Dix ans après les « Printemps arabes », que reste-t-il des mouvements de révoltes ?

    Dix ans se sont écoulés depuis qu’un homme appelé Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu dans la ville tunisienne de Sidi Bouzid, commence Vijay Prashad.

Manifestation française en soutien à Mohamed Bouazizi, « le héros de la Tunisie », le 15 janvier 2011. (Antoine Walter, CC BY-SA 2.0, Flickr & Wikimedia Commons)

Une décennie s’est écoulée depuis qu’un homme nommé Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu dans la ville tunisienne de Sidi Bouzid le 17 décembre 2010.

Bouazizi, un vendeur de rue, a pris cette décision extrême après que des policiers l’ont harcelé alors qu’il tentait seulement de survivre. Peu de temps après, des milliers de gens de cette petite ville tunisienne se sont rassemblés dans les rues pour exprimer leur colère. Leur indignation s’est étendue à la capitale, Tunis, où des syndicats, des associations, des partis politiques et des groupes de citoyens ont défilé dans les avenues pour renverser le gouvernement de Zine El Abidine Ben Ali.

Les manifestations en Tunisie ont suscité des flambées similaires autour de la Méditerranée, de l’Égypte à l’Espagne, le chant de la place Tahrir du Caire – ash-sha’b yurid isqat an-nizam (le peuple veut renverser le régime) – a résonné, témoignant de l’émotion de centaines de millions de personnes.

Les gens ont afflué dans les rues, leur sentiment étant résumé par le terme espagnol indignados : indigné, outragé. Ils sont venus dire que leurs espoirs étaient écrasés par des forces à la fois visibles et invisibles. Il était facile de constater que les milliardaires de leurs propres communautés entretenaient des relations étroites avec l’État, malgré le ralentissement mondial provoqué par la crise du crédit de 2007-2008.

Pendant ce temps, les pressions du capital financier qui avaient réduit la capacité de leurs gouvernements (si toutefois ils étaient favorables au peuple) à élaborer des politiques humanistes étaient beaucoup plus difficiles à voir, mais non moins dévastatrices dans leurs conséquences.

Le sentiment qui alimentait le slogan « renverser le régime » était largement partagé par de vastes majorités de gens qui s’étaient découragés par la futilité de voter soit pour le diable soit pour le moindre mal ; ces gens recherchaient désormais quelque chose qui était au delà de l’horizon des jeux électoraux qui semblaient apporter si peu de changement. Les politiciens se présentaient aux élections en disant une chose, puis faisaient exactement le contraire lorsqu’ils étaient au pouvoir.

Au Royaume-Uni, par exemple, les manifestations d’étudiants qui ont éclaté en novembre-décembre 2010 étaient dirigées contre la trahison par les libéraux-démocrates de leur promesse de ne pas augmenter les droits d’inscription ; peu importait l’identité du candidat élu, en fin de compte, celui qui souffrait, c’était le peuple.

« La Grèce, la France, maintenant ici aussi ! » scandaient les étudiants anglais. Ils auraient pu ajouter le Chili, où les étudiants (appelés los pingüinos, ou «les pingouins ») sont descendus dans la rue pour protester contre les coupes dans le budget de l’éducation ; leurs manifestations reprendraient de nouveau en mai 2011 et dureraient près de deux ans dans ce qu’on a appelé el invierno estudiantil chileno, « l’hiver des étudiants chiliens. »

Des étudiants britanniques grimpent sur un poteau de feux de circulation dans le centre de Londres, le 9 décembre 2010. (bobaliciouslondon, CC BY 2.0, Wikimedia Commons)

En septembre 2011, le mouvement Occupy aux États-Unis devait rejoindre cette vague d’indignation mondiale, trouvant sa source dans l’incapacité flagrante du gouvernement américain à faire face aux expulsions massives provoquées par la catastrophe hypothécaire qui a débouché sur la crise du crédit de 2007-2008. « La seule façon pour nous de vivre le rêve américain », a écrit quelqu’un sur les murs de Wall Street, « c’est quand nous dormons. »

Le renversement du régime était le slogan, parce que la confiance dans l’establishment s’était affaiblie ; on exigeait plus de la vie que ce qui était proposé par les gouvernements néolibéraux et les banquiers centraux. Mais dans ces manifestations, il ne s’agissait pas seulement de renverser le gouvernement, tout le monde reconnaissant bien que ce n’était pas un problème de gouvernements : le problème était plus profond, la question était de savoir quels choix politiques étaient encore possibles pour la société humaine.

Une génération entière, et même plus avait connu des mesures austéritaires conduites par des gouvernements de différentes tendances, venant même de gouvernements sociaux-démocrates à qui on a dit que les droits des riches détenteurs d’obligations, par exemple, étaient bien plus importants que les droits de l’ensemble des citoyens. Cette attitude était due à l’incapacité des gouvernements qui semblaient progressistes, comme la coalition Syriza en Grèce plus tard en 2015, à tenir leur promesse fondamentale de ne plus imposer de mesures d’austérité.

À l’échelle mondiale

Ce quartier du centre-ville de Bangkok a été occupé par des « Chemises rouges » entre le 3 avril 2010 et le 19 mai 2010, date à laquelle l’armée thaïlandaise y a mis fin avec violence. ( Takeaway, CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons)

Le soulèvement a eu une portée vraiment mondiale. Un million de personnes ont rejoint les « Chemises rouges » à Bangkok le 14 mars 2010 et sont descendues dans la rue pour protester contre un Etat militaire, monarchique et capitaliste ; en Espagne, un demi-million d’indignados ont défilé dans les rues de Madrid le 15 octobre 2011.

Le Financial Times a publié un article qui a fait autorité en la matière et a qualifié l’année d’ « année de l’indignation mondiale», un de ses principaux commentateurs écrivant même que la révolte opposait « une élite internationalement interconnectée à des citoyens ordinaires qui se sentent exclus des bénéfices de la croissance économique et rendus furieux par la corruption. »

« La seule façon pour nous de vivre le rêve américain », a écrit quelqu’un sur les murs de Wall Street, « c’est quand nous dormons. »

Un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) d’octobre 2008 a montré qu’entre les années 1980 et les années 2000, les inégalités ont augmenté dans les 20 pays les plus riches du monde qui sont membres de l’OCDE. La situation dans les pays en développement est catastrophique ; un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) de 2008 a montré que la part de la consommation nationale du cinquième le plus pauvre de la population dans les régions en développement avait baissé, passant de 4,6 % en 1990 à 3,9 % en 2004.

C’est en Amérique latine, dans les Caraïbes et en Afrique subsaharienne, où le cinquième le plus pauvre ne compte que pour 3 % de la consommation ou du revenu national, que cette situation a été la plus grave.

Peu importe les fonds réunis pour aider les banques à éviter la grave crise de 2008, cela ne s’est pas traduit par une redistribution des revenus pour les milliards de gens qui ont vu leur vie devenir de plus en plus précaire. Telle a été la raison principale des soulèvements de cette période.

Un signe d’espoir

La Brésilienne Dilma Rousseff reçoit l’écharpe présidentielle des mains de Luiz Inácio Lula da Silva, le 1er janvier 2011. (Fabio Rodrigues Pozzebom, Agência Brasil, CC BY 3.0 br, Wikimedia Commons)

Il est important de souligner que dans toutes ces statistiques, il y avait des signes d’espoir. En mars 2011, Alicia Bárcena, la responsable de la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), a écrit que malgré les niveaux élevés d’inégalité des revenus, les taux de pauvreté dans la région avaient chuté grâce aux politiques sociales de certains gouvernements de la région.

En disant cela, Bárcena pensait aux gouvernements sociaux-démocrates comme celui du Brésil sous le président Lula da Silva, avec des dispositifs comme la Bolsa Familia [« programme conditionnel » dans lequel le versement d’aides est conditionné à certaines obligations d’éducation mais qui se rapproche néanmoins du concept de revenu de base, NdT], et les gouvernements de gauche comme en Bolivie avec le président Evo Morales, et au Venezuela avec le président Hugo Chávez. Les indigents de ces régions du monde étaient entrés au gouvernement et menaient un programme différent qui leur était propre et en leur faveur.

Avec quelle rapidité les riches sont passés du langage de la « promotion de la démocratie » à celui de la loi et de l’ordre, en envoyant la police et les F-16 pour vider les places publiques et menacer les pays de bombardement et de coup d’État.

Le printemps arabe, qui a tiré son nom des révoltes de 1848 dans toute l’Europe, s’est rapidement assagi, l’Occident encourageant une guerre ouverte entre les puissances régionales (Iran, Arabie Saoudite et Turquie) ayant pour épicentres la Libye et la Syrie. La destruction de l’État libyen par l’attaque de l’OTAN en 2011 a mis sur la touche l’Union africaine, suspendu tout débat sur l’Afrique comme devise pour remplacer le franc français et le dollar américain, et a déclenché une intervention militaire française et américaine de grande ampleur le long de la région du Sahel, du Mali au Niger.

Berlinois agitant des drapeaux révolutionnaires en mars 1848, peintre non identifié. (Wikimedia Commons)

Une pression énorme pour renverser le gouvernement en Syrie a commencé en 2011 et s’est accentuée en 2012. Cette union arabe parcellaire, qui était allée grandissante renforcée après la guerre illégale des États-Unis contre l’Irak en 2003, a fait de la Syrie la ligne de front d’une guerre régionale entre l’Iran et ses adversaires (Arabie saoudite, Turquie et Émirats arabes unis) et a fait perdre à la cause des Palestiniens sa place centrale.

En Égypte, le général Mohamed Ibrahim, ministre de l’intérieur dans un nouveau gouvernement de généraux, a déclaré froidement : « Nous vivons un âge d’or d’unité entre les juges, la police et l’armée. » Les libéraux de l’Atlantique Nord se sont empressés de suivre les généraux ; en décembre 2020, le président français Emmanuel Macron a honoré le président égyptien – un ancien général – Abdel Fattah el-Sisi en lui décernant la Légion d’honneur, la plus haute distinction française.

En Amérique latine, pendant ce temps, Washington fomentait toute une série de manœuvres pour renverser ce qu’on appelait la « Marée rose ». Celles-ci sont allées de la tentative de coup d’État contre le gouvernement vénézuélien en 2002 au coup d’État au Honduras en 2009, en passant par la guerre hybride poursuivie contre tous les gouvernements progressistes de l’hémisphère américain, depuis Haïti jusqu’à l’Argentine.

La baisse des prix des produits de base – en particulier celui du pétrole – a fait voler en éclats l’activité économique dans l’hémisphère. Washington a profité de l’occasion pour exercer une pression tout à la fois médiatique, financière, diplomatique et militaire sur les gouvernements de gauche, à laquelle beaucoup ont été incapables de résister. Le coup d’État contre le gouvernement de Fernando Lugo du Paraguay en 2012 a été le signe avant-coureur de ce qui devait arriver à l’encontre la présidente du Brésil, Dilma Rousseff, en 2016.

Au premier plan à droite : en Tunisie, la tombe de Mohamed Bouazizi, salué par les commentateurs arabes comme l’un des « héros martyrs d’une nouvelle révolution au Moyen-Orient. » (Thijs Roes, CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons)

Le moindre espoir de changer les systèmes économique et politique a été mis à mal par la guerre et les coups d’État, ainsi que par l’immense pression exercée par des organisations telles que le FMI. Les anciens termes de « réforme des impôts et des subventions » et « de réforme du marché du travail » ont refait surface pour étouffer toute tentative des États à venir en aide aux chômeurs et aux affamés.

Bien avant le coronavirus, l’espoir s’était déjà calciné et la pourriture était devenue quelque chose de normal, alors que les migrants se noyaient dans les océans et se retrouvaient dans des camps de concentration, tandis que l’argent de la mort transitait par les frontières vers les paradis fiscaux (les centres financiers offshore détiennent plus de 36 000 milliards de dollars, un montant astronomique).

Si on jette un coup d’œil derrière nous pour considérer les soulèvements d’il y a dix ans, alors nous sommes obligés de nous arrêter à la porte des prisons égyptiennes, où certains des jeunes gens qui avaient été arrêtés simplement parce qu’ils avaient de l’espoir sont toujours incarcérés. Deux prisonniers politiques, Alaa Abdel El-Fattah et Ahmed Douma, se sont interpellés à travers les barreaux de leurs cellules, une conversation qui a été publiée sous le titre Un graffiti pour deux. Quelles étaient les raisons de leur combat ?

« Nous nous sommes battus pour un jour, un jour qui se terminerait sans cette certitude accablante que le lendemain se répéterait exactement comme les autres jours l’avaient fait auparavant ». Ils ont cherché à se libérer du présent ; ils ont cherché un avenir. Les révolutionnaires, lorsqu’ils se lèvent, ont écrit Alaa et Ahmed, ne se préoccupent de « rien d’autre que de l’amour ».

Dans leurs cellules de prison au Caire, ils entendent les histoires des fermiers indiens, dont les luttes ont inspiré une nation ; ils entendent parler des infirmières en grève depuis des pays aussi lointains que la Papouasie-Nouvelle-Guinée et les États-Unis ; ils entendent parler des ouvriers d’usine en grève en Indonésie et en Corée du Sud ; ils entendent dire que le fait de trahir les Palestiniens et le peuple sahraoui a provoqué des manifestations de rue dans le monde entier.

Pendant quelques mois en 2010-2011, la « certitude accablante » qu’il n’y a pas d’avenir a été oubliée ; une décennie plus tard, les gens dans la rue cherchent un avenir qui soit en rupture avec un insupportable présent .


Vijay Prashad est historien, journaliste et commentateur indien. Il est le directeur exécutif de Tricontinental : Institute for Social Research et le rédacteur en chef de Left Word Books.

Source : Consortium News, Vijay Prashad, 22-12-2020 Traduit par les lecteurs du site Les-Crises


Une décennie après les événements du dit «printemps arabe» qui ont bouleversé plusieurs pays du Maghreb, du Moyen-Orient et du péninsule arabique, l’ancien diplomate français et essayiste Michel Raimbaud nous livre son opinion sur ses conséquences. (RT)
Lorsqu’au cœur de l’hiver 2010-2011 apparaissent à Tunis puis au Caire les premières «révolutions arabes» qu’à la hâte on baptise «printemps», elles jouissent d’un préjugé favorable, fleurant la liberté et le renouveau. Expéditives, elles dégagent illico presto des «tyrans» indéracinables et font forte impression : leur victoire est inéluctable et l’épidémie semble vouée à gagner tous les pays arabes.
Tous ? Pas tout à fait. Les Etats touchés − Tunisie, Egypte, Libye, Yémen, Syrie, et à partir de janvier 2011 l’Algérie et la Mauritanie − ont en commun d’être républicains, modernistes, sensibles au nationalisme arabe, à une laïcité tolérante, et une question viendra à l’esprit : «Pourquoi nous et pas eux ?». L’avenir le dira, le «eux» désignant les rois, roitelets ou émirs qui échappent miraculeusement au printemps et semblent promis à un éternel été bien climatisé : l’Arabie de Salman et Ben Salman, les Emirats de Zayed et Ben Zayed, le Qatar de la famille Al Thani, etc. Invitons Maroc et Jordanie et voilà toutes les monarchies, de l’Atlantique au Golfe, à l’abri pour prêcher la «révolution»…Dans la bouche d’un cheikh wahhabite ou d’un émir, le mot semble cocasse mais il suffit de lui donner son sens étymologique (mouvement astronomique qui ramène au point de départ) pour trouver qu’il sied bien à un mouvement conduit par les fondamentalistes avec l’appui de l’Occident afin de briser la rhétorique du mouvement national arabe : ce que les experts de «nos grandes démocraties» auto-claironnantes refuseront d’admettre.
En revanche, dans les pays arabes et ailleurs, beaucoup auront compris très vite ce que ces printemps en hiver n’étaient pas, c’est-à-dire des révolutions «spontanées, pacifiques et populaires». Bien que fleurissent les promesses de lendemains qui chantent, il ne faudra pas longtemps pour déchanter : dans le vide créé par le dégagement des «tyrans», c’est le désordre qui va s’installer plutôt que la démocratie attendue. La sidération fera place à la désillusion, le «chaos créateur» des néoconservateurs et la barbarie des extrémistes faisant mauvais ménage avec la douce musique des promesses.
Le hasard fait parfois bien les choses, l’actualité de décembre 2020 – janvier 2021 ayant inscrit à sa une un retour de flamme spectaculaire de la «révolution» tunisienne, première de la saga, lancée le 10 décembre 2010 lorsque le jeune Bouazizi s’immole par le feu, protestant contre la corruption et la violence policière. Après le désordre initial lié au «dégagement» de Ben Ali, la patrie de Bourguiba, foyer du nationalisme arabe, avait connu élections et phases de stabilisation, voire des percées de la démocratisation avec le parti Nahda de Ghannouchi ou malgré lui, avant de dégénérer en une guérilla civile entre Frères Musulmans et réformistes laïcs. Dix ans après, le chaos reprend le dessus. Les acquis seraient-ils enterrés ?
 En Egypte, le «printemps du papyrus» n’a pas tenu les promesses que faisaient miroiter ses prophètes. A part le «dégagement» du vieux Moubarak, son jugement et sa mort en prison, le succès (temporaire) des Frères Musulmans et la présidence rustique de Mohammad Morsi, il a débouché sur une démocratie problématique et un pouvoir autoritaire soumis à forte pression. Le général al-Sissi ne semble pas maître de ses choix. Dans un pays divisé, au prestige écorné, il est tiraillé entre les vestiges du nassérisme et la quête éperdue de financement auprès de l’Arabie et des riches émirats : l’Egypte a passé le cap des 100 millions d’habitants et croule sous les dettes, les problèmes, les menaces (Ethiopie, Soudan et eaux du Nil). Le slogan «pas de guerre au Moyen-Orient sans l’Egypte» est d’actualité, mais on ne craint plus les Pharaons du Caire…
 Au bout de dix ans de guerre contre des agresseurs aux multiples visages (pays atlantiques, Israël, les forces islamistes, Turquie, Qatar et Arabie en tête, les terroristes de Daesh à Al Qaida), la Syrie est dans une situation tragique, payant pour sa fermeté sur les principes, sa fidélité aux alliances, et la charge symbolique dont elle est porteuse : n’aura-t-elle pas eu la primeur d’un appel au Djihad ? L’Amérique et ses alliés refusent «l’impensable victoire de Bachar el-Assad» et leur «impensable défaite». En raison des sanctions, des mesures punitives de l’Occident, de l’occupation américaine ou des menées turques, des vols et pillages, la Syrie ne peut se reconstruire. La «stratégie du chaos» a fait son œuvre. Le temps est venu des guerres invisibles et sans fin que préconisait Obama. Pourtant, l’avenir du monde arabe tient quelque part, et en bonne part, à la solidité de son «cœur battant». N’en déplaise à ceux qui feignent de l’avoir enterrée, évitant même de prononcer son nom, la Syrie est indispensable jusqu’à cristalliser les obsessions : pas de paix sans elle au Moyen-Orient.
Passé à travers la révolution du Cèdre en 2005, ayant essuyé le printemps automnal de 2019, les tragédies de 2020 et le chaos de 2021, le Liban aura eu sa révolution. Sanctionné, affamé, asphyxié, menacé par ses «amis», il partage bon gré mal gré le sort du pays frère qu’est la Syrie. Le tiers de sa population est composé de réfugiés syriens et palestiniens. Son sort serait-il en train de basculer, après cent ans de «solitude» dans le Grand Liban des Français ?
En Palestine, c’est le «printemps» perpétuel. «Transaction du siècle», trahisons entre amis et Covid obligent, la question palestinienne semble désertée, sauf par la Syrie qui paie cher son attachement à la «cause sacrée». Martyrisés, enfermés à vie, humiliés et victimes d’un ethnocide, les Palestiniens sauront-ils choisir leurs alliés sans trahir ceux qui ne les ont pas trahis ? Entre l’anglais et le français, il faut se méfier des faux amis, mais ceux-ci parlent parfois turc ou arabe. Le roi du Maroc, Commandeur des Croyants et descendant du Prophète, Président du comité al-Qods, vient de normaliser avec Israël, remettant l’Ordre de Mohammad à Donald Trump. Il est le quatrième à rejoindre le camp des liquidateurs, après les ineffables Emirats Arabes Unis, le Bahrein rescapé d’un printemps hors normes et le ci-devant Soudan. Celui-ci a mis au frais Omar al-Béchir, mais il a également renié ses principes, y compris celui des « trois non à Israël ». Il fait ami-ami avec l’oncle Sam et meurt d’amour pour Israël, mais les deux n’ont pas d’amis, surtout pas parmi les Arabes.
L’Irak n’a pas eu besoin de «printemps arabe» pour savoir ce que «démocratisation» à l’américaine et pax americana signifient. Le pays de Saddam, martyrisé depuis trente ans, et semi-partitionné en trois entités, peine à se dégager de l’étreinte des Etats-Unis dont ses dirigeants sont pourtant l’émanation. Il a servi de test aux néoconservateurs de Washington et Tel-Aviv en matière de «stratégie du chaos», et il le paie.
Envahie illégalement par l’OTAN en mars 2011 au nom de la «Responsabilité de Protéger», la Libye a versé un lourd tribut aux ambitions occidentales. Kadhafi y a laissé la vie dans un épisode dont Hillary Clinton, la harpie du Potomac, s’était réjouie indécemment. En fait de démocratisation, la Jamahiriya, dont les indices de développement étaient exemplaires, avait hérité dès l’été 2011 d’un chaos qui suscitait l’admiration de M. Juppé. Derrière les ruines libyennes et les débris du Grand Fleuve, souvenirs des bombardements humanitaires de la coalition arabo-occidentale, gisaient les coffres délestés par l’Axe du Bien de centaines de milliards de dollars de la Jamahiriya, pas perdus pour tout le monde. Le rêve de Kadhafi − une Afrique monétaire indépendante de l’euro et du dollar − a été volé. Ceux qui aimaient trop la Libye peuvent se réjouir : il y en a désormais plusieurs, de deux à cinq selon les épisodes.
On pourrait alourdir le bilan en parlant de la tenace Algérie, du Yémen martyrisé par la Saoudie et l’Occident), de l’Iran, etc.. : les «printemps» auront été la pire des catastrophes que pouvaient connaître les Arabes. Pourtant, même pris en tenaille entre l’empire américain et le bloc eurasien russo-chinois, la mutation du contexte géopolitique joue en leur faveur.
S’ils n’ont rien à attendre des Etats-Unis qui, d’Obama à Biden via Trump, ne voient le monde arabe qu’à travers les yeux d’Israël et dans une vapeur de pétrole, ils seraient sages de miser sur le retour de la Russie comme référence politique et sur l’arrivée de la Chine par les Routes de la Soie. A charge pour eux de choisir entre les guerres sans fin que leur offre la «puissance indispensable» ou le chemin de la renaissance que l’alternative stratégique leur ouvrirait. Rien n’est joué.
Michel Raimbaud

Cet article a été publié initialement sur le site RT
Michel Rimbaud :  Ancien diplomate et essayiste, Michel Raimbaud a publié plusieurs ouvrages, notamment Tempête sur le Grand Moyen-Orient (2e édition 2017) et Les guerres de Syrie (2019).   

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