Conflit idéologique ou géopolitique : que nous raconte Kiev ?

       

 

Par Soufiane Djilali, président de Jil Jadid

Depuis la Seconde Guerre mondiale, seuls quelques rares conflits armés, dont celui de la Serbie, ont secoué le continent européen. Les guerres ouvertes, l’envahissement de pays entiers, les destructions massives, l’embargo, le terrorisme… ont concerné essentiellement les pays arabes et islamiques, allant géographiquement du Maghreb à l’Asie en passant par la Syrie, l’Irak, l’Iran, le Yémen ou l’Afghanistan, et la liste est loin d’être exhaustive.
L’immense émotion populaire qui a saisi l’Occident devant le spectacle de la guerre en Ukraine est compréhensible. La Russie vient, tout comme les alliés de l’Otan se le sont permis à plusieurs reprises, de transgresser les «règles de la communauté internationale» qui ne s’appliquent, à l’évidence, qu’aux plus faibles.
Toutes les guerres devraient être condamnées ; mais, mieux encore, l’humanité devrait s’interroger : pourquoi celles-ci sont déclenchées et selon quelle logique ?
C’est ainsi que le refus moral de la guerre ne devrait pas nous dispenser de la recherche, avec objectivité, si tant est que cela soit possible, des causes qui en sont à l’origine ; ces mêmes causes qui ont déjà été à l’œuvre, par ailleurs, dans de nombreux autres conflits meurtriers ces dernières décennies, sans susciter, pour autant, l’émoi ou la compassion que nous voyons aujourd’hui.
Le «deux poids, deux mesures» dans le traitement médiatique, politique, économique et diplomatique des évènements, selon les acteurs incriminés, discrédite, toutefois, le discours des dirigeants du monde qui, aux yeux des habituelles victimes des rapports de force entre les puissances, ne peut être que perçu comme cynique et pervers, voire raciste.
Bien entendu, il est vrai qu’au moment où les armes parlent, il faut, avant d’aller chercher le sens des événements, faire en sorte d’éviter qu’il y ait encore plus de victimes, plus de morts, plus de destruction.
D’ailleurs, cette volonté de rétablir la paix ne devrait pas s’arrêter à la seule Ukraine. Actuellement, et au même instant, de trop nombreux pays sont l’objet de guerres meurtrières et destructrices, sans compter tous ces peuples déjà traumatisés par des centaines de milliers, voire des millions de morts, sans que «la communauté internationale», aujourd’hui offusquée – à juste titre —, se détermine autrement que par l’indifférence, la complicité, ou pire, en avoir été directement la cause.
Cela dit, il est aussi important de comprendre les raisons politiques qui ont mené à ces conflits pour, peut-être, essayer de mieux s’en prémunir à l’avenir. C’est le sens de cette contribution dont la motivation essentielle est de favoriser une réflexion de raison, pour sortir des passions émotionnelles et pour entrevoir quel pourrait être le destin du monde dans lequel s’inscrirait l’avenir de notre pays.
La guerre en Ukraine n’est en rien un conflit entre deux pays, même si elle en revêt l’apparence. Il est vrai que depuis la révolution de Maïdan, la crise s’est installée en Crimée et au Donbass, régions ethniquement et culturellement différentes de l’ouest de l’Ukraine. Une guerre larvée y est entretenue depuis 2015. Et si les accords de Minsk, parrainés par la Russie, l’Allemagne et la France, n’ont pu aboutir à la paix et à la stabilité, c’est qu’au fond, la situation actuelle est bien plus compliquée. En fait, elle est l’aboutissement d’une contradiction fondamentale entre deux visions du monde, deux volontés de puissance, deux philosophies de vie qui sont entrées en dissonance.
En effet, il y a, d’une part, l’idée d’une mondialisation menée à la hussarde sous l’autorité américaine depuis l’effondrement de l’ex-URSS. Celle-ci projette une forme unique de civilisation où les nations ne seront plus qu’un souvenir et où l’humanité deviendrait, pour l’essentiel, uniforme, harmonisée par les forces du marché, régulée par la technocratie financière et s’appuyant sur une aristocratie mondialisée. Cette forme de gouvernance assurerait ainsi au monde entier, selon ses promoteurs, la prospérité et la paix, garanties par un imperium éclairé. La postmodernité technologique, culturelle et biologique, voire transhumaniste serait l’assise de ce projet de société.
En face, c’est un monde multipolaire, avec des nations souveraines et des cultures diverses, qui est l’attrait dominant ; un monde où les volontés politiques de chaque peuple seraient régulées par un droit international multilatéral, négocié au gré des dynamiques économiques, financières, sécuritaires et culturelles à l’image de l’ordre westphalien étendu au monde entier.
L’Occident, qui a régné impérialement sur le monde depuis au moins la chute de l’ex- URSS, avec l’euphorie de la prochaine «fin de l’histoire», se heurte, désormais, à une série d’obstacles tant internes qu’externes et déroule, de ce fait, avec de plus en plus de difficultés, sa feuille de route. Pour atteindre son but, l’Occident mondialiste doit pouvoir contrôler l’espace géographique, ainsi que l’ensemble des ressources vitales de la planète et surtout neutraliser, par le soft power ou, au besoin, par les armes, toute résistance à son projet. Il en a été ainsi pour les guerres successives et multiples menées à travers tous les continents depuis des décennies et dont le but était, au-delà des besoins économiques ou même de simples considérations de leadership, une mondialisation idéologique d’essence quasi religieuse.
Le droit, la liberté, la démocratie, les droits de l’Homme, fleurons de la civilisation européenne, sont, dans la forme, les principes et valeurs sur lesquels devrait fonctionner un monde libéral et globalisé avec une gouvernance unifiée. Cependant, en attendant de réaliser le projet mondialiste ainsi défini et surtout le sécuriser, il devient nécessaire, pour ses maîtres d’œuvre, de transgresser leurs propres idéaux. Ainsi, il devient naturel et moral d’appliquer de douloureuses sanctions, voire engager des guerres totales contre les réticents, et surtout contre les fers de lance du projet adverse, celui du multilatéralisme. Au besoin, une application impitoyable et punitive de la logique de la responsabilité collective devient «légitime» face à des pays tiers, malgré l’innocence des populations. L’embargo sur les ressources vitales pour les récalcitrants, entraînant des famines et une mortalité infantile considérable, devient un acte «juste et nécessaire» !
La Chine, par son potentiel économique, et la Russie, par sa puissance militaire et ses réserves de matières premières, constituent, à l’évidence, une menace directe à la réalisation de cette mondialisation unipolaire sous couleurs occidentales. C’est que de nombreux peuples peuvent rechercher auprès d’eux une sécurité et une garantie de survie lorsqu’ils doivent faire face à une implacable realpolitik occidentale matérialiste et rationaliste et qui dénie, au final, tout particularisme culturel et civilisationnel qui ne s’inscrit pas dans sa vision du monde.
Si ces deux pays phares, épaulés par l’Inde et d’autres pays démographiquement plus modestes, mais potentiellement puissants, devaient réussir leur indépendance politique et économique pour protéger leur souveraineté et leur identité, ils pourraient faire échouer, à l’évidence, la finalisation de l’œuvre mondialiste.
C’est que le mondialisme, à l’image du parti unique, ne peut souffrir la présence d’un projet concurrent, alors que le monde multipolaire intègre, par définition, la multiplicité des projets
Le conflit mondialisme versus souverainisme ne se limite pas à une confrontation de nations appartenant aux deux bords, mais s’est infiltré très largement à l’intérieur même de la sphère occidentale. La montée des conservateurs aux USA et de l’extrême droite identitaire en Europe en est l’un des symptômes les plus visibles. Il faut bien comprendre que ce qui est en jeu ici, ce ne sont pas les valeurs occidentales dites judéo-chrétiennes ni même le libéralisme économique en soi mais un projet d’ordre métaphysique voué à ordonner l’ensemble de l’humanité dans une éthique individualiste, utilitariste, matérialiste et élitiste.
Ainsi, le conflit en Ukraine aujourd’hui ne doit pas être assimilé, dans ce contexte, à une rupture entre Occident et Orient mais à une crise entre un certain Occident mondialiste et le reste du monde attaché à son identité et à ses valeurs traditionnelles.
La montée en puissance du couple sino-russe et son rapprochement politique sous forme d’alliance stratégique deviennent donc inacceptables pour l’empire unique en gestation. Ses promoteurs agissent, depuis l’effondrement de l’URSS, de manière obsessionnelle, pour neutraliser, par de multiples manœuvres directes ou périphériques, les potentiels autres pôles géopolitiques.
Recherchant sans relâche la sécurité totale au profit des partenaires du projet mondialiste, l’empire atlantiste met ses adversaires dans une situation d’insécurité chronique tout en utilisant le bâton et la carotte pour les pousser à intégrer les règles du système qui cherche à installer son hégémonie absolue.

Le problème est que la sécurité
absolue pour les uns signifie l’insécurité absolue pour les autres ; la conséquence paradoxale et finale de cette équation étant l’insécurité pour tous !
Toutes les guerres sont à condamner. Toutefois, la vérité est que la condamnation ne sert à rien si, par ailleurs, les conditions du conflit sont soigneusement préparées par ceux-là mêmes qui s’en offusquent.
La Russie avait, à plusieurs reprises, exigé la neutralité de l’Ukraine comme gage de bonne volonté de l’Otan. Cette dernière a déclaré, quant à elle, qu’il était du droit de chacun de se positionner politiquement à sa guise, quitte à représenter une menace pour l’autre. Autrement dit, l’Otan avait le droit de mettre en joue la Russie à partir de l’Ukraine, soit 3 minutes de trajectoire d’un missile nucléaire dirigé sur Moscou. Jugeant qu’elle était en danger de mort, il ne restait plus à la Russie que de provoquer le sanglant conflit pour s’extraire de ce qu’elle considère être une menace vitale.
Faudrait-il, pour comprendre cette attitude, citer le cas des guerres préventives pour cause de menace sur la sécurité nationale lorsque les USA ont lancé leur offensive, sans l’accord de l’ONU, contre l’Afghanistan ou l’Irak ? Faudrait-il revenir sur les incessants harcèlements militaires d’Israël contre l’Iran, la Syrie ou le Liban et ce, pour le même motif, sans soulever l’ire de la «communauté internationale» ? Est-il utile d’invoquer les nombreux envahissements de territoires appartenant à d’autres peuples sans que cela fasse brancher les tuteurs du monde? Les Palestiniens ou les Sahraouis en savent quelque chose !
Au lieu d’hystériser le débat et de passer aux menaces, il aurait fallu apaiser les tensions, écouter et discuter avec ceux qui contestent un système sécuritaire menaçant pour les rassurer avec des gages négociés de part et d’autre qui auraient permis à tous sécurité et paix.
L’esprit du dialogue n’était malheureusement pas là, bien au contraire. Le rapport de force a primé. La raison de tout cela est que le fond du problème est voilé. Signer un traité de paix entre l’Otan et la Russie traitant de la sécurité militaire, territoriale, énergétique et économique aurait été tellement plus logique et plus rentable pour tous. Si cela n’a pas été fait, c’est que les enjeux étaient plus grands que la paix en Europe et dans le monde. Le peuple ukrainien a été sacrifié sur l’autel de la géopolitique du mondialisme.
À ce stade de la crise, le monde n’a plus que deux issues possibles : l’effondrement d’une Russie isolée et mise au ban des nations avec comme contrecoup la mise en place d’un mondialisme assumé, ou bien alors un effet de rupture entre l’empire occidental, tel qu’il se présente aujourd’hui, et une Eurasie solidaire avec un couple sino-soviétique renforcé et institué en contre-pouvoir mondial.
Dans le premier cas, un pouvoir unipolaire hégémonique contrôlera le monde qui finira cependant par sombrer progressivement dans l’anarchie et le chaos, les peuples anthropologiquement incapables de s’y soumettre finiront par se révolter. Dans le second, le monde multipolaire intégrera un Occident nécessaire à l’équilibre général mais qui aura, forcément, abandonné son projet mondialiste. La démocratie, l’État de droit et les libertés, enfantés par ce même Occident, seront alors conjugués à la souveraineté des nations et à la diversité culturelle.
Les valeurs de démocratie, de liberté et de paix ont besoin, pour devenir une réalité, d’un ordre mondial négocié, avec des institutions fortes dans lesquelles des contrepouvoirs effectifs s’organisent. C’était l’invention de l’Occident !
Une loi internationale légitime, prenant en considération les intérêts de toutes les nations et s’appliquant à tous les pays devrait organiser un monde multipolaire, dénucléarisé et soucieux de l’avenir de l’humanité, qui, elle, est, de toutes les façons, assignée à résidence sur cette planète tellement maltraitée jusqu’ici.
L’issue de la guerre en Ukraine et surtout ses conséquences sécuritaires, financières, énergétiques, économiques et sociales chez l’ensemble des belligérants définiront notre monde pour les décennies à venir.
Nous sommes, assurément, à la veille d’un autre monde !
S. D.


     Carte des installations militaires des États-Unis et de l’OTAN en Ukraine

Carte des installations militaires des États-Unis et de l’OTAN en Ukraine
Carte des installations militaires des États-Unis et de l’OTAN en Ukraine. Nombre de ces installations ont déjà été démilitarisées ou ont été reprises par les forces armées russes.

 

1- Centre d’opérations navales (Ochakov).

Détruit le 25 février.

 

2- Centre de reconnaissance (Snake Island).

Capturé sans combat le 25 février.

Les soldats ukrainiens qui s’y trouvaient sont en captivité.

 

3 – Port Yuzhny (région d’Odessa).

Port maritime de Yuzhny (région d’Odessa).

Activement utilisé par la marine britannique, il était prévu d’y construire une base navale de l’OTAN.

Il est toujours en activité.

 

4 – 241e centre interarmes (village d’Alyoshki, région de Kherson).

C’est là que s’effectuait la formation de groupes de sabotage et de reconnaissance par des spécialistes américains.

Pris sous le contrôle des forces armées russes.

 

5 – Camp d’entraînement de tireurs d’élite (Mariupol).

Les spécialistes américains y ont formé les tireurs d’élite ukrainiens à l’utilisation des fusils de précision de gros calibre Barrett.

Encerclé.

 

6 – Centre international pour la consolidation de la paix et la sécurité » (Yavoriv, région de Lviv).

Cette base était un centre d’entraînement et de formation au combat pour les mercenaires étrangers.

A été détruit le 13 mars.

 

7 – Le 233e centre interarmes (Malaya Lubasha, région de Rivne).

Les instructeurs américains y formaient les unités de la 10e brigade de fusiliers de montagne des forces armées ukrainiennes.

À l’heure actuelle, tous les instructeurs étrangers ont quitté le site.

 

8 – 242e centre interarmes (village de Goncharovskoye, région de Tchernihiv).

Les Américains y ont formé le personnel du commandement opérationnel « Nord » des FAU.

Sous contrôle des forces armées russes.

 

9 – 235e Centre de formation des unités interservices (village de Mykhailivka, région de Mykolaiv).

Le centre d’entraînement des forces terrestres a permis l’entraînement d’une brigade d’infanterie motorisée.

Sous contrôle des forces armées russes.


source : Politikus     traduction Avic pour Réseau International


 

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