SORTIR DE LA BARBARIE (2/3) : La culture nous permet-elle d’échapper à la barbarie ?

    par Kaddour Naïmi

Partie 2 : Culture

Suite à la première partie[1], examinons le champ culturel d’une manière synthétique et basique, en proposant des hypothèses et des pistes de réflexion. L’examen nécessite de se débarrasser des œillères idéologiques personnelles. On y parvient en s’efforçant d’adopter la méthode du scientifique : il observe empiriquement, sans aucun préjugé, en cherchant quel est le problème, puis la solution du phénomène observé, que cette solution plaise ou non.

Animalité-humanité

Diverses hypothèses scientifiques existent au sujet de l’apparition de l’espèce humaine sur la planète. Toutes s’accordent pour considérer l’animalité comme aspect primordial.

En outre, celle de l’être humain est moins favorisée que celles du reste des animaux. Sans parents pour veiller sur sa première période de vie, il meurt ; devenu autonome, sans disposer de choses matérielles pour se nourrir, se vêtir, se soigner, il meurt également.

Ajoutons l’existence d’instincts en lui, notamment le sexuel. Également des pulsions, les unes positives, d’autres, négatives.

L’être humain dispose de facultés naturelles dans le domaine intellectuel. Elles lui permettent de s’affranchir des limites et aspects négatifs de son animalité. Cet affranchissement se fait de certaines manières et jusqu’à un certain point.

Concernant les acquisitions technologiques et scientifiques, les unes sont positives, d’autres négatives. Deux exemples : les radiations servent d’une part à soigner des maladies, d’autre part à exterminer l’humanité ; la robotisation ou les recherches sur le cerveau humain servent d’une part à soulager les conditions d’existence humaine, d’autre part à asservir et exploiter cette même existence humaine[2].

Dancers in traditional costume perform African dances at the Lesedi Cultural Village in Johannesburg on June 23, 2010, one of the nine cities across South Africa hosting the 2010 World Cup football tournament from June 11 to July 11. AFP PHOTO / MUSTAFA OZER (Photo credit should read MUSTAFA OZER/AFP/Getty Images)(Photo Credit should Read /AFP/Getty Images)

Système culturel

Les sciences et les technologies dépendent du système social dans lequel elles se pratiquent. Celui-ci est le produit d’un modèle culturel, dans le sens le plus large du terme : un ensemble de valeurs,  normes, principes.

Ces derniers se ramènent, en dernière analyse, à deux conceptions produisant deux situations opposées.

L’une estime que « l’homme est un loup pour l’homme » (Thomas Moore) dans un « struggle for life » [lutte pour la vie] (Darwin). Donc le plus rusé, le plus égoïste, le plus cruel gagne, au détriment du plus honnête, du plus généraux, du plus doux. C’est la « loi de la jungle », avec une nuance d’importance. À la différence de l’être humain, les bêtes de la jungle se contentent de satisfaire leur faim physiologique, sans prétendre à plus ; en outre, elles ne torturent jamais, encore moins pour le plaisir de causer des souffrances ; enfin, leur cerveau ne leur permet d’avoir conscience (ou suffisamment) de leurs actes.

Cette conception se justifie par une soit disant « nature » humaine, constituée d’ « instincts » et de « pulsions ». Ils donneraient la primauté à la cupidité (sous forme d’exploitation de l’être humain par  un autre) et à la domination du second sur le premier, par l’exercice de la force violente.

Cette conception s’est manifestée successivement comme systèmes esclavagiste, féodal, capitaliste privé et capitaliste étatique.

À l’opposé de ce modèle culturel existe un autre, totalement antagoniste. Au lieu de la cupidité, il prône l’auto-suffisance, et au lieu de la domination, la libre égalité solidaire. Cette conception, elle aussi, se justifie par la nature humaine, mais, au contraire du modèle culturel cupide et dominateur, le modèle culturel, privilégiant l’auto-suffisance et la libre égalité solidaire, donne toute son importance au cerveau, à la raison, à la conscience comme  facteurs de justice et d’harmonie entre les êtres humains. Piotr Kropotkine se distingua par l’exposé de cette conception[3].

Partout et toujours, ce modèle demeure minoritaire. Dans l’antiquité, en Extrême-Orient, Zhuang Ze en fut le meilleur représentant ; en Europe, ce furent Antisthène et Diogène de Synope.

Entre les deux modèles culturels antagonistes existe un troisième. C’est une conciliation qui ménage la chèvre et le chou, autrement dit limite cupidité et domination de manière « raisonnable » et dans un sens de « justice ». Ce compromis se manifeste de plusieurs manières. En Extrême-Orient, le confucianisme chinois et l’ahimsa hindoue mettent en avant la « bienveillance ». D’une certaine manière, le même concept est considéré en Europe par les philosophies de Platon, Aristote, Zénon, et, au Moyen-Orient, par les religions. En politique moderne, la social-démocratie incarne cette tendance. Dans tous ces cas, on reconnaît la « normalité », – « naturelle » chez les philosophes, « divine » chez les religieux -, de l’existence de riches et de pauvres (entendons l’exploitation de l’homme par l’homme), avec, pour l’atténuer, la « charité » des exploiteurs envers les exploités. Les résultats sont observables.

Liberté, égalité, solidarité

Qu’est donc la culture, mieux dire un modèle culturel ?… C’est sortir de l’état de jungle à celui de collectivité. Qu’est cette dernière sinon une manière humaine de vivre de façon réciproquement  bénéfique ? Comment y parvenir sinon par la mise en commun des biens fondamentaux utiles à la communauté ? Comment y réussir sinon en considérant les êtres humains : 1) libres de toute domination ; 2) égaux en besoins matériels et intellectuels, même si leurs caractéristiques physiques et intellectuelles sont diverses ; 3) solidaires, autrement la liberté permettrait la cupidité et la domination, donc l’inégalité.

Pourquoi ce triptyque « liberté, égalité, solidarité » est, depuis toujours et partout, minoritaire, ne se réalisant qu’exceptionnellement, pendant une durée de quelques années seulement ?… Exemples notoires : la révolte des esclaves guidés par Spartacus, celle des paysans dirigés par Thomas Müntzer, celle des « bonnets blancs » puis la Commune de Canton en Chine, la Commune de Paris de 1871, les soviets libres en Russie, les coletividad espagnoles, l’autogestion algérienne.

Cerveau

Des scientifiques estiment que l’explication réside dans le cerveau humain.

« Quand les hommes sains seront-ils désenchaînés de leurs préjugés, de leur groupe, de leur classe, de leur or ? Quand sortiront-ils enfin de la prison de leurs automatismes et de leur langage ? (…) L’exploitation de l’homme par l’homme est un fait sociologique qui demeure et qu’on ne peut nier. Nous savons que sa source réside dans l’agressivité paléocéphalique.

Il me paraît biologiquement absurde d’espérer faire disparaître la première, en conservant la seconde. »[4]

Allez dire cette conclusion à un Elon Musk. Sa dernière invention serait un chip à implanter dans le cerveau humain, officiellement pour améliorer les capacités humaines, en réalité pour augmenter le compte bancaire du déjà millionnaire homme d’affaires.

C’est dire tout ce qu’il faut faire pour éliminer l’exploitation de l’homme par l’homme. Le crane humain le plus ancien, découvert au Tchad, est daté de 7 millions d’années. L’espèce humaine a accompli une évolution significative, mais l’essentiel n’a pas encore changé dans la majorité de cette espèce : l’agressivité, pour employer le terme de Laborit. Elle se manifeste dans la cupidité et l’instrument pour l’assurer : la domination.

Érasme écrivit : « On ne naît pas homme, on le devient ». Ainsi sont apparues la Renaissance italienne, l’humanisme européen, ces tentatives d’émancipation humaine vers davantage de sociabilité, autrement dit d’élimination de la cupidité et de la domination.

Notons que Renaissance et humanisme furent contemporains d’une double découverte : le continent américain par Christophe Colomb, et le mouvement de la Terre autour du Soleil (Copernic).

Actuellement, la découverte et l’exploration de l’espace a vu l’apparition du « transhumanisme ». Mais, contrairement à l’humanisme passé, le « transhumanisme » présente un double aspect : l’un vise à une amélioration des capacités humaines vers davantage de liberté, d’égalité et de solidarité ; par contre, l’autre tendance se propose davantage de servitude, d’inégalité et de concurrence, au service, encore, de la cupidité. C’est dire que les progrès technologiques et scientifiques conservent  encore leur double aspect contradictoire : l’émancipation ou la servitude de l’espèce humaine.

Pour paraphraser la formule de Laborit, citée auparavant : il est rationnellement absurde et erroné d’espérer améliorer l’espèce humaine par des actes technologiques-scientifiques sans améliorer le système culturel dans lequel elles ont lieu. Et la culture, c’est soit cupidité et domination élitaires imposées, soit libre solidarité égalitaire collective.

La vraie révolution

Le mal (cupidité, domination) est dans la psyché, le cerveau humains. L’espèce humaine est  majoritairement encore dans sa préhistoire. Jusqu’à présent, toutes les révolutions sociales qui ont existé n’ont pas réussi à éliminer cupidité et domination. À l’exception (confirmant la règle) des quelques courtes expériences, citées auparavant, où des peuples parvinrent à fonctionner de manière libre, égalitaire et solidaire.

L’homo sapiens n’a pas encore établi une communauté sans cupidité et domination. Les révolutions politiques, qui se proposaient de les éliminer, sont des échecs. Cela montre que le changement positif ne se limite pas à l’action dans le champ politique, mais exige l’intervention dans celui culturel, le champ qui englobe tous les autres[5].

Cette nécessité a été comprise et défendue par des philosophes et penseurs, depuis l’antiquité, en Occident comme en Extrême-Orient. Malheureusement, répétons-le, leur nombre fut minoritaire. Nous en sommes actuellement au même point. À l’époque moderne, Piotr Kropotkine en fait partie;d’une certaine manière, également Rosa Luxembourg, dans la priorité accordée à la subjectivité des exploités-opprimés, et Antonio Gramsci en parlant d’hégémonie culturelle. Plus proche dans le temps, citons également une certaine conception situationniste.

Dans le champ politique, l’erreur des révolutionnaires (des Jacobins aux marxistes) fut de croire que la prise du pouvoir étatique garantissait le changement culturel. Les expériences montrent partout qu’il s’agissait d’une erreur d’appréciation. À ce sujet, l’invocation de la « science », pour  justifier ces tentatives, se révéla une illusion idéologique.

Cependant, les quelques rares expériences autogestionnaires (libertaires), évoquées plus haut, montrent à qui prend la peine de les examiner objectivement et correctement que changement politique et changement culturel allaient de pair, constituant une unité complémentaire. Malheureusement, ces expériences furent éliminées par les partisans d’un changement principalement politique, étatique.

N’oublions plus le champ individuel. Le bon vieux Socrate l’avait déjà explicité : « Connais-toi toi-même ». Plus tard, les psychologues l’ont répété. Hélas ! Trop de révolutionnaires méprisèrent cette exigence comme « petit-bourgeoise ».

Pourtant, la révolution (changement radical, agissant sur la racine du mal : cupidité dominatrice) doit s’exercer non seulement dans le champ politique, mais tout autant, sinon d’abord, dans le domaine individuel. Les processus révolutionnaires, partout et toujours, ont montré un phénomène : les uns font la révolution (sociale), mais d’autres en profitent (individuellement). Ces derniers constituent une nouvelle caste-oligarchie. Par elles, ces opportunistes prétendent servir les intérêts du peuple ; en réalité, ils servent (consciemment ou non) leur cupidité dominatrice.

Si des éléments du peuple dénoncent cette imposture, ils sont réprimés, toujours au nom du peuple, comme « anarchistes ». Cette stigmatisation ne date pas de la revendication du mot par Joseph Proudhon. Déjà, avant et durant la révolution française de 1789, tout partisan de l’autoritarisme dictatorial taxait les contestataires de l’autoritarisme comme « anarchistes »[6].

De ces observations deux conclusions opposées se déduisent.

Estimer que l’authentique révolution consiste à contribuer au changement culturel suppose une activité et une réflexion dans le domaine le plus large.

Dans le champ individuel, le changement exige une remise en cause radicale des préjugés, normes et principes personnels. Ils doivent être examinés avec un critère : les intérêts de la collectivité toute entière, et d’abord de sa partie exploitée-opprimée. Ce genre de changement individuel implique un effort non seulement intellectuel, mais tout autant émotionnel. L’opération est difficile, complexe, très douloureuse. Il s’agit d’extirper de notre cerveau personnel toutes les germes de la cupidité et de la domination, en décelant avec courage et lucidité toute forme par laquelle ces deux tares se manifestent. L’observation empirique montre que très peu d’individus parviennent à cette révolution psychique personnelle. Autrement, on ne constaterait pas chez les révolutionnaires proclamés des formes inédites, enjolivées, de cupidité dominatrice[7].

Dans le champ social, l’observation du processus d’élimination de couple cupidité-domination est également très douloureux, et même généralement sanglant. Les résultats surviennent après plusieurs décennies, sinon des siècles.

Cette constatation est, pour les gens pressés, une option démobilisatrice (« pessimisme de la raison », disait Gramsci). Ils crieraient scandalisés qu’ainsi est diminué ou nié le rôle du politique dans le changement. Ce problème sera examiné dans une prochaine partie, consacrée au « politique ». À ces objecteurs rappelons tout de suite des faits : l’élimination successive de l’esclavagisme et du féodalisme fut le résultat de plusieurs siècles de luttes et de production théorique ; les tentatives d’élimination du capitalisme, elles aussi, se sont alimentées de siècles de luttes et de production théorique.

L’autre conclusion, opposée, consiste à comprendre la nécessité d’une action sur l’ensemble du domaine culturel, donc le recours à une stratégie à long et même très long terme. Les partisans de cette option sont identiques aux scientifiques ; ils déclarent travailler actuellement pour des résultats qui se concrétiseront seulement après un ou même plusieurs siècles.

Ce second choix implique de réfléchir et d’agir non pas dans le champ restrictif du politique et de l’État, mais dans le champ qui les contient et les conditionne : le culturel.

N’est-ce pas cette mentalité éthique (psychique) qui a manqué et continue à manquer de manière générale ? En quoi consiste-t-elle sinon à appliquer les valeurs, normes, principes de liberté, d’égalité et de solidarité ?… Si la semence est convenable, elle donnera les fruits espérés, si pas durant notre vie individuelle (si courte), aux générations futures.

« Jamais, disait-on, la masse du peuple n’est parvenue au degré d’instruction et d’indépendance nécessaire pour l’exercice des droits politiques, essentiels à la liberté, à sa conservation et à son bonheur. (…)  Quant à la cause de ces désordres, on la trouvait dans l’inégalité des fortunes et des conditions, et, en dernière analyse, dans la propriété individuelle, par laquelle les plus adroits ou les plus malheureux dépouillèrent et dépouillent sans cesse la multitude qui, astreinte à des travaux longs et pénibles, mal nourrie, mal vêtue, mal logée, privée des jouissances qu’elle voit se multiplier pour quelques-uns, et minée par la misère, par l’ignorance, par l’envie et par le désespoir, dans ses forces physiques et morales, ne voit dans la société qu’un ennemi, et perd jusqu’à la possibilité d’avoir une patrie. »[8]

Cette contribution sera suivie par d’autres complémentaires.

Kaddour Naïmi

[email protected]


[1] http://kadour-naimi.over-blog.com/2020/08/sortir-de-la-barbarie-ancre-partie-1-militarisation-et-robotisation.html

[2] Voir la partie 1, déjà citée, de cette contribution.

[3]   « Mutual Aid : A Factor of Evolution » (L’Entraide, un facteur de l’évolution).

[4] Henri Laborit, « L’agressivité détournée », cité dans mon essai « La guerre, pourquoi ? La paix, comment ?… », librement disponible in http://www.kadour-naimi.com/f_sociologie_ecrits_guerre_paix.html. Les italiques sont les miens.

[5] Ce thème sera approfondi dans la partie consacrée au politique

[6] Voir Philippe Buonarroti, « Cracchus Babeuf et la conjuration des Égaux ».

[7] Voir mon témoignage concernant ma participation au mouvement populaire de mai 1968 en France, in http://www.kadour-naimi.com/f_sociologie_ecrits-mai-68.html

[8] Philippe Buonarroti, « Cracchus Babeuf et la conjuration des Égaux ». Les mots en italiques sont les miens


 

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