Le long et laborieux cheminement de la France vers la laïcité

       par Benabid Tahar *

  Dans un précédent article, publié le 05 décembre 2020 dans le quotidien d’Oran, nous avons consulté quelques faits marquants de l’histoire de l’église catholique à même de nous permettre d’avoir un aperçu sur son rapport au pouvoir. Causalité oblige, nous allons revisiter le passé, questionner l’histoire des idées, pour suivre cette fois le cheminement vers le concept de laïcité ; dans l’objectif de bien comprendre ce principe, qui fait débat dans plusieurs pays du monde, en particulier en France.

Prenons pour station de départ le dernier virage de la période médiévale, fin d’une époque où la puissance cléricale avait atteint son acmé. En cette fin de siècle, l’église catholique était plongée dans une crise majeure : le Grand Schisme d’Occident (survenu en l’an 1378). Le souverain pontife avait du mal à rétablir l’ordre et imposer son autorité. La monarchie française tentait depuis longtemps déjà de réduire le pouvoir de l’église en imposant certaines limites aux droits dont celle-ci abusait. Diverses dispositions réglementaires furent prises, notamment sous le nom de ‘’pragmatiques », jusqu’au début du XVIème siècle. Episode crucial, face aux tiraillements entre l’assemblée conciliaire (assemblée des évêques, dits conciles) et le pape, Charles VII (roi de France de 1422 à 1461) prend l’initiative de réorganiser l’église de France. Il constitue ‘’l’assemblée de Bourges », en réunissant autour de lui des évêques, des abbés, des députés, etc. Il promulgue le 07 juillet 1438 une ordonnance, dite ‘’la Pragmatique Sanction », donnant un statut particulier à l’église française, dont il devient le gardien des droits.

Une sorte d’alliance entre le roi et le clergé, où les pouvoirs du pape sont réduits au bénéfice des conciles. Entre autres, le Saint-Siège perd le droit de nomination et le droit de réserve sur les désignations; la royauté obtient en même temps la prérogative de recommander des candidats aux élections épiscopales et abbatiales, s’assurant ainsi la loyauté du clergé français.

La Pragmatique Sanction a connu au cours du temps des modifications, des hauts et des bats, entre abolissements et rétablissements, jusqu’à l’établissement du concordat de Bologne, accord signé à Rome le 18 aout 1516 entre le pape Léon X et le chancelier Antoine Duprat, représentant le roi de France, François Ier (1515-1547). Ce dernier s’en trouve investi, au sein de son royaume, d’un pouvoir réel sur l’église ; statut qu’aucun souverain catholique n’avait obtenu en ce temps. Prosaïquement parlant, ce fut une première. Cependant, le dit concordat, bien qu’essentiellement avantageux pour la monarchie, n’est pas une capitulation totale de l’église. Il s’agit en fait d’un compromis qui abroge la Pragmatique Sanction, sans en changer fondamentalement les usages. Points importants, le Saint-Siège reconnait au roi le droit de désignation, sans passer par les élections comme ce fut le cas par le passé, des candidats de son choix au titre d’évêque ou d’abbé ; l’investiture canonique est ensuite donnée par le pape.

Le souverain pontife est récompensé par le fait qu’il retrouve sa supériorité sur les conciles nationaux. Il est à souligner que le concordat à dû faire face à l’opposition de parlementaires, d’universitaires et d’ecclésiastiques. Après deux années d’affrontements, le roi parviendra à contraindre le parlement à enregistrer le concordat en mars 1518. Les abus de pouvoir de l’église, faisant légion depuis des lustres, ont dépassé tout entendement avec la condamnation de Galilée en 1633 ; ce qui a marqué les esprits des générations futures. Multitude de dépassements ont eu lieu aux siècles suivants.

On peut évoquer la condamnation du protestant Jean Calas, à Toulouse en 1762, accusé, sans preuve, sur simple rumeur, d’avoir assassiné son fils pour l’empêcher de se convertir au catholicisme. Les intellectuels partisans du mouvement des lumières au XVIIIème siècle, à l’instar de Denis Diderot (1713-1784), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783), s’opposèrent aux dérives religieuses, au despotisme clérical et à l’obscurantisme. Dans le discours préliminaire de l’Encyclopédie, D’Alembert l’exprime en des termes bien sévères, je cite : ‘’ Un tribunal devenu puissant dans le midi de l’Europe (…) mais que la foi n’ordonne point de croire, ni la charité d’approuver, ou plutôt que la religion réprouve (…) condamna un célèbre astronome pour avoir soutenu le mouvement de la terre, et le déclara hérétique (…). C’est ainsi que l’abus de l’autorité spirituelle réunie à la temporelle forçait la raison au silence ; et peu s’en fallut qu’on ne défendit au genre humain de penser ». Pour signifier que le contrôle clérical sur le savoir et la pensée devait être condamné au bannissement, on avance dans le discours l’idée, ainsi formulée : ‘’Il n’y a que la liberté d’agir et de penser qui soit capable de produire des grandes choses, et elle n’a besoin que de lumières pour se préserver des excès ». On peut dire que cette atmosphère d’éveil des consciences a fait le lit du soulèvement populaire au XVIIIème siècle. La révolution française, qui en est la manifestation exubérante, a ouvert une nouvelle ère, une nouvelle conception de la nation, de la citoyenneté et de l’organisation sociopolitique. En somme, elle a engendré des bouleversements politiques et sociaux d’ampleur considérable, qui ont d’ailleurs dépeint sur le reste de l’Europe dès la fin du XVIIIème siècle. Elle a notamment donné naissance, après une période transitoire, à ce que les historiens appellent la première république (république française de 1792 à 1804).

Le 14 juillet 1789, le peuple de Paris, dans un sursaut de délivrance et au cri de liberté, investit la rue, donne l’assaut à la prison royale de la Bastille. Moins d’un mois après, les privilèges de l’ancien régime sont abolis, au nom de l’égalité citoyenne.

Le 26 aout de la même année, fut proclamée la déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui stipule dans son premier chapitre : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits (…) ». Fut alors ouverte la voie à un régime qui reconnait l’égalité de droit de tous, croyants de tout culte, athées ou agnostiques. A noter que la constitution de la cinquième république – constitution du 04 octobre 1958, maintes fois révisée mais toujours en vigueur – renvoie dans son préambule à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Par ailleurs, la dite déclaration énonce dans son article 10 : ‘’Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Cet article proclame, sans ambigüité, non seulement la fin des persécutions au nom de la religion, mais aussi des religieux.

D’une manière générale, outre les changements d’ordre politique et social, la révolution a introduit des réajustements, ou rééquilibrages, entre l’église et l’Etat. Entre autres, le concordat de Bologne fut abrogé le 12 juillet 1790 par l’assemblée générale constituante (1789-1791). Celle-ci impose le principe de ‘’souveraineté du peuple ». Le roi de France Louis XVI perd sa sacralité et son pouvoir absolu. Il règne dès lors, jusqu’à sa chute en septembre 1792, selon la formule : ‘’par la grâce de dieu et la loi constitutionnelle de l’Etat ». La constitution civile du clergé, décret voté par l’assemblée le 12 juillet 1790, a permis de réorganiser administrativement le clergé séculier, de supprimer des ordres monastiques, de nationaliser des biens ecclésiastiques, de donner aux prêtres le statut de fonctionnaires rétribués par l’Etat, etc.

En particulier, de manière unilatérale, l’assemblée constituante décréta l’investiture temporelle des évêques par les métropolitains (citoyens électeurs d’un territoire regroupant plusieurs diocèses) et décida que les ecclésiastiques en fonction devaient prêter serment de fidélité au roi, à la loi et à la nation. Ces bouleversements furent bien entendu rejetés par une bonne partie du clergé ; ce qui provoqua une sérieuse fracture au sein de l’église.

Celle-ci se retrouva scindée en deux parties : les prêtres assermentés, formant le clergé constitutionnel, et les insoumis, ou clergé de l’ancien régime, en bonne partie exilé à l’étranger. Situation qui ne manquera pas de dresser des franges de la population contre la révolution. Un premier pas significatif vers la séparation entre l’église et l’Etat fut franchi de fait en 1794 par la convention nationale (régime politique qui gouverna la France de 1792 à 1795).

Le décret sur la liberté des cultes, promulgué en février 1795, stipule dans son article 2 que ‘’ La république ne salarie aucun culte ». En d’autres termes, le financement de l’église par l’Etat est aboli. Cette première forme de séparation prit fin en 1801.

Le régime politique de type directorial, ou directoire (1795-1799) fut renversé en 1799 et remplacé par un nouveau : le consulat, dirigé par trois consuls, avec à leur tête Napoléon Bonaparte. Ce dernier, estimant que la réconciliation avec l’autorité religieuse est nécessaire pour la stabilité de l’Etat, engagea des négociations qui aboutiront à la signature du concordat de 1801, ayant pour objectif de réunifier l’église et d’organiser les rapports entre la religion et le pouvoir temporel. Il s’agit encore une fois d’un compromis qui permet l’intervention de la papauté dans le processus organisationnel ; entendre sa réintroduction en tant que source de l’institution canonique (conforme aux règles instituées). Mettant fin au gallicanisme (doctrine visant à organiser l’église indépendamment de l’autorité pontificale), les nominations des évêques se font désormais par le gouvernement, mais il appartient au pape de donner l’institution canonique. Il va sans dire que des négociations ardues étaient nécessaires à chaque fois.

Néanmoins, dans leur globalité, les dispositions du concordat plaident pour la prééminence de l’Etat. Notamment, les prêtres et évêques doivent toujours prêter serment de fidélité à ce dernier, qui leur assure au demeurant un traitement conséquent. Le régime concordataire français durera, en passant par le concordat de Fontainebleau de 1813, jusqu’en 1905. Des divergences, des frictions, voire des antagonismes, ont animé toute cette période ; elles se sont exacerbées à partir de la troisième république (1870-1940). Le XIXème siècle fut le théatre d’affrontements dures entre l’église et les républicains.

Entre autres, la démocratie, le libéralisme, l’anticléricalisme, le laïcisme, le positivisme (courant philosophique, fondé par Auguste Comte, qui confronte les connaissances à la réalité observable et récuse le recours à la métaphysique), le scientisme (tendance philosophique prônant le recours généralisé à la science pour comprendre, expliquer et résoudre les problématiques en tout domaine), donnaient du fil à retordre à l’église, étaient une menace pour elle, sa bête noire.

Durant les dernières décennies du XIXème siècle, les laïcs se sont montrés particulièrement agressifs. Ils imposèrent diverses mesures : autorisation du divorce, laïcisation des hôpitaux, etc. Il n’empêche qu’une politique de rapprochement entre les républicains laïcs et les ecclésiastiques, qui acceptèrent les institutions républicaines, fut bien accueillie en cette fin de siècle par les différents courants, progressistes, libéraux et même démocrates chrétiens. Toutefois, le religieux perdait de plus en plus de terrain.

A titre illustratif, la loi du 1er juillet 1901 sur les associations à but non lucratif place les congrégations religieuses sous un régime spécifique ; elles étaient notamment soumises à l’autorisation préalable de création. Cette disposition fut même imposée par le conseil d’Etat en janvier 1902 aux écoles où enseignent des congréganistes. Les positions à ce sujet s’endurcirent avec la désignation d’Emile Combes, ex-séminariste devenu athée et fervent promoteur de la laïcité, au poste de président du conseil des ministres. La guerre aux congrégations est déclarée : refus des autorisations, fermeture des congrégations autorisées, etc.

Les opérations d’exclusion ont atteint leur paroxysme en 1904 ; expulsions et expatriations furent abusivement pratiquées. En sus, l’enseignement et le prêche furent interdits aux congrégations par la loi du 07 juillet 1904, dite ‘’loi Combes ». Entre-temps, une commission est installée en 1903 pour débattre d’une éventuelle séparation entre l’église et l’Etat. La compagne ‘’antireligieuse » a provoqué un conflit avec la papauté ; ce qui a conduit à la rupture des relations diplomatiques entre la France et l’Etat du Vatican. Suite à cela, le régime concordataire de 1801, encore en vigueur, fut remis en cause. La séparation devient alors inéluctable, une urgence. Une commission est donc installée pour élaborer un projet de loi à ce propos. On imagine bien la difficulté de la tâche au regard de la diversité des sensibilités et des positions, parfois aux antipodes les unes des autres. Les historiens s’accordent à dire que le mérite de l’issue des débats houleux et passionnés, pour aboutir à un accord, revient à Aristide Briand (avocat et homme politique). Ce dernier a en outre joué un rôle capital dans le contenu et l’adoption d’un texte consensuel, arraché au prix de quelques compromis. Le 04 mars 1905, le projet de loi est déposé à la chambre des députés par Aristide Briand, qui déclare : ‘’la séparation loyale et complète des églises et de l’Etat ». Enfin, après avoir été votée par les deux chambres (députés et sénateurs), la loi fut promulguée le 09 décembre 1905. Celle-ci s’articule autour de sept titres, principes, attribution des biens et pensions, etc. Pour le sujet qui nous intéresse, la loi garantit en premier lieu ‘’la liberté de conscience », sans discrimination entre les religions. Il est dit dans son article 1er, du titre premier : ‘’La république assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes (…) ». En second lieu, la neutralité de l’Etat est assurée. Autrement dit, aucune religion n’est consacrée légalement et le gouvernement n’accorde aucun avantage par rapport à la spécifité culturelle, religieuse ou autre. A ce propos, l’article 2 stipule : ‘’La république ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte (…) ». En conséquence, le budget alloué aux cultes est supprimé. A titre exceptionnel, il peut être accordé aux aumôneries des écoles, des lycées, des hôpitaux, des prisons et certains groupements militaires. Aussi, afin de permettre l’exercice du culte sans soutien financier de l’Etat, les églises changent de statut pour devenir des associations culturelles de droit privé. L’article 4, titre deux, organise notamment la dévolution des biens des établissements publics du culte à ces associations. En résumé, la loi de séparation des églises et de l’Etat fut l’aboutissement d’un long et laborieux processus de laïcisation et de sécularisation : La laïcité est désormais instaurée, sans être explicitement citée dans le texte de loi.

Il est important de souligner que la laïcité – bien qu’utilisée par certains pour fustiger, voire stigmatiser, la religion – n’est pas un principe anti-religion. Victor Hugo par exemple, bien connu pour sa croyance en dieu, s’opposait à la main mise du clergé sur les affaires relevant du temporel. Il le précise clairement dans son mémorable discours du 15 janvier 1850 à l’assemblée (à lire via le lien : www.gipsa-lab.grenoble-inp.fr), lors de la discussion du projet de la loi Falloux sur l’enseignement, qui proposait de rendre obligatoire l’éducation morale et religieuse à l’école. J’ai choisi quelques extraits qui me semblent illustratifs de la position tranchée de l’auteur. Parlant de l’enseignement religieux, Victor Hugo dit : ‘’Je le veux ayant pour but le ciel et non la terre….. je ne veut pas mêler le prêtre au professeur (…) ». Il ajoute plus loin : ‘’je veux l’enseignement de l’église en dedans de l’église et non en dehors (…). En un mot, je veux (…) l’église chez elle et l’Etat chez lui (…) ». Un autre passage, s’adressant à ce qu’il appelle le parti clérical, mérite d’être cité : ‘’Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme des enfants (…) je ne veux pas vous confier l’avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer ». J’espère que cette modeste contribution aurait été utile pour éclairer les lecteurs sur le principe de la laïcité, l’histoire de son avènement et surtout son sens, ses objectifs et son impact sur les sociétés. IL se trouve malheureusement que d’aucuns, en particulier dans l’hexagone, font compagne depuis des années pour détourner le concept de laïcité de sa vocation originelle, à dessein dirions-nous. Ils s’emploient énergiquement à le parer, comme du reste ils le font pour les notions de démocratie et de liberté d’expression, de nouvelles teintes, nuancées de sorte à satisfaire les caprices de l’intolérance et la xénophobie, à promouvoir les sentiments exécrables qui les habitent. Nous traiterons de ce sujet dans une contribution à suivre. Au prochain article, Inchallah.


* Professeur – Ecole Nationale Supérieure de Technologie.


    L’antagonisme entre l’église et les souverains occidentaux à l’origine de la laïcité

                                   par Benabid Tahar*

 Dans les pays musulmans en général, le terme ‘’laïcité » était traditionnellement étranger au vocabulaire et méconnu ; il l’est au demeurant encore pour une frange importante de la société. D’où la nécessité, à mon sens, d’une virée dans l’histoire, à la recherche de l’origine du concept de sa signification et de son impact sur la société. De prime abord, il vient à l’esprit que l’idée de laïcité trouve sa source dans les rivalités de pouvoir, au sein des sociétés de confession chrétienne, entre l’autorité pontificale et l’autorité séculaire.

Afin de mieux cerner le problème, il convient d’examiner, au moins de façon globale, l’organisation de l’église et ses rapports au pouvoir. Il n’est pas dans l’esprit du présent article de traiter de l’histoire de l’église occidentale. Les faits historiques – que l’on peut aisément consulter via internet, dans Wikipédia et autres articles de spécialistes en la matière – sont convoqués afin de servir comme éléments d’analyse à même de nous permettre de traiter notre sujet de manière pédagogique, visant à faciliter la compréhension du sujet. En effet, lorsque les concepts sont replacés dans le contexte à l’origine de leur naissance ou simplement dans leur milieu naturel de gestation, ils sont indubitablement mieux assimilés. L’idée de séparation du pouvoir de l’institution religieuse (clergé) et du pouvoir séculier existait bien avant l’apparition du laïcat dans le lexique. Il semble que le pape Gélase Ier, au Vème siècle, fut le précurseur, en soumettant, par une lettre adressée à l’empereur Anastase, la proposition de faire la distinction entre le pouvoir temporel (potestas) et l’autorité spirituelle (auctoritas). Il s’agissait toutefois de distinction – non de séparation au sens où nous l’entendons aujourd’hui – avec obligation au potestas de se référer à l’autoritas; la supériorité de l’autorité religieuse était ainsi confirmée. Conscients des enjeux et de leur influence grandissante, les hommes de l’église se sont organisés en institutions hiérarchisées afin d’asseoir leur autorité. Historiquement, le catholicisme, branche du christianisme reconnaissant l’autorité dogmatique et morale du pape, a été l’élément majeur dans l’exercice du pouvoir religieux chrétien. Pendant l’antiquité (avant le Vème siècle) l’église n’était pas structurée en clergés influents. Dans l’empire romain, ce n’est qu’a la fin du IVème siècle que la religion chrétienne fut reconnue religion d’Etat. Pendant le haut moyen âge (fin du IVème siècle – fin du VIIIème siècle) le christianisme s’est largement propagé en Occident. La hiérarchie ecclésiastique s’est construite durant cette même période. A leurs débuts, les églises dans les différents territoires possédaient leurs propres traditions. A partir du VIème siècle, en développant la mission chrétienne et en tissant des relations privilégiées avec les souverains, Rome parvient à installer une liturgie (ensemble des actes de culte institués par l’église) unifiée et à se positionner, de facto, à sa tête. L’évêque de Rome devenait souverain pontife. L’église catholique s’affirme alors parmi les principaux pouvoirs en Occident. Outre la prédication, l’église a usé de divers procédés, et même de la violence, pour christianiser la société. Elle s’est par ailleurs appuyée sur les propriétaires fonciers chrétiens pour amener, voire forcer, les gens à la conversion. Entre autres, les menaces de congédiement des paysans païens des domaines et l’affranchissement des esclaves ont été en ces temps les gros moyens de campagne. L’église catholique est structurée en deux catégories principales de clergés. ‘’Le clergé régulier » comprend les religieux ou moines vivant dans des monastères, généralement reculés et parfois hermétiques, où l’on est contraint d’observer scrupuleusement des règles établies et strictes. ‘’Le clergé séculier », non soumis à un ordre, englobe les clercs et autres prêtres (pape, archevêques, évêques, etc.) vivant au contact de la population. Un fidèle laïc ayant reçu l’ordination (acte par lequel est administré le sacrement de l’ordre) de prêtre ou diacre (assistant du dirigeant d’une église) est appelé ‘’clerc ». Les cardinaux élisent le pape qui nomme à son tour les évêques. Ces derniers ordonnent et nomment les prêtres, les curés et les diacres. Les moines et les religieux élisent leurs supérieurs (abbés, prieurs, etc.). En clair, l’église est structurée comme un Etat ou, tout au moins, comme un grand ministère ; ce qui fait sa puissance comme on va le voir dans ce qui suit.

L’adhésion des rois chrétiens à la mission de l’église a été l’un des facteurs déterminants dans l’essor de celle-ci. Grâce au sacrement, consenti par l’autorité ecclésiastique, certains souverains étaient placés au-dessus de tous les autres seigneurs. Ils étaient couronnés et portaient des insignes symbolisant leur autorité et leur mission. L’histoire de l’église est indissociable de celle de la société pour toute l’ère médiévale (période allant approximativement du Vème siècle au XVème siècle) et même quelques siècles après. Tous les moyens, prosélytisme, guerres saintes et autres, ont étés utilisés dans la perspective d’une chrétienté universelle. Du Vème siècle à la fin du Xème siècle, entre autres en France, les grands domaines ruraux ont connu l’émergence d’une grande bourgeoisie et le développement d’une civilisation rurale raffinée. Ces domaines étaient détenus en majeure partie par la noblesse et par l’église. En échange de son aide spirituelle et politique, l’église recevait parfois des dons de terres, d’argent et de meubles. Elle percevait dans certains cas des impôts, dont la dîme. Les grands couvents, ou abbayes, prélevaient sur les fonciers importants qu’ils possédaient des redevances et des tonlieux (impôts payés sur les marchandises transportées). D’une manière générale, on peut dire que l’Occident médiéval était gouverné, en étroite collaboration avec le clergé, par des souverains dont les pouvoirs étaient limités. Autrement dit, les peuples d’Europe occidentale étaient totalement soumis au diktat de l’église chrétienne qui gérait leur vie de tous les jours et présidait à leur destinée.

En d’autres termes, l’église fut un acteur incontournable, jouant un rôle majeur dans la structuration de la société tant sur le plan de la pensée, ou spirituel, que sur celui du pouvoir politique et économique. L’obédience à l’autorité ecclésiastique était en tout cas indiscutable. Cela n’a pas été sans provoquer des frictions, voire affrontements avec certains souverains. On peut citer à ce propos l’épisode des confrontations, au XIème siècle, entre le pape et Henri IV, roi de Germanie de 1056 à 1065 et couronné empereur du saint-empire en 1084 par l’antipape (personne élue irrégulièrement à la fonction pontificale, non reconnue par l’église catholique) Clément III. Durant certaines périodes, notamment au XIIIème siècle, le pape était aussi puissant qu’un monarque, sinon plus. Le règne de l’église était quasi-totalitaire, en ce sens où l’on ne tolérait aucune autorité au-dessus de celle du pape, considéré représentant de Dieu sur terre. Des situations conflictuelles, parfois violentes, l’ayant opposé à des souverains, l’ont amené à prononcer l’excommunication à leur encontre. Par ailleurs, l’église chrétienne a mis à cette époque en œuvre une institution judiciaire, relevant du droit canonique, chargée de sévir contre toutes les formes d’hérésie ; ainsi est apparue ‘’l’inquisition ». Les poursuites arbitraires, les tortures, l’emprisonnement, les condamnations au bûcher et autres mesures répressives faisaient alors légion. A la faveur des mutations sociales, survenues vers la fin du moyen âge, en particulier à la fin du XIVème siècle et au début du XVème siècle, le rôle social et culturel de l’église, et donc son pouvoir, n’était plus aussi important qu’auparavant. A noter que l’apparition d’Etats modernes au moyen âge tardif a conduit à des antagonismes, parfois virulents, entre l’autorité papale et les souverains, tels que l’empereur de Rome ou le roi de France. Ces conflits ont conduit notamment à l’installation de la papauté à Avignon en 1309 et puis, en 1378, à ce qu’on appelle ‘’le grand schisme d’Occident », crise du clergé. Période qui fut marquée par deux successions pontificales simultanées, l’une à Rome et l’autre à Avignon. Par ailleurs, la bourgeoisie gagnait de plus en plus de terrain sur le plan social et culturel, les particularismes nationaux s’exacerbaient, de nouvelles opinions, ou hérésies, émergeaient. En bref, le séculier s’affirmait de plus en plus, bousculant progressivement le religieux vers ses retranchements spirituels.

Du point de vue militaire, même avant de créer ses propres forces, l’église avait un pouvoir certain par le fait de son influence sur les seigneurs et donc sur leurs armées. En 1095, le pape Urbain II appela à la guerre sainte pour lutter contre les Turcs, qui menaçaient semble-t-il l’empire byzantin, et libérer la Palestine, considérée terre sainte des chrétiens. Ceux qui participaient à cette campagne cousaient une croix sur leurs habits ; ce qui leur a valu l’appellation de ‘’croisés ». La première vague de croisés, vaincue par les Turcs, a été dirigée par le moine Pierre l’Ermite. Les chevaliers venus essentiellement d’Occident, issus pour la plupart de la noblesse, animés bien entendu aussi d’ambitions politiques et économiques, emportèrent par la suite plusieurs victoires sur les Turcs en Asie Mineure. Forts de leurs succès, les croisés créèrent quatre Etats latins sous un système féodal et bâtirent de puissants châteaux forts pour assurer leur défense. Les armées étaient constituées en bonne partie de religieux. Il s’agit des ordres monastiques et militaires, placés sous la juridiction papale. Il est à rappeler d’ailleurs que l’expansion chrétienne par les armées en Europe occidentale a été aussi menée quasiment sous l’autorité ecclésiastique. Le pape promettait notamment aux seigneurs et aux chevaliers le pardon de leurs fautes en échange de leur obéissance et leur engagement militaire sans faille. L’histoire de ‘’l’ordre des templiers » est l’une des plus remarquables. Initialement constitué d’une milice appelée ‘’pauvres chevaliers du Christ », chargée de protéger les pèlerins, cet ordre militaire fut créé par le roi de Jérusalem, Baudouin II, en 1118. Il fut officialisé une dizaine d’années plus tard par une bulle pontificale (courrier religieux scellé, rédigé par le pape) ; ce qui le plaçait sous l’autorité du pape. Les chevaliers du temple, engagés à défendre la foi chrétienne, devaient faire vœux d’obéissance, de chasteté et de pauvreté en faisant don de leurs biens et héritages à l’ordre. De fil à aiguille, ils construisirent une vraie puissance militaro-économique. Ils bâtirent un réseau de commanderies en Europe occidentale, amassèrent d’énormes fortunes et créèrent d’importants centres financiers. L’ordre s’éteindra au début du XIVème siècle. Un autre ordre qui a marqué la période médiévale est ‘’l’ordre teutonique ». Fondé à l’hôpital Sainte-Marie-des-Teutoniques à Jérusalem en 1128 par des pèlerins germaniques, ou teutons, il avait à l’origine une mission humanitaire consistant essentiellement à venir en aide aux pèlerins chrétiens soignés auprès de l’hôpital. C’est en 1192 qu’il fut organisé en ordre militaire, très hiérarchisé, pour être reconnu officiellement par le pape innocent III en 1198. L’ordre teutonique, officiellement sous l’autorité du pape, s’est implanté en parallèle dans plusieurs provinces européennes, à Prague, à Liège, en Bohême (région d’Europe centrale), en Suisse, etc. L’empereur Frédéric II du saint empire avait octroyé en 1224 au grand maître de l’ordre tous les privilèges dont jouissent les princes et surtout le droit de souveraineté sur les territoires nouvellement conquis. Au début du XIIIème siècle, la Prusse (région historique située dans le nord-est de l’Europe centrale) devint officiellement propriété de l’ordre teutonique. Les révoltes de la population prussienne contre les chevaliers, au milieu du XVème siècle, et les guerres récurrentes avec les Lithuaniens et le royaume de Pologne, jusqu’au XVIème siècle, mirent fin a la suprématie de l’Etat teutonique. Dès lors, le déclin était irréversible. En 1929, l’ordre teutonique est devenu un institut religieux clérical de droit pontifical.

Après cet aperçu historique global succinct, il me semble important, en tout cas pertinent, de se focaliser sur le contexte français ; celui-ci ayant joué un rôle central dans le cours de l’histoire qui nous intéresse. La christianisation de la France débuta avec le baptême du roi païen Clovis, en l’an 496 ou 498, suivi par environ 3.000 de ses soldats. Ce fut le départ d’une nouvelle ère où l’église devient omniprésente dans la société, de sorte que la politique et la religion se mélangent, voire se confondent. Les rois francs furent un allié stratégique de l’église. Celle-ci prendra au fil du temps de l’ascendant pour aboutir à une nouvelle monarchie de droit divin. Le roi des Francs, Pépin le Bref, a été sacré par deux fois, en 752 et en 754. Durant l’empire carolingien (dynastie des rois francs qui a régné de 751 à 987) le couronnement impérial s’organisait en général à Rome, en présence du pape. Charlemagne (fils de Pépin le Bref) a été sacré empereur, roi des rois, dans la basilique Saint-Pierre de Rome par le pape Léon III en l’an 800. Il exerçait, théoriquement, un pouvoir universel et il était au service de l’église, qu’il se devait de protéger et de favoriser l’expansion. C’est notamment à Charlemagne que revient la christianisation de la Saxe (région historique d’Allemagne) au milieu du VIIIème siècle. En perte d’influence, en particulier dès la fin du XIIIème siècle, l’église est rentrée en confrontation avec la monarchie. On peut évoquer à titre illustratif l’histoire du roi de France Philippe IV (1268-1314), appelé Philippe le Bel, qui s’opposa frontalement au pape Boniface VIII. Le monarque s’appuya en grande partie sur la bourgeoisie et les universitaires, auxquels il réserva une place importante, notamment par la création des Etats généraux : assemblée, convoquée par le roi, réunissant la noblesse, le clergé et le tiers Etat (députés représentant essentiellement la bourgeoisie). Afin de limiter le pouvoir du pape au seul domaine spirituel, on adopta le ‘’gallicanisme », doctrine française visant à organiser l’église catholique de manière autonome par rapport au pape. Ainsi, le souverain séculier avait mainmise sur les nominations et les décisions des évêques.

A partir des siècles XVI et XVII, le pouvoir temporel s’imposa de plus en plus. Le XVIIIème siècle fut notamment marqué par l’élection, sous influences et intrigues de puissants Etats catholiques, de papes sans charisme, voire sans relief. Néanmoins, les tiraillements ont persisté durant le siècle des lumières – XVIIIème siècle où est engagée la lutte contre l’obscurantisme et la promotion de la connaissance – et plus tard. Sous le règne de Louis XIV (1638-1715) jusqu’à la révolution française de 1789, foultitude de conflits ont eu lieu. Soulignons au passage que la philosophie des lumières traduit la volonté de tout juger par la lumière de la raison, qui s’oppose de fait aux révélations ‘’obscurantistes » de la religion. C’est d’ailleurs les philosophes des lumières qui relancèrent au XVIIIème siècle la question de séparation de l’église et de l’Etat. Outre les disputes autour du pouvoir, les conflits entre clercs et laïcs portent essentiellement sur le modèle de vie et de pratique de la foi. Il n’empêche que les relations entre l’église catholique et l’Etat, bien que souvent conflictuelles, restaient relativement étroites. Il devenait alors nécessaire de les organiser, les normaliser, voire les codifier. Ce besoin a conduit à la signature de plusieurs traités : le concordat de Bologne, en vigueur de 1516 à 1790 ; les concordats de 1801 et de 1813. A signaler qu’une première séparation des deux entités, religieuse et séculaire, fut instaurée de fait en 1794 par la Convention nationale, régime politique qui gouverna la France de 1792 à 1795. Le concordat fut abrogé en 1905 par la ‘’loi de séparation des églises et de l’Etat », qui codifie la laïcité. Nous reviendrons sur ce sujet dans un prochain article, ainsi que sur la loi de 2004 concernant les signes religieux dans les écoles publiques.

Pour finir, je voudrais évoquer une anecdote historique qui met en évidence le fait que l’idée de divorce entre le pouvoir religieux et le pouvoir temporel a germé bien avant le siècle des lumières. On raconte que le roi Henri IV, si ma mémoire ne m’abuse, aurait dit à un messager du pape : ‘’dites à votre maître de s’occuper des affaires du ciel, moi je m’occupe de celles de la terre ». Au prochain article, In cha’Allah.


*Professeur – Ecole Nationale Supérieure de Technologie.


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            Une difficile laïcité

«Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou.» F. Nietzsche

La laïcité est plus que jamais un sujet tabou dans le monde dit «arabe». L’évoquer aujourd’hui s’avère une tâche difficile, sinueuse, voire périlleuse. Pourquoi ? Plusieurs suppositions ou hypothèses peuvent être avancées sans forcément aboutir à une réponse satisfaisante.

Une laïcité confisquée par la rhétorique sunnite

De prime abord, nous pouvons dire que le sujet de la laïcité est lourdement chargé par des affects, des passions, qui, eux, risquent de devenir rapidement explosifs. Ces affects et passions sont liés à une vision du monde foncièrement binaire, manichéenne, celle de la dichotomie Orient/Occident, Nord/Sud, croyant/athée, vérité/fausseté, etc.

On peut constater que le débat autour de la laïcité est en premier lieu une guerre de mots et de stratégies de discours : si elle signifie au Nord la séparation du spirituel et du temporel, du religieux et du politique, du privé et du public ; elle signifie en revanche, au Sud, athéisme, apostasie, haine des religions, de l’islam surtout. De cela résulte que le terme laïcité se trouve confisqué par le discours théologico-politique des prédicateurs religieux qui se présentent comme les doux et innocents prêcheurs de la «bonne parole de Dieu».

Bien évidemment, cette acception erronée et dévoyée de la laïcité dans le monde dit «arabe» n’est pas partagée par tous, mais la force de frappe des prédicateurs religieux, notamment par la multitude des chaînes satellitaires et la littérature islamiste quasi-gratuite, a énormément pesé sur l’équilibre idéologique entre islamistes et laïcs. Face à la propagation de tels discours rigoristes et dogmatiques, que faire ?

Pour ma part, j’estime qu’il est nécessaire de nettoyer le mot laïcité de la charge affective et religieuse qui lui est attribuée, à tort, sous la forme d’une fatwa fatale. Il faudrait suivre ainsi le geste de Ludwig Wittgenstein, qui, dans sa philosophie du langage ordinaire, préconisait de, dans certains cas, retirer de la langue une expression et la donner à la critique pour la nettoyer. Une fois ce nettoyage réalisé, elle pourrait être remise en circulation au sein du discours. Bien sûr, le nettoyage ici concerne le déplacement des discussions autour de la laïcité dans le monde dit «arabe» de la sphère théologico-politique à la sphère critique qui envisage la question politique de diverses manières, afin de contrecarrer l’hégémonie des discours religieux.

Cette hégémonie est motivée par l’immense solidification et fossilisation d’un dogme, celui du Coran comme «parole incréée de Dieu», donc incontestable, donc atemporelle, donc anhistorique, donc intouchable. L’instauration de ce dogme remonte au dixième calife abbasside, Al Mutawakkil (847-861), qui combattit et excommunia le mutazilisme et ses adeptes : ce dernier étant une doctrine islamique qui rejetait l’anthropomorphisme de Dieu, la divinité du Coran, et prônait en contrepartie la combinaison du rationalisme hérité de la philosophie grecque avec la foi musulmane.

La politique austère que mena Al Mutawakkil – nommé aussi le «Calife de la sunna» – contre toute velléité de pluralité dans le monde islamique aura pour aboutissement la publication en 1018, sous le règne du calife Al Qadir (991-1031), de la Risala al-qadiriya, le credo officiel des sunnites et des croyants majoritaires. Cette Risala reconnaît comme seule valable en matière de religion la sacralité du Coran et les «dits» du prophète, excluant ainsi tout recours à l’interprétation et à la théologie spéculative.

Elle confirme le contrôle du politique sur le religieux comme fondement de l’orthodoxie sunnite et se veut un rempart contre toutes les «dissidences» religieuses et intellectuelles. Pour Mohammed Arkoun (1928-2010), ce texte signe la fin de la pensée rationnelle et philosophique en islam, du triomphe de la raison et, malheureusement, de la soumission au dogme de la «vérité immuable» du message coranique et de la tradition prophétique. Ainsi s’enclenche un long processus de «sacralisation de l’ignorance», selon l’expression lucide de Mohammed Arkoun, qui, lui, aliène les sociétés musulmanes, du IXe siècle jusqu’à nos jours.

Afin de trouver quelques stratégies de lutte contre cette sclérose de la pensée, un détour par la philosophie kantienne serait salutaire.

Les lumières et le courage de savoir

Dans l’un de ses textes qui a marqué l’histoire de la philosophie, Kant répondait en décembre 1784 dans un périodique allemand, la Berlinische Monatsschrift, à une question qui avait jusqu’alors peu de réponses satisfaisantes : qu’est-ce que Les Lumières ? Dans ce texte, Kant explique que le but primordial des Lumières est d’émanciper les hommes du joug religieux auquel ils sont soumis par l’entremise des et des prédicateurs religieux. Dans son texte, Kant définit les Lumières comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute, en raison de son incapacité à se servir de son propre entendement sans être dirigé par un autre.

L’état de minorité résulte non pas d’un manque d’entendement mais d’un manque de courage et de résolution pour s’en servir sans la médiation d’un autre. Kant avance ainsi la devise des Lumières : «Saper aude !» Aies le courage de savoir, aies l’audace de brandir tes pensées en te servant librement de ton entendement.
Le but de Kant est très clair derrière cette devise, celui de supprimer tout intermédiaire qui sert de lieu tenant entre l’homme et ce qui le transcende.

Cette exhortation du courage et le vouloir vers le savoir et l’émancipation implique chez Kant la dénonciation de la lâcheté et de la paresse dans lesquelles l’état de minorité conforte chaque homme, car il est si commode de demeurer mineur : cette dernière stipule qu’il ne faut pas penser en la présence d’un Livre qui nous tient de lieu d’entendement, d’un directeur qui nous tient de lieu de conscience ou d’un médecin qui juge notre régime à notre place. Fatiguer son être n’est plus nécessaire, nous dira-t-on, car penser est une besogne fastidieuse.

Dans cette lassitude extrême, le pas qui pourrait mener les hommes à marcher vers la majorité serait si pénible si dangereux, pour les tuteurs de consciences ainsi que leurs ouailles.

Il est évident qu’il deviendrait si abrupt d’entreprendre le moindre pas en dehors du parc dans lequel les précepteurs bien intentionnés ont enfermé leurs fidèles, soigneusement domestiqués. Kant signale aussi qu’il est difficile de s’émanciper de la minorité de manière individuelle et qu’il faudrait un public éclairé, capable de faire un usage public de la raison, c’est-à-dire mettre de la raison dans tous les domaines de la vie afin d’assurer l’exercice de la pratique publique de la liberté. Kant insiste sur le fait que tout usage public de la raison devrait être libre et aucunement soumis à une quelconque contrainte. Il appelle à un usage savant de la raison devant un public avide de lecture et de savoir.

Le savoir, seul chemin de la délivrance de l’obscurantisme

Cependant, Kant admet que la propagation des Lumières demeure une tâche difficile à laquelle il faudrait procéder avec prudence et parcimonie. Il considère que des changements politiques ou économiques inattendus peuvent catalyser la marche vers la majorité.

Il évoque ainsi dans son texte la figure du prince éclairé qui pourrait ouvrir la voie pour acquérir une capacité d’agir et de penser librement, par le travail sur soi, sans qu’un seul ne s’oppose au mouvement général vers les Lumières et la sortie des hommes hors de l’état de minorité où ils se maintiennent par leur propre faute. Un prince éclairé est celui «qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir de ne rien prescrire aux hommes en matière de religion, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui décline par conséquent jusqu’à l’attribut hautain de tolérance, est lui-même éclairé ; il mérite d’être célébré avec reconnaissance par ses contemporains et par la postérité comme le premier à avoir affranchi le genre humain de la minorité, du moins pour ce qui relève du gouvernement, le premier à avoir laissé chacun libre de se servir de sa propre raison dans toutes les questions touchant la conscience».

Une telle volonté et aspiration pour la liberté serait le véritable début vers la marche pour la majorité, visant ainsi à installer un régime de liberté où il n’y rien à craindre pour la paix publique ni pour l’unité de la communauté, si on fait un usage libre et critique de notre entendement. Le prédicateur religieux n’aura pour tâche que de gérer son ministère, sans pouvoir aucunement s’immiscer dans le contrôle et l’orientation des consciences. Pour Kant, savoir c’est pouvoir et pouvoir c’est battre en brèche les fantômes de l’ignorance et de la paresse qui maintiennent les hommes dans une minorité chronique. L’expression : «Caesar non est supra grammaticos», autrement dit, César n’est pas au-dessus des grammairiens, manifeste l’ardente volonté d’accéder à la majorité : César en tant que souverain suprême trouve les limites de son pouvoir face aux savants, face aux gens de lettres.

Les lumières selon Foucault : une ontologie critique de nous-mêmes

Dans son commentaire sur le texte de Kant, intitulé aussi Qu’est-ce que les Lumières, Michel Foucault met le point sur l’originalité avec laquelle Kant traitait de la question des Lumières ; il ne parlait d’un âge du monde auquel on appartient ni d’un événement dont on perçoit les signes, mais, en revanche, d’une sortie, d’une issue, d’une différence, celle qui pourrait reconstruire le pont ruiné, détruit, entre la minorité et la majorité. Cette sortie doit aussi demeurer comme un processus dynamique et un devoir moral : tout homme est en mesure de se libérer de toute contrainte s’il dispose librement de son entendement.

La profonde exégèse qu’effectua Michel Foucault sur le texte de Kant le conduit à envisager la modernité, non comme une période de l’histoire, mais plutôt comme une attitude. Par attitude, il voulait dire un mode de relation à l’égard de l’actualité qui impliquerait une manière singulière d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. Une sorte d’êthos, à la manière des anciens grecs, qui adopte une attitude «moderne» pour se trouver en lutte avec des attitudes «contre-modernes». Par attitude moderne, Michel Foucault entend une volonté d’héroïser le présent, un engouement pour le sentiment de nouveauté, pour le vertige que provoque les choses qui nous entourent ; il se réfère ici à Charles Baudelaire qui, dans Le Peintre de la vie moderne, définissait la modernité par «le transitoire, le fugitif, le contingent».

Michel Foucault concluait son commentaire en disant que les Lumières sont un événement historique majeur dans l’histoire de la pensée, un événement qui a rendu possible l’émergence d’un dispositif de lutte, une nouvelle façon de philosopher qui a pour but de dresser «l’ontologie critique de nous-mêmes». «Il faut la considérer non certes comme une théorie, une doctrine, ni même un corps permanent de savoir qui s’accumule : il faut la concevoir comme une attitude, un êthos, une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible». Une fois les Lumières et la modernité définies, demandons-nous comment peut-on nous servir d’elles, comme mode d’emploi, pour gagner la bataille contre l’obscurantisme et la minorité religieuse ?

Pour une marche vers les Lumières : se servir des leçons des anciens

Comme nous l’avons bien indiqué plus haut, une bonne partie des musulmans se trouve en état de minorité par rapport au Coran et aux dogmes que la tradition islamique impose. L’état de minorité s’accentue par l’imposition d’une seule lecture et interprétation du Livre sacré, garantie uniquement par les docteurs de la loi. On retrouve dans cette situation les éléments qui, chez Kant, aliènent et déshonorent l’homme. Pis encore, le Coran n’a jamais été lu, depuis quatorze siècles, mais il a été récité. Les prédicateurs nous expliqueront qu’il n’y a rien à comprendre ou à lire, car tout est clair, et si ambiguïté il y a, nous allons nous en charger de la dissiper.

Accéder à la majorité signifie avoir le courage, avoir une attitude héroïque quant à la réclamation du droit de lire et de comprendre librement le Coran – historiquement et philologiquement – et la religion islamique sans aucune pression ou recommandation de la doxa sunnite qui dessine les contours du bien et du mal, de ce qu’il faut comprendre et ne pas comprendre, du comment il faudrait croire, du comment faire habiller sa femme et ses filles, etc. Etre moderne, c’est dire je n’appartiens pas au Livre, mais, au contraire, c’est le Livre qui m’appartient, avec tous les autres Livres sacrés qui existent ; être moderne, c’est trouver une ligne de fuite par laquelle la raison pourrait s’introduire dans un immense océan de déraison. Et c’est là que la religion sera sauvée par la laïcité, car celui qui se dirigera vers elle sera motivé par une foi bonne et pure, ni contrainte, ni craignant les feux de l’enfer, ni en quête de légitimation politique et sociale.

Kant a bien distingué dans La religion dans les limites de la simple raison, entre le vrai culte et le faux culte de Dieu : le vrai culte de Dieu consiste pour lui en la bonne et pure intention morale de faire progresser la cause du bien dans le monde ; le faux culte de Dieu serait alors toute manifestation religieuse qui n’améliore pas, en nous, notre moralité : les cérémonies religieuses, les dogmes, toutes les prescriptions superstitieuses qui ne font pas augmenter la moralité de l’homme et dont Dieu n’a aucunement besoin.

Cette distinction fondamentale ne sera assurée (et assumée) que si le temporel et le spirituel se sépareront dans le monde dit «arabe» : seule la laïcité pourrait accomplir cette tâche si périlleuse.

 

Par Faris Lounis


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