La cause des femmes : un livre d’entretien avec Gisèle Halimi

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Née en Tunisie dans une famille pauvre, traditionaliste, avec une mère très pieuse (fille de rabbin séfarade), Gisèle Halimi est dès la naissance assignée à la non-reconnaissance, parce que née fille et non garçon (son père attend plusieurs semaines avant de la déclarer) puis à un rôle, celui, immuable, qu’ont connu sa mère, sa grand-mère, et auquel sa mère entend qu’elle se soumette : servir ses frères avant de se marier et de « passer sous l’autorité et la sujétion d’un époux ». Un destin tracé d’avance, à l’absurdité et à l’injustice duquel Gisèle Halimi n’aura de cesse de vouloir échapper.

Première révolte : une grève de la faim, encore enfant, lui permet de ne plus devoir servir ses frères. Une seconde, faite d’expérience plus intime, lui permet d’échapper à la foi religieuse et aux contraintes que la tradition patriarcale lui attachait. Et elle comprend très vite que l’émancipation passe par l’éducation, la lecture (boulimique), l’école (qu’elle adore et où elle excelle). En jeu : apprendre, mais aussi se donner les moyens d’être économiquement indépendante, d’échapper à la « malédiction » qui faisait des femmes des « obligées […] dominées […] infantilisées ». Et un objectif : devenir avocate.

Elle le sera, après des études à Paris, d’abord au barreau de Tunis puis à celui de Paris, en dépit du serment alors obligatoire selon lequel la ou le futur-e avocate ou avocat devait proclamer  : « Je jure de ne rien dire ou publier, comme défenseur ou conseil, de contraire aux lois et aux règlements, aux bonnes mœurs, à la sûreté de l’État et à la paix publique, et de ne jamais m’écarter du respect dû aux tribunaux et aux autorités publiques. »

Elle qui interroge la notion culturelle et relative de « bonnes mœurs » et veut faire du droit une arme dont, plus tard, elle saura se servir pour modifier les lois lorsque celles-ci vont à l’encontre de la liberté, de la justice ou des droits des femmes, sait déjà qu’elle prête serment sous réserve. C’est elle qui permettra de « dépoussiérer » des années plus tard ce serment, le limitant à une phrase : « Je jure, comme avocat, d’exercer la défense et le conseil avec dignité, conscience et indépendance. »

Elle découvre alors et combat l’arrogance de magistrats qui toisent de leur supériorité masculine présumée la jeune avocate et sait que « les mots ne sont pas innocents. Ils traduisent une idéologie, une mentalité, un état d’esprit. Laisser passer un mot, c’est le tolérer. Et de la tolérance à la complicité, il n’y a qu’un pas. »

Contre la torture, contre le colonialisme, pour l’indépendance des peuples

Parmi les premiers procès de maitre Halimi : des militants et militantes indépendantistes tunisiens et algériens, souvent condamnés à mort après avoir été torturés. Menacée, notamment en Algérie par l’OAS ou des militaires, elle ne renonce pas. Elle découvre en Algérie que « les pouvoirs spéciaux votés en 1956 avaient pris le droit en otage. […] Soldats et magistrats travaillaient main dans la main pour rétablir l’ordre répressif français : les premiers tuaient, les seconds condamnaient. »

Elle découvre aussi, lors de demandes de grâces qu’elle plaide, souvent avec son « confrère et complice » Léo Matarasso (lui aussi avocat, ancien résistant dans le mouvement Libération-Sud, défenseur d’Henri Alleg et plus tard de Mehdi Ben Barka ou d’Henri Curiel…), la toute-puissance monarchique laissée à la présidence de la République à travers l’usage de la grâce présidentielle qui attribue à un homme le droit de vie ou de mort sur un autre. En défendant les militants et militantes victimes de la torture, elle comprend qu’il s’agit de « résister contre le mal absolu ».

Ce qu’elle fait notamment en défendant Djamila Boupacha, jeune militante de 22 ans du FLN algérien, qui avait déposé un obus piégé dans un café d’Alger en septembre 1959, finalement désamorcé. Arrêtée, elle est alors atrocement torturée, violée, subit l’introduction d’un goulot de bouteille dans le vagin, ce qui la marquera à vie. Gisèle Halimi assure sa défense, où se conjuguent « la lutte contre la torture, la dénonciation du viol, le soutien à l’indépendance et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la solidarité avec les femmes engagées dans l’action publique et l’avenir du pays ».

Le procès se fait tribune politique contre la torture jusqu’alors taboue. Gisèle Halimi mobilise un réseau de soutien, dont Simone de Beauvoir, plusieurs journaux jouent leur rôle en informant l’« opinion publique ». Djamila Boupacha est finalement amnistiée en 1962 après l’indépendance de l’Algérie. Mais elle qui espérait rencontrer Simone de Beauvoir est en fait très rapidement kidnappée par le FLN qui la ramène directement en Algérie. Au lendemain du décès de Gisèle Halimi, elle dit simplement : « Ce n’était pas seulement mon avocate, c’était ma sœur ! »

D’autres combats de Gisèle Halimi contre le colonialisme et ses pratiques inhérentes, et pour la défense des droits des peuples à l’autodétermination, auraient sans doute pu trouver place dans ce livre. Ainsi de son engagement auprès du peuple vietnamien contre la guerre menée par Washington. Membre du tribunal international contre les crimes de guerre au Vietnam, ou tribunal Russell, créé en 1966 par Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre pour enquêter et juger les crimes militaires américains dans ce pays (la guerre a duré de 1955 à 1975), elle participe en 1967 (comme le médecin Marcel-Francis Kahn…) à la mission d’observation que le tribunal délègue au Vietnam.

L’autre lutte anticoloniale pour laquelle l’avocate parisienne s’est pleinement engagée, c’est celle du peuple palestinien. Avocate, avec Daniel Voguet, de Marwan Barghouti, dirigeant de la résistance palestinienne contre l’occupation israélienne, et parlementaire, kidnappé par l’armée israélienne en 2001 après une tentative ratée d’assassinat, condamné à la perpétuité par un tribunal militaire sans légitimité.

C’est tout un système que dénonce alors Maître Halimi, notamment dans la revue Pour la Palestine. Lors d’une énième offensive militaire israélienne contre la population palestinienne de Gaza à l’été 2014, Gisèle Halimi écrit, dans un appel publié par l’Humanité : « Un peuple aux mains nues – le peuple palestinien – est en train de se faire massacrer. Une armée le tient en otage. Pourquoi ? Quelle cause défend ce peuple et que lui oppose-t-on ? J’affirme que cette cause est juste et sera reconnue comme telle dans l’histoire. Aujourd’hui règne un silence complice, en France, pays des droits de l’homme et dans tout un Occident américanisé. Je ne veux pas me taire. Je ne veux pas me résigner. Malgré le désert estival, je veux crier fort pour ces voix qui se sont tues et celles que l’on ne veut pas entendre. L’histoire jugera mais n’effacera pas le saccage. Saccage des vies, saccage d’un peuple, saccage des innocents. Le monde n’a-t-il pas espéré que la Shoah marquerait la fin définitive de la barbarie ? »

Cette même année, elle reçoit de l’ambassadeur de Palestine en France, avec sept autres femmes françaises, la citoyenneté d’honneur d’un État qui continue de lutter pour son indépendance et sa reconnaissance.

Choisir la cause des femmes

Le droit et la justice donc. Toujours. Et celui des femmes tout d’abord. En défendant les droits de femmes au tribunal, ce sont les droits de toutes les femmes que Gisèle Halimi contribue à faire progresser.

C’est le cas avec deux procès décisifs, que rien ne permettait d’imaginer gagner au départ sinon la conviction de la justesse des causes défendues, et qui font figure d’électrochocs dans la société avant de permettre des avancées législatives considérables.

En 1972, à Bobigny, elle défend Marie-Claire Chevalier, violée à 16 ans, dénoncée à la police par son violeur parce qu’elle a avorté – ce qui est alors passible d’emprisonnement –, ainsi que sa mère-belle, digne, courageuse, déterminée, et trois « complices » qui l’ont aidée. L’année précédente, Le Nouvel Observateur a publié le manifeste de 343 femmes affirmant haut et fort qu’elles ont avorté et réclamant la dépénalisation et la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse.

Gisèle Halimi en est signataire, malgré les sanctions possibles pour une avocate. Cette même année 1971, Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi ont fondé le mouvement Choisir la cause des femmes. Le procès se fait accusation de la loi de 1920 sanctionnant l’avortement, et Gisèle Halimi n’hésite pas à dénoncer, dans un tribunal où des hommes vont juger une femme atteinte dans son corps, la justice de classe qui condamne des femmes qui n’ont pas les moyens d’avorter à l’étranger.

De Delphine Seyrig à Aimé Césaire, de Paul Milliez (pourtant a priori défavorable à l’IVG) ou de milliers d’autres anonymes, les soutiens se multiplient. Le procès est gagné. Simone Veil fera aboutir la loi dépénalisant l’IVG. Gisèle Halimi sera de celles et ceux qui plaideront pour son remboursement.

En 1978, à Aix, elle défend deux jeunes touristes belges, sauvagement agressées et violées par cinq hommes dans la tente où elles campaient à l’été 1974. Gisèle Halimi, qui met en lumière « la mort inoculée aux femmes un jour de violence », décrit à Annick Cojean le climat de haine et d’ignominieuse raillerie antiféministe et homophobe contre ces femmes et leurs défenderesses qui régnait alors parmi des magistrats, des avocats…  et avec lesquels les accusés créaient une complicité inavouée ».

Elle souligne « le mépris et la négation de l’identité de l’autre » qui se joue dans ce crime qu’est le viol et ajoute qu’« il ressemble furieusement à un acte de fascisme ordinaire ». Les « grands témoins » cités à la barre par Gisèle Halimi, chassés du tribunal par le juge, s’exprimeront devant les caméras. Et contribueront eux aussi à faire changer la honte de camp, à « changer les mentalités et les mœurs », à permettre de modifier la loi sur le viol et les crimes sexuels.

« La politique est une chose trop sérieuse pour être laissée aux seuls hommes »

Puisque c’est au Parlement que se font les lois, Gisèle Halimi se laisse tenter par l’idée d’y participer. Car les femmes doivent participer, « en masse », dit-elle, à leur écriture. Une réflexion qui mûrit alors que le féminisme des années 1960-1970 se défiait du politique.

En 1978, Choisir présente des candidatures féminines. Sous sa propre bannière, aucune organisation ne lui ayant laissé la moindre place. Un slogan : « Cent femmes pour les femmes ». Et un « Programme commun des femmes », avec une douzaine de propositions de loi. Avec moins de 1,5 % des suffrages en moyenne, aucune candidate n’est élue. Mais Choisir a fait progresser des débats.

Gisèle Halimi est cependant élue en 1981. Elle ne restera pas longtemps sur les bancs de l’Assemblée où sa non appartenance à une organisation politique, sa liberté de réflexion et de parole, un machisme encore dominant à l’Assemblée, la condamnent à l’isolement.

Elle poursuit cependant son engagement pour faire du droit un instrument de libération. Dès 1979 et les premières élections européennes, elle milite ainsi pour « la clause de l’Européenne la plus favorisée », c’est-à-dire pour que tous les droits conquis par les femmes dans un des pays européens puisse devenir la norme dans les autres, et Choisir engage un travail d’inventaire et de propositions considérable.

C’est un joli mot, féminisme

« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. » C’est sous le signe de ce vers de René Char que Gisèle Halimi et Annick Cojean ont choisi de placer ce livre d’entretiens. René Char, qu’aimait tant la défenderesse des droits qui, par ce livre, transmet aussi le flambeau aux nouvelles générations.

Des femmes d’aujourd’hui, elle attend la révolution. « Des colères se sont exprimées, des révoltes ont éclaté ça et là, suivies d’avancées pour les droits des femmes. Mais nous sommes encore loin du compte », constate celle qui ne cesse de plaider pour l’indépendance d’abord économique des femmes, pourtant premières à subir le chômage en temps de crise, à subir le temps partiel, à subir les bas salaires… Elle en appelle à une révolution des mœurs et des rapports humains, et à poursuivre la lutte pour pérenniser des conquêtes toujours précaires et pour une égalité loin d’être atteinte.

« Enfin, n’ayez pas peur de vous dire féministes. C’est un mot magnifique, vous savez. C’est un combat valeureux qui n’a jamais versé de sang. »

Les obsèques, émouvantes, de Gisèle Halimi ont eu lieu le 6 août au cimetière du Père-Lachaise, à Paris. Le siège prévu pour le nouveau garde des Sceaux est resté vide. Avocate remarquable, militante de convictions, à la fois bienveillante et exigeante comme la décrivent toutes celles et ceux qui ont eu la chance de la connaître et de la fréquenter, Gisèle Halimi est partie tandis que résonnait Bella Ciao.

Elle nous laisse en héritage des droits nouveaux qui sont autant de ruptures avec une vision patriarcale de la société et du monde, et des valeurs fondamentales pour poursuivre le combat féministe, le combat pour l’égalité, la liberté, l’indépendance et la justice.

Une farouche liberté   Gisèle Halimi, avec Annick Cojean, éd. Grasset, août 2020, 160 pages, 14,90 euros.

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