La Chine, les Ouïghours, le Xinjiang et la propagande : les faits d’abord

Les Ouïghours parlent une langue voisine du turc. Si on les retrouve un peu partout en Chine, la majorité vit dans la province appelée « Région autonome ouïghoure du Xinjiang » ou simplement Xinjiang. Cette province est parfois appelée « Turkestan oriental », un nom qui n’est pas reconnu ni employé par la Chine. Si la province du Xinjiang forme le sixième du territoire chinois, les Ouïghours constituent cependant moins de 1 % de la population chinoise totale. Sur 1,4 milliard de Chinois, on en compte une douzaine de millions et on en retrouve une dizaine de millions dans le Xinjiang, une province d’à peu près une vingtaine de millions d’habitants.

L’ethnie principale en Chine est celle des Hans, lesquels forment 92 % de la population. Il existe plusieurs ethnies minoritaires, au total plus d’une cinquantaine, chacune avec sa langue, parfois son propre système d’écriture. Il y a disproportion entre les territoires qu’occupent les diverses ethnies et leur part dans la population. Ainsi, les Hans n’occupent que 40 % du territoire, le reste étant occupé par les minorités.

Mao libère la Chine des influences étrangères au milieu du 20e siècle et récupère l’essentiel du territoire qui avait été celui des empereurs chinois au 19e siècle. La Chine, qui n’oubliera jamais ce 19e siècle au cours duquel les puissances européennes l’ont fait basculer dans le sous-développement, est très susceptible en matière de territoire et ne tolèrerait pas qu’il soit amputé d’un centimètre carré. La présence de minorités, nombreuses et parsemées, lui pose néanmoins un problème d’intégration. Une solution retenue au cours des années 1950 est de créer cinq régions autonomes, disposant en principe de beaucoup de pouvoirs, de manière à y inclure certaines ethnies particulières. Le Xinjiang est une de ces régions. Le Tibet aussi. Ces deux régions se trouvent à l’ouest de la Chine.

La solution des régions autonomes (je simplifie, car il y a aussi des districts autonomes) ne fait pas l’affaire de toutes les ethnies, car certaines sont en quelque sorte oubliées, pouvant plus difficilement maintenir leur langue, leur culture, leur religion, leurs habitudes de vie. Néanmoins, la situation ne semble pas désastreuse puisqu’il n’y a en définitive que deux endroits ayant présenté des problèmes, au Tibet et au Xinjiang, en raison de leur instrumentalisation par des puissances étrangères, en particulier les États-Unis qui n’ont jamais accepté d’être évincés de la Chine au milieu du 20e siècle.

Source de la carte : https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/chineethnies

Le précédent tibétain

Des problèmes ont surgi pour le Tibet dès les années 1950, pour le Xinjiang surtout à partir des années 1980 et 1990. Ce sont deux provinces voisines l’une de l’autre, à la périphérie de la Chine. Disons quelques mots du Tibet. C’était à l’origine une théocratie remontant au Moyen Âge, les habitants vivant sous la férule de moines qui les considéraient comme des esclaves. La population ne s’est guère révoltée contre les Chinois, les Hans faudrait-il plutôt dire, qui ont libéré ce coin de pays en 1949. Les Américains, qui avaient soutenu Tchang Kaï-chek et voulaient empêcher le « communisme » de s’installer en Chine, ont pris sous leur protection le dalaï-lama et encouragé le soulèvement des Tibétains, finançant les groupes d’opposition à la Chine. Le problème « tibétain » semble maintenant en voie de disparaître de lui-même. Le dalaï-lama n’est plus aussi populaire (des documents déclassifiés ont révélé les agissements de la CIA et sa complicité). Les Tibétains réfugiés en Inde ou ailleurs dans le monde décident soit d’abandonner toute idée de revenir en Chine, soit d’y retourner et de se soumettre.

Le Xinjiang, un territoire immensément riche

Le cas du Xinjiang est plus complexe, pour plusieurs raisons. D’abord, il s’agit d’un territoire immensément plus riche en ressources que le Tibet. Il y a donc eu un développement économique considérable entre le moment où la Chine a institué la région au cours des années 1950 et maintenant. Les Ouïghours forment au départ une ethnie peu scolarisée, peu urbanisée, vivant souvent d’agriculture et d’élevage. Même si les dirigeants de la région sont des Ouïghours et que la langue officielle est l’ouïghour, même aussi si la Chine pratique envers eux une forme de discrimination positive pour les encourager à étudier ou à occuper certains postes, ceux-ci profitent peu du boum économique. Les activités industrielles se concentrent en effet dans les centres urbains de la partie nord, attirant une main-d’œuvre venant de partout ailleurs en Chine, main-d’œuvre mieux formée et parlant le chinois. La partie sud, qui est majoritairement ouïghoure et dont l’économie se base sur l’agriculture et l’élevage, reste plus pauvre.

Quelle en est la conséquence ? Les Hans s’installent dans la province du Xinjiang, et avec eux des populations d’autres ethnies, tous ces gens attirés par le développement économique. La population augmente : elle croît par exemple de plus de 40 % entre 1990 et 2010. La capitale grossit. Il y a des lignes TGV, des routes et des aéroports qui se construisent. On découvre même des champs pétroliers. Cela n’est pas sans changer la donne. Les Ouïghours qui sont majoritaires dans les années 1950 (75 % de la population de la province il y a 70 ans) ne forment plus maintenant que 40 ou 45 % de la population, tandis que les Hans forment dorénavant autour de 40 % de la population. Si on lit les articles de journaux d’ici et qui reprennent sans réserve les discours propagés par les ONG et les Américains, on apprend alors que les Ouïghours seraient victimes d’un « génocide culturel ». À remarquer qu’on ne dit pas simplement « génocide ». Il serait en effet difficile de prétendre qu’il y a génocide, puisque la population a sensiblement augmenté entre les années 1950 et les années 2020 — la population ouïghoure n’a pas été soumise à la politique d’un enfant par famille. C’est sa proportion qui a diminué. Alors, on force un peu la vérité et l’on parle de génocide culturel. Les lecteurs en déduisent que la langue et les coutumes ouïghoures sont combattues par la Chine. Or, ce n’est pas le cas. C’est même le contraire. La langue officielle de la région est toujours l’ouïghour, les lieux de culte fonctionnent toujours (les Ouïghours sont musulmans) et les traditions sont toujours aussi vivantes.

Le jour où on dira que les Canadiens français sont victimes de génocide culturel, puisque c’est le même type de phénomène qui s’est produit pour nous au Canada (nous sommes beaucoup plus nombreux qu’en 1867, mais notre proportion a considérablement diminué dans l’ensemble canadien), je croirai ceux qui disent que les Ouïghours sont victimes de génocide culturel. Mais on ne dit rien actuellement à propos des Canadiens français parce qu’il n’y a aucun intérêt de la part d’une puissance étrangère à le faire. Dans le cas des Ouïghours, les Américains et en général les Occidentaux ont de l’intérêt à mentir, du moins à raconter la vérité à leur façon.

Il y a une partie des Ouïghours qui se sont urbanisés et même sinisés, et que la situation de perte relative de l’importance numérique ne dérange pas. Il y a aussi des Ouïghours qui vivent d’agriculture ou d’élevage, et que la situation actuelle ne dérange pas non plus. Cependant, il y a une partie de la population, apparemment assez minoritaire, localisée, qui entretient l’idée d’un pays indépendant, dont le nom serait le Turkistan oriental, et qui correspondrait à toute la région du Xinjiang. (Il faut remarquer qu’il y a déjà eu deux périodes, dans la première moitié du 20e siècle, où une partie de la région a connu une forme d’indépendance. Mais ce sont des périodes qui ont été éphémères et n’ont pas concerné tout le territoire. D’autre part, cela s’est fait au moment où la Chine était aux mains de puissances étrangères.) Des partis indépendantistes se sont formés, dont un particulièrement violent, le Parti islamique du Turkestan, ou Mouvement islamique du Turkestan oriental, une organisation militaire et terroriste, qui veut former un pays islamique et ethnique. Le mouvement a été placé dans la liste des groupes terroristes par la Chine et plusieurs pays, dont les États-Unis — Trump l’aurait retiré de la liste à la fin de son mandat. En tout cas, au fil des années, il y a eu des troubles importants où l’on a vu des Ouïghours et des Hans s’opposer, ce qui s’est soldé par des centaines de morts. On réalise cependant assez vite un certain utopisme de la part des partis indépendantistes ouïghours dans la mesure où, réduits à 40 % de la population du Xinjiang et à moins de 1 % de la population chinoise, ils recevraient en partage le sixième du territoire de la Chine. Évidemment, jamais celle-ci ne l’acceptera.

La montée des « moudjahidines »

Ce qui a favorisé l’émergence de troubles, c’est aussi la guerre d’Afghanistan (1979-1989), un pays voisin du Xinjiang, alors que l’URSS y entre et fait face à l’opposition des moudjahidines. Les moudjahidines sont armés par les États-Unis qui ont pour perspective de provoquer la chute de l’URSS — on est en pleine Guerre froide et le plan des Américains réussit, l’URSS s’effondrant dans les années 1990. Les moudjahidines, ce sont des fanatiques religieux qui passent pourtant en Occident à l’époque pour des hommes tendres et au grand cœur. Or les Ouïghours sont aussi des musulmans. Les jeunes s’enrôlent donc par centaines dans les rangs des moudjahidines. Une fois la guerre finie, certains se retrouvent dans divers pays où il leur arrive de mettre la pagaille en posant quelques bombes. Et certains de ceux qui rentrent au pays s’adonnent volontiers à ce qu’ils ont appris à faire et maîtrisent parfaitement, le terrorisme.

Durant un certain temps, la Chine ne s’occupe pas trop du problème et a tendance à le minimiser. Mais elle doit à un moment donné agir. Elle entreprend alors la mise en place de programmes de déradicalisation. Elle n’est pas seule à recourir à ce type de défense, qui existe sous différentes formes dans un grand nombre de pays : Nigéria, Malaisie, Maroc, mais aussi en Allemagne, au Royaume-Uni… La Chine ne fait pas dans la dentelle, d’autant plus qu’elle a une longue tradition de rééducation forcée. Et les gens suspects se comptent par milliers. (Les chiffres de millions, qui viennent des Américains, semblent invraisemblables.) C’est ainsi qu’apparaissent des camps où l’on regroupe surtout des jeunes, à qui on donnerait aussi, selon la Chine, une formation professionnelle. La Chine, au départ, nie l’existence de ces camps. Puis, elle se ravise et les reconnaît. Le président chinois Xi Jinping explique même, lors d’un entretien avec Trump à Osaka en 2019, leur but. Trump lui aurait répondu que « c’était exactement la bonne chose à faire ». Voilà ce que raconte John Bolton dans son livre sur Trump, The Room Where It Happened : a White House Memoir. Bolton rapporte l’échange en voulant déblatérer contre son ancien patron, sans trop réaliser qu’il accrédite les explications que les Chinois n’ont jamais cessé de donner sur ces camps.

La Chine, un défi à la suprématie économique des États-Unis

À peu près à la même époque, les Américains deviennent plus conscients que leur suprématie économique est menacée par la croissance chinoise. C’est le président Trump qui fait rétrograder la Chine de « pays ami » à « pays ennemi » : cela se fait en l’espace d’à peine quatre ans. Les Américains doivent évidemment pouvoir disposer d’une justification qui puisse amener leur population, avec elle leurs alliés, à partager leur haine nouvelle des Chinois. Il est en effet un phénomène qu’on trouve décrit dans tout livre consacré à l’histoire d’un empire. Celui-ci ne peut exister sans la présence d’une quelconque forme d’idéologie capable de faire oublier quelques mauvais côtés — l’objectif de la nouvelle stratégie de défense américaine qui est adoptée par le gouvernement Trump en 2018, en même temps qu’on identifie la Russie et la Chine comme les ennemis, est de « construire une force plus meurtrière » (build a more lethal force), ce qui n’est guère inspirant et gagnerait à être camouflé. En tout cas, la raison doit faire appel aux bons sentiments, aux croyances, être universelle. Dans le cas de la Chine, on a naturellement choisi les droits de la personne, un grand classique au sujet duquel l’indignation est facile à cultiver et dont, avec les ONG, s’est développé tout un « commerce ». La Chine est donc dans le collimateur et on lui reproche ses camps de déradicalisation, dont on retrouve pourtant ailleurs le même concept, même en Europe. Évidemment, on ne parlera pas dans nos journaux pour la Chine de camps de déradicalisation, mais plutôt de « camp d’internement ». Et la nouvelle s’enfle : on lit que ces camps font partie « d’un vaste système de détention de la minorité musulmane en Chine ». 

Il est difficile actuellement de faire montre de scepticisme devant le discours qu’on entend à propos de la Chine. Car tout le monde est devenu antichinois et personne ne veut même regarder la possibilité qu’on puisse être collectivement dupé. Les journalistes et surtout les chroniqueurs de nos journaux dénigrent la Chine, sans même se demander si on est en droit de critiquer sa façon, peut-être imparfaite, de régler un problème. On le fait sans se demander si la Chine ne pourrait aussi, par hasard, trouver chez nous des motifs de scandale. Si elle nous faisait la morale comme nous la lui faisons, ne pourrait-elle pas nous reprocher nos maisons de retraités où les familles se débarrassent de leurs vieux (chose invraisemblable en Chine où l’on voue un immense respect aux aînés) et qui, avec la COVID-19, sont devenus des mouroirs ? Ne pourrait-elle pas parler de la DPJ qui retire des enfants de leurs familles (chose invraisemblable en Chine où l’enfant est roi) pour les confier à d’autres familles ? Elle se scandaliserait du sort que les États-Unis réservent à leur population : 2 100 000 prisonniers, la plus grande population carcérale au monde, six fois plus qu’en Chine. Mais de tous nos travers, pas question d’en parler, puisque nous, Occidentaux, sommes les seuls à être des humains. Les Chinois, non !

Je m’inquiète de la réaction de la population : à force de se faire dire que les Chinois sont génocidaires, ce sera toute la communauté chinoise d’ici qui en souffrira et sera l’objet de haine. D’ailleurs, cela a commencé.

Paul Lavoie

Sherbrooke, le 3 mars 2021

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