin à une décennie de parenthèse démocratique, la Birmanie s’enfonce dans la violence. La cohésion nationale est plus que jamais en danger. La guerre civile n’est plus un risque, elle est une réalité dans au moins une partie du pays : les Etats où les groupes armés ethniques s’opposent aux troupes gouvernementales. Accusée de se comporter en « armée coloniale » contre les 55 millions de Birmans, la Tatmadaw, nom officiel des forces armées du pays, est-elle en train de consolider son emprise absolue sur la Birmanie ou en voie de perdre le pouvoir ?

TotalEnergies et son partenaire américain Chevron ont annoncé le 21 janvier dernier leur décision de quitter le pays. Ils cèdent leurs parts dans le projet gazier de Yadana, son gisement et ses 370 km de gazoduc vers la Thaïlande, cette immense perfusion en millions de dollars pour la junte. Loin d’être une bonne nouvelle pour les généraux au pouvoir, ce double retrait risque d’amplifier la fuite des investisseurs et donc des capitaux dans une Birmanie isolée de la communauté internationale.

Même la très consensuelle Asean, l’association des Nations d’Asie du Sud-Est jamais regardante sur les affaires internes de ses Etats-membres, n’a pas reconnu le nouveau régime des militaires présidé par le général Min Aung Hlaing. Un an après le coup d’Etat, ce dernier ne peut compter dans la région que sur le soutien des régimes militaires ou dictatoriaux, notamment la Thaïlande et le Cambodge.

Cette conférence a permis de mieux comprendre les ressorts et la complexité de la crise birmane depuis un an.
Avec :
Bruno Philip, journaliste au quotidien Le Monde, ancien correspondant à Bangkok.
Alexandra de Mersan , enseignante-chercheure à l’Institut national des Langues et Civilisations orientales (Inalco), spécialiste de la Birmanie, des migrations et des religions.
Francis Christophe , journaliste indépendant et spécialiste de la Birmanie, auteur du livre « Birmanie, la dictature du Pavot » (Picquier, 1998).

Modérateur : Joris Zylberman , rédacteur en chef d’Asialyst et ancien correspondant en Chine de RFI et France 24.


       Un an après le coup d’État en Birmanie, le pays est enlisé dans une impasse sanglante

La communauté internationale peut se sentir impuissante, mais il y a beaucoup de choses qu’elle peut faire — sans avoir besoin de Washington en leader.

 

Réactions à l’extérieur de la prison d’Insein lors de la libération par la junte de Birmanie de prisonniers, notamment de personnes ayant manifesté contre le coup d’Etat militaire à Yangon (Birmanie) le 18 octobre 2021. REUTERS/Stringer

La Tatmadaw (l’armée birmane) a fait son premier coup d’État il y a six décennies. L’an dernier en février, les généraux ont réussi leur dernière prise de pouvoir, contre le gouvernement semi-civil qu’ils avaient créé dix ans auparavant. En conséquence, la Birmanie — aussi appelée Myanmar — est en train de sombrer dans le chaos et la guerre civile, avec des forces armées faisant face à des insurrections rurales.

Confrontée à des manifestations imprévues à travers le pays et une désobéissance civile importante, l’armée birmane a déployé la force létale. On pense que la Tatmadaw a tué 1 500 personnes, emprisonné 12 000 (dont environ 9 000 encore en prison), détruit 2 200 structures civiles — dont des maisons — et déplacé 320 000 personnes.

De plus en plus pris pour cible, les soldats répliquent par des atrocités. En décembre, Human Rights Watch a détaillé leur dernière attaque brutale : « Durant une année où les atrocités de l’armée birmane ont été monnaie courante, des rapports crédibles d’un massacre de 11 personnes dont 3 enfants, qui avaient été attachés, fusillés puis brûlés, ont suscité la répulsion et l’indignation. » Cette attaque n’est que la dernière d’une longue liste.

Alors que l’horreur s’étend, le reste du monde reste dans l’ensemble impuissant. Michelle Bachelet, la Haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, s’est plainte que la réponse internationale ait été « inefficace et manque d’un sens de l’urgence qui soit proportionnel à l’intensité de la crise. » Elle conclut que « la responsabilité de l’armée reste cruciale pour toute solution à l’avenir — les gens l’exigent massivement. » Pas seulement les bonnes personnes malheureusement, aussi celles avec des armes.

Sa frustration est partagée par les activistes birmans. Wai Wai Nu a écrit : « alors que nous nous rassemblons de plus en plus nombreux pour demander justice, liberté et démocratie, la communauté internationale a échoué à réellement être solidaire avec nous, publiant de nobles déclarations de condamnation mais ne faisant pas grand-chose de concret pour protéger nos vies. »

Que peut-on faire ? Après leur première prise de pouvoir, les forces armées ont fait face régulièrement à des oppositions, mais leur autorité n’a jamais été sérieusement contestée. Après un soulèvement pro-démocratique, les militaires ont organisé des élections en 1990, que la Ligue nationale pour la démocratie (LND) de Aung San Suu Kyi a gagnées avec une écrasante majorité. La Tatmadaw a refusé de reconnaître les résultats et a organisé une répression politique. En 2007 des moines bouddhistes ont mené une série de manifestations, qui ont été réprimées sans pitié. Chacune de leur côté, de multiples minorités ethniques ont commencé à se battre pour leur autonomie après l’indépendance de la Birmanie.

A partir de 2008, les forces armées ont créé un système hybride avec une façade civile. Sous la nouvelle constitution, la Tatmadaw dirigeait les trois ministères de la sécurité et était assurée d’avoir un quart des sièges parlementaires. Les militaires pouvaient bloquer tout changement constitutionnel et Suu Kyi, une lauréate du Prix Nobel largement vénérée, s’est vu interdire d’exercer la fonction de présidente.

Les généraux s’attendaient apparemment à une opposition fragmentée, ce qui leur aurait permis de diviser, conquérir et continuer à diriger. Cependant, une écrasante majorité de birmans ont voté pour le LND, qui a formé le premier gouvernement civil depuis 1962. Le nouveau parlement a créé le poste de conseiller spécial de l’État pour Suu Kyi, d’où elle gouvernait en réalité « au-dessus » du président. Pourtant, les réformes se faisaient attendre. Freedom House a continué à classer le pays en « non libre » malgré le virage partiel vers une gouvernance civile :

« La transition pour Myanmar d’une dictature militaire à une démocratie a marqué le pas sous la gouvernance de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), qui est arrivée au pouvoir en 2015 lors d’élections relativement libres. Les militaires, connus sous le nom de Tatmadaw, ont conservé une influence considérable sur la politique, et le gouvernement a largement échoué à faire respecter les droits humains et à faire de la paix et la sécurité des priorités dans les zones touchées par des conflits armés.

Une opération militaire en 2017 et le conflit en cours ont forcé des centaines de milliers de personnes de la minorité Rohingya, un groupe ethnique majoritairement musulman, à chercher refuge au Bangladesh, et ceux qui sont restés dans l’Etat de Rakhine continuent à faire face à la menace de génocide. Des journalistes, des activistes et des personnes ordinaires ont encouru des accusations pour crime et de la détention pour avoir porté une voix dissidente pendant 2020, alors qu’une coupure Internet prolongée rendait difficile l’accès à des nouvelles vitales et à l’information dans les Etats de Rakhine et de Chin. »

Malgré tout, la Tatmadaw n’était pas satisfaite. L’élection de novembre 2020 avait été remportée par la LND avec une marge encore plus grande, laissant le parti militaire loin derrrière. La gouvernance civile non seulement s’enracinait, mais la Tatmadaw continuait à perdre de la légitimité.

C’est pourquoi les généraux ont injustement accusé le gouvernement de fraude électorale, arrêté des fonctionnaires et des dirigeants de la LND, et ont nommé Hlaing Premier ministre. La Tatmadaw a prétendu faire respecter la loi, et a menacé des journalistes qui la qualifiaient de « junte » ou de « régime ». Le plan de Hlaing était a priori de fermer la LND, d’exclure Suu Kyi de la politique (via une vague de fausses accusations criminelles), et de manipuler à nouveau le processus politique pour en assurer le plein contrôle à la Tatmadaw.

Les militaires s’attendaient à une soumission généralisée comme auparavant. Cependant, le pays a changé au cours de la dernière décennie. La population est plus jeune, plus expérimentée, et ne veut pas accepter docilement un retour à la dictature. Des manifestations de masse ont éclaté après le coup d’Etat. Elles ont été sauvagement réprimées, selon le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, avec « des tactiques militaires et un armement de combat, incluant fusils semi-automatiques, snipers, et balles réelles. » Les gens organisent maintenant des « flashmob » et des manifestations silencieuses qui s’assemblent et se dispersent rapidement, vidant les rues et les commerces. De plus, la désobéissance civile a fait chuter ou bloqué une grande partie de l’économie, qui l’an dernier a diminué d’un cinquième.

Plus inquiétant pour le régime, l’opposition armée s’étend. Des milices ethniques qui avaient conclu des cessez-le-feu avec les militaires ont à nouveau pris les armes. Des activistes urbains sont également en train de se transformer en résistance violente. « Les groupes résistants ciblent de manière plus sophistiquée les forces du régime et coopèrent plus fortement avec des groupes armées ethniques très différents », rapporte l’analyste Richard Horsey.

La réconciliation semble toujours plus éloignée. Les généraux ont commis trop de crimes pour céder le pouvoir ou participer à un nouveau gouvernement démocratique. Un nombre croissant de birmans rejettent la légitimité de la Tatmadaw et disent vouloir une nouvelle armée diversifiée sous contrôle civil. Aucun côté n’est actuellement assez fort pour prendre l’avantage. Les difficultés auxquelles font face les birmans risquent d’augmenter.

Que peut faire le reste du monde ? Les Etats-Unis ne vont pas entrer en guerre en Birmanie, et sûrement personne d’autre ne le fera. Un embargo sur les armes des Nations Unies ciblerait la Tatmadaw mais risque un veto de la Russie et de la Chine au Conseil de Sécurité. Des sanctions économiques plus sévères affecteraient l’armée — mais également l’ensemble de la société, et aurait peu de chances de faire perdre le pouvoir à la Tatmadaw. Tout le reste s’apparente à ce que l’ONU a appelé « émettre de nobles déclarations de condamnation ».

L’objectif le plus important devrait être de casser le financement de la Tatmadaw et de punir ses dirigeants. Des sanctions économiques pourraient cibler les commandants de l’armée et leurs complices civils. Des restrictions plus étendues, notamment sur la vente de minéraux et d’hydrocarbones, frapperaient aussi bien la population que les militaires. Le gouvernement US devrait consulter le gouvernement d’union nationale en exil, les expatriés et les ONG pour s’assurer que le peuple birman puisse supporter un tel traitement.

Washington devrait promouvoir une coalition élargie en faveur d’une interdiction par l’ONU de ventes d’armes à la Tatmadaw. Cela nécessiterait l’assentiment ou l’acquiescement de la Chine et de la Russie. Afin de les convaincre, Washington devrait centrer son argumentaire sur la stabilité plus que sur la démocratie. La Chine entretenait de bonnes relations avec le gouvernement LND. Des usines détenues par des chinois ont déjà été détruites par des manifestants ; un conflit plus violent mettrait en danger tous les investissements et plans de la Chine. Moscou met aussi en jeu sa relation future avec le pays s’il soutient le régime alors que la résistance civile s’accroît. Armer la Tatmadaw pour combattre son propre peuple garantit l’inimitié de tout régime postérieur à la junte.

Les citoyens et les ONG peuvent aussi contribuer à la cause de la démocratie birmane. Des manifestations publiques et des campagnes de dénigrement pourraient embarrasser le régime et ses soutiens. Les secours pourraient également soutenir financièrement les activistes et la population, qui ont vu leur économie souffrir.

La Birmanie est une tragédie humaine pour laquelle la réponse ne viendra pas de l’étranger. Washington et les autres Etats démocratiques devraient se consacrer à épauler le peuple birman dans sa lutte pour être maître de son avenir. Après six décennies de régime militaire, la Tatmadaw devrait se retirer, au lieu de contraindre ses victimes à la destituer dans la violence.

Source : Responsible Statecraft, Doug Bandow, 07-02-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises


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