Noam Chomsky : « les États-Unis sont dirigés par des entreprises qui mènent une féroce guerre des classes. »

10.06.2020

Source : Tribune, Jumbo Chan, Noam Chomsky

Depuis les années 1960, Noam Chomsky est l’un des plus éminents intellectuels officiels de la gauche internationale. S’étant fait connaître pour son opposition à la guerre du Vietnam, Chomsky est devenu sans doute le critique le plus véhément et le plus efficace de la politique étrangère américaine en Occident, son travail étant une épine dans le pied des présidents, depuis Lyndon Johnson jusqu’à Reagan, Clinton, Bush et Obama.

  Bien que professeur de linguistique de métier, les contributions de Chomsky à la politique ont influencé des générations de militants – de son explication du « modèle de propagande » de la domination des médias par les entreprises à ses critiques de la mondialisation capitaliste, des limites de la démocratie libérale et de l’incapacité des intellectuels occidentaux à défendre les principes qu’ils proclament. C’est l’ampleur de sa contribution qui a fait de lui l’un des universitaires les plus cités de nos jours.

Dans cette interview, Noam Chomsky évoque l’importance du mouvement syndical pour toute perspective de changement significatif – et les raisons pour lesquelles le monde de l’entreprise en Amérique résistera avec détermination à toute tentative de réforme sociale-démocrate.

JC : Si Bernie Sanders avait pu accéder à la présidence, dans quelle mesure pensez-vous qu’il aurait pu mettre en œuvre le programme sur lequel il s’était engagé ?

Chomsky : C’est plutôt difficile à imaginer, mais supposons que ce soit le cas. Beaucoup de choses dépendraient du caractère, de l’énergie et de l’engagement des mouvements populaires qu’il a inspirés et qui, selon ces hypothèses, auraient été le facteur qui l’aurait conduit à la victoire.

Malheureusement, l’avant-garde historique du militantisme populaire fait défaut dans ce cas particulier – à savoir un mouvement syndical organisé. Ainsi, si vous regardez par exemple le New Deal des années 1930, il a été possible de réaliser des réformes assez importantes parce qu’il y avait un mouvement syndical militant énergique qui exerçait une pression très forte. En fait, il menaçait de contrôler les entreprises et en face, il y avait une administration bienveillante qui était prête à répondre à cette pression. Cette combinaison a été déterminante pour presque toutes les réformes connues dans le passé.

Dans le cas hypothétique que nous étudions, il y aurait lieu de se demander si le mouvement syndical pourrait être relancé pour participer à ces efforts. Il a sévèrement été battu en brèche, tant aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne, par l’offensive néolibérale depuis Reagan et Thatcher. On peut également se demander si les autres mouvements populaires qui se sont développés ces dernières années, et qui sont relativement importants, peuvent combler le vide. Je pense que c’est là le genre de facteurs qui seraient essentiels pour parvenir à quelque chose. Mais nous pouvons être certains que le monopole du capitalisme se défendra vigoureusement.

En fait, si nous revenons au New Deal, c’est une question compliquée et intéressante qui a été étudiée de manière assez détaillée et très perspicace par Thomas Ferguson, un excellent politologue.

Ce qu’il montre de manière assez convaincante, c’est que pendant le New Deal, il y a eu une scission au sein du capital privé. En général, les industries de haute technologie à forte intensité de capital et à vocation internationale ont eu tendance à soutenir Roosevelt. Les industries à forte intensité de main-d’œuvre et à vocation nationale, comme l’Association nationale des fabricants, se sont violemment opposées à Roosevelt. Il y a donc eu une scission interne qui a contribué au succès des mesures du New Deal, tout comme l’a fait le soutien populaire très large, actif et militant, venant majoritairement du mouvement ouvrier et qui s’est révélé crucial.

JC : Comment le mouvement syndical, et la gauche progressiste dans son ensemble, s’attaquent-ils à cette faiblesse ? Pensez-vous qu’il existe des contradictions ou des faiblesses internes au sein même du mouvement, et qu’il faut d’abord aborder avant que celui-ci ne soit capable de lutter contre le capital et les grandes entreprises ?

Chomsky : Tout d’abord, nous devons mentionner et garder à l’esprit que Margaret Thatcher et les gens autour de Reagan n’étaient pas des imbéciles. Ils savaient très bien qu’il serait nécessaire de détruire les mouvements ouvriers s’ils voulaient mener à bien le genre de politiques qui ne manqueraient pas de nuire à la population générale, ce qui s’est d’ailleurs passé.

Si vous voulez voir certaines contradictions au sein du mouvement syndical, jetez un coup d’œil à la première page récente du New York Times, qui a publié un article très intéressant. Bernie Sanders faisait campagne dans le Nevada, et il y avait un conflit au sein du mouvement syndical. L’un des principaux syndicats [le syndicat culinaire, Local 226] était fortement opposé à la proposition de Sanders pour un système de santé pour tous. Cela est lié à une spécificité intéressante de l’histoire du travail américain.

Comparons donc les États-Unis et le Canada, qui ont des sociétés assez similaires. En fait, il y a les mêmes mouvements syndicaux des deux côtés de la frontière. L’United Auto Workers (UAW) est le même syndicat des deux côtés. Mais ils ont une mentalité différente liée à la culture et à la nature des sociétés.

Si vous remontez aux années 1950, les United Auto Workers au Canada militaient pour un système de santé universel, ce que l’on appelle un système de santé à payeur unique. Ils y sont arrivés en partie grâce à leur engagement militant. Le Canada dispose donc aujourd’hui d’un système de santé du type de ceux que l’on trouve dans les sociétés développées.

Aux États-Unis, en revanche, le même syndicat – l’UAW – luttait pour que les soins de santé soient dispensés à ses propres membres et non à la société. Ils s’efforçaient de conclure des accords avec le patronat par lesquels ils sacrifieraient le contrôle des prestations sur le lieu de travail. Le patronat était prêt à conclure ces accords pour faire taire la main-d’œuvre. Les contrats syndicaux prévoient donc souvent des soins de santé assez décents pour leurs propres membres, mais pas pour la société.

Le système de santé aux États-Unis est un désastre. Il coûte environ deux fois plus cher par habitant que dans d’autres pays comparables et offre des prestations relativement médiocres. Le programme de Sanders pour un système général de santé aiderait tout le monde et de fait réduirait significativement les coûts globaux. Mais cela n’améliorerait pas nécessairement les soins de santé pour les travailleurs qui ont réussi, grâce à leurs propres luttes égoïstes sur leurs lieux de travail, à obtenir des soins de santé pour eux-mêmes, et il y a eu une division au sein du syndicat à ce sujet. C’est un facteur dont nous devons tenir compte.

Pendant de nombreuses années, les syndicats ont passé des accords avec le patronat, en partant du principe qu’il existait un compromis entre eux et la direction. En 1980 ils avaient compris la leçon. À peu près à cette époque, le président de United Auto Workers, Doug Fraser, a démissionné d’un comité que le président Carter était en train d’instituer.

Fraser a condamné le patronat pour avoir mené ce qu’il a appelé « une guerre de classe unilatérale contre le mouvement ouvrier », ce qu’ils avaient bien sûr de toutes façons toujours fait. Les entreprises ne relâchent jamais leur vigilance dans cette guerre de classe unilatérale. Si la direction décide que c’en est fini de l’accord, alors c’est terminé. Doug Fraser a réalisé cela bien des années trop tard et le mouvement ouvrier a bien sûr souffert de ces politiques de collaboration de classe.

Donc oui, il y a des divisions au sein du mouvement syndical et ce depuis longtemps. Il y a eu des mouvements de réforme au sein des principaux syndicats – les sidérurgistes, les travailleurs de l’automobile et autres – et il y a eu des conflits à ce sujet, mais c’est une situation qui n’est pas facile à résoudre.

JC : C’est assez paradoxal parce que d’une part, le mouvement syndical s’est construit comme une force collective, de sorte que les travailleurs puissent obtenir ce qu’ils ne peuvent pas obtenir individuellement. Mais d’un autre côté, il est devenu un système bureaucratique. Comment pensez-vous que cette contradiction puisse être résolue ?

Chomsky : Là encore, il faut tenir compte de l’histoire spécifique des États-Unis, qui est quelque peu différente de celle des autres sociétés industrielles, voire même différente de celle du Canada.

Il se trouve que les États-Unis sont, dans une mesure inhabituelle, une société dirigée par les entreprises, avec une communauté d’affaires très consciente des différences de classes, qui de plus mène une féroce guerre des classes. Regardez l’histoire du monde du travail américain, qui est d’une violence peu commune. Des centaines de travailleurs ont été tués lors d’actions syndicales aux États-Unis alors que rien de tel ne se produisait en Angleterre, au Canada, en France et dans d’autres pays similaires.

Dans le passé, le mouvement ouvrier était basé sur la solidarité de classe et le soutien mutuel – le soutien d’un groupe de travailleurs en faveur d’un autre – et en fait dans une certaine mesure, cela reste le cas aujourd’hui. Le syndicat des débardeurs a, par exemple, refusé d’autoriser les bateaux à accoster si les pays réprimaient violemment leurs propres populations et leurs forces de travail. Les milieux d’affaires conservateurs américains ont compris très tôt qu’ils devaient briser ce soutien mutuel.

On peut observer ça immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le monde des affaires s’est mobilisé pour tenter de saper le pouvoir de la main-d’œuvre qui s’était développé pendant la dépression et la guerre. L’une des premières réactions en 1947 a été la loi Taft-Hartley, qui, par exemple, interdisait les piquets de grève secondaires.

Les piquets secondaires sont un moyen de solidarité de classe. Ils ont lieu lorsqu’un syndicat est en grève et qu’un autre syndicat les aide – cela a été rendu illégal. En fait, le président Truman a opposé son veto à cette loi, mais la dérogation a été passée outre son veto. Il y a eu une forte réaction des entreprises contre les forces démocratiques qui s’étaient développées au cours des décennies précédentes.

Il y a une autre particularité des États-Unis : la propagande militante, presque hystérique, anti-Gauche. Par exemple, le maccarthisme, qui est imputé à Joe McCarthy, bien que Truman soit en fait celui qui l’a initié. L’un de ses aspects – l’offensive « anti-rouges »- consistait à expulser les dirigeants syndicaux militants des syndicats sous prétexte qu’ils faisaient preuve de mollesse à l’encontre du communisme ou qu’ils travaillaient pour les Russes, ou pour quelque autre raison. Encore une fois, c’est assez spécifique des États-Unis.

On peut le constater de façon frappante aujourd’hui, alors qu’il y a un énorme débat sur le fait que Sanders soit socialiste. ‘Comment pouvons-nous avoir un président socialiste ?’ En fait, Sanders est ce qu’on pourrait appeler un social-démocrate modéré dans la plupart des autres sociétés.

Là où le mot « socialiste » n’est pas une insulte – les gens se disent socialistes et même communistes. Aux États-Unis, il existe un réel tabou dû à une propagande massive remontant à 1917. Des efforts aussi considérables de propagande pour diaboliser les concepts de socialisme et de communisme (en disant que cela signifie le « goulag » ou quelque chose de ce style) sont de nouveau quelque chose d’assez unique aux États-Unis. C’est un obstacle à l’introduction de réformes sociales-démocrates, même légères, du type New Deal.

Tout cela, ce sont des problèmes spécifiques. Ils ne sont pas entièrement propres aux États-Unis, bien sûr, mais il se trouve qu’ils sont exacerbés ici en raison de la nature de la société – elle est gérée par les entreprises dans une ampleur peu courante, et ce milieu des affaires est militant et organisé. La Chambre de commerce et d’autres organisations commerciales mènent une âpre guerre des classes.

L’American Legislative Exchange Council (ALEC), par exemple, est une importante institution commerciale qui bénéficie du soutien de la quasi-totalité des entreprises. Ils mènent actuellement une sérieuse lutte des classes pour tenter de rendre impossible toute réforme législative. Pour ce faire, ils opèrent au niveau des états. Ils rédigent des lois pour les états – la propagande des entreprises – et essaient de faire adopter ces lois par les législateurs des états. Il n’est pas très difficile de soudoyer un sénateur américain, mais cela demande un certain travail.

Cependant, il est beaucoup plus facile de faire pression sur le corps législatif des états ; ils n’ont pas de ressources et ils sont incapables de résister à la pression et au lobbying massif des entreprises. Les assemblées législatives des états tendent donc à adopter cette législation.

Une grande partie de ces législations sont terriblement régressives. Ils essaient très clairement de détruire le système éducatif public ainsi que toutes les réformes du travail. En fait, ils vont si loin qu’ils réussissent à bloquer les efforts visant à empêcher que le vol des salaires ne soit criminalisé. Le vol des salaires est un commerce énorme aux États-Unis.

Chaque année, les travailleurs se font voler leurs salaires à hauteur de milliards de dollars, les employeurs refusant tout simplement de les payer. Le vol des salaires est un énorme marché. L’ALEC essaie d’empêcher qu’il fasse l’objet d’enquêtes, sans parler de poursuites judiciaires, et elle y parvient. C’est une illustration de la brutalité des classes dirigeantes bien conscientes de leur propre statut.

L’une de leurs propositions les plus insidieuses, quelque chose qui se passe plus ou moins secrètement, est un effort visant à amener les états à exiger une modification de la Constitution qui nécessitera un budget équilibré. Si vous obtenez suffisamment d’états pour ratifier cela, il y a un amendement.

Bien sûr, un budget équilibré pour le gouvernement fédéral signifie que nous dépensons l’argent pour l’armée et que nous réduisons les prestations sociales. Ils sont sur le point d’y parvenir. Les médias n’en parlent presque jamais, mais ils y parviennent presque.

Cette guerre des classes se déroule constamment aux États-Unis à un niveau bien supérieur à celui d’autres sociétés comparables. On peut le voir de multiples façons. Si on considère les salaires des PDG par rapport à ceux des travailleurs, l’écart, surtout depuis les années 1980, est bien plus important aux États-Unis que dans les sociétés européennes. Ce sont autant de questions qui aux États-Unis sont cruciales et exigent un engagement très ferme.

La raison pour laquelle Sanders a été attaqué dans les médias à peu près partout dans le monde n’est pas forcément due à ses politiques. C’est parce qu’il a inspiré un mouvement populaire de masse qui ne se contente pas de se manifester tous les quatre ans pour appuyer sur un bouton mais qui est constamment dans l’action – en exerçant des pressions – pour obtenir des changements et qui rencontre un certain succès. C’est alarmant pour les classes dirigeantes du monde des affaires. Le grand public se doit d’être un spectateur passif et de ne pas interférer.

JC : Vous débattez assez souvent du rôle des médias et de la propagande. Vous avez évoqué ce que vous avez décrit dans le passé comme le « problème Orwell » – une population qui, malgré un accès aussi large à l’information, est trompée et victime de la propagande d’un puissant système médiatique. Pensez-vous que c’est toujours le cas ? Et comment le grand public peut-il transcender ce système de contrôle ?

Chomsky : Le fait que certaines personnes, en fait un grand nombre de personnes, s’en sortent n’est pas franchement surprenant. Je veux dire que même dans les pays totalitaires, il y a des dissidents, et ce en dépit des sévères sanctions et du contrôle total des médias. Les gens ne sont pas que des robots – beaucoup de gens sont capables de voir ce qui est devant leurs yeux.

D’autre part, quand on parle d’accès à l’information, il faut être très prudent. Par exemple, l’une des principales institutions de recherche qui étudie les attitudes des populations aux États-Unis, le Pew Research Center, vient de publier une étude assez remarquable. Ils ont pris une trentaine de sources d’information – télévision, presse écrite, radio et blogs – et ont demandé aux gens quels étaient ceux qu’ ils connaissaient et auxquels ils faisaient confiance, et ils ont établi une répartition entre démocrates et républicains.

Parmi les démocrates, pratiquement personne ne fait confiance aux principaux médias. Parmi les républicains, les seuls à avoir obtenu une légère majorité sont Fox News, Rush Limbaugh et Breitbart, qui est un site web d’extrême droite. Même le Wall Street Journal est considéré comme trop à gauche pour la plupart des républicains.

Il suffit d’écouter Rush Limbaugh un jour. Vous verrez quel genre d’informations les gens reçoivent. Pour Rush Limbaugh, la science, le gouvernement et les médias sont des piliers de la tromperie – et il suffit d’écouter l’ultra-droite à la place. C’est ce que les républicains, soit près de la moitié de la population, reçoivent comme information. Non pas que le reste soit tellement ouvert et libre, loin de là.

Que faites-vous à ce sujet ? Vous faites ce que vous avez toujours fait. Vous devez travailler dur sur l’éducation et l’organisation. Le mouvement syndical était autrefois une base importante pour cela – il peut être relancé. Et il y a d’autres bases qui peuvent être développées et qui sont en train de l’être.

Sur de nombreuses questions, le militantisme populaire fait une percée. Le mouvement environnemental en est un bon exemple. Malgré l’opposition écrasante des entreprises, le Congrès subit aujourd’hui la pression de l’activisme populaire pour qu’il s’attaque à ses politiques vraiment réductrices en cette matière. Cela pourrait faire une différence, et on en trouve beaucoup d’autres comme ça.

JC : Vous avez mis en évidence de nombreuses causes de pessimisme. Selon vous, quelles sont les raisons d’être optimiste ?

Chomsky : Les raisons d’être optimiste sont assez claires. Je veux dire, reprenez Bernie Sanders. En 2016, sans soutien médiatique, sans soutien du monde des affaires et sans financement des riches, il a presque réussi à remporter l’investiture du Parti démocrate grâce aux forces populaires. Il aurait probablement gagné si il n’y avait pas eu de magouilles dans le parti. Il a fini par devenir la figure politique la plus populaire du pays. C’est exactement la raison pour laquelle l’establishment a tellement peur de lui.

Cela conduit à réfléchir à ce qu’il se passe dans le grand public. Eh bien, cela peut se répandre – il y a eu des périodes sombres dans le passé. Dans les années 1920, le mouvement ouvrier avait été brisé – les inégalités étaient en croissance vertigineuse, c’était un paradis capitaliste et il n’y avait aucun mouvement populaire. Dans les années 1930, tout a radicalement changé – cela peut se reproduire.

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises


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