DJALLIL LOUNNAS, PROFESSEUR DE RELATIONS INTERNATIONALES : “Le problème du sahel est dans la faiblesse des états”

   La  France  essaye  d’impliquer  plus l’UE  dans  le Sahel  et  de réduire proportionnellement sa présence. L’objectif de Takuba est d’avoir environ 2 000 hommes des forces spéciales européennes en appui aux armées locales”, analyse Djallil Lounnas de l’université Al-Akhawayn (Maroc) et spécialiste des mouvements djihadistes.”

Liberté : Lors du dernier sommet du G5 Sahel, la France a renoncé à réduire ses effectifs militaires  au Sahel  et  tracé les contours d’une stratégie de sortie. Quel en est votre commentaire ? Cette stratégie peut-elle réussir là où l’opération Barkhane a échoué ?

Djallil Lounnas : L’importance  est dans le choix des mots. Initialement, le Sommet de N’djamena semblait annoncer un retrait des troupes françaises avec notamment  le rappel annoncé  des renforts, à  savoir 1 200 hommes envoyés l’année passée dans le cadre de l’opération Barkhane.

Finalement, ce ne fut pas  le  cas. Cela étant, je  note  que  Macron a dit très clairement : “Pas de baisse dans ‘l’immédiat’.” La décision de ne pas réduire les effectifs est donc momentanée et a été prise suite aux craintes exprimées par les pays de la région de voir la France réduire sa présence, alors que la situation sécuritaire ne s’améliore pas.

Mais à terme, on est bien dans une logique de désengagement et de réduction des troupes françaises. De ce point de vue, le sommet de N’djamena annonce donc un retrait et un désengagement progressif de la France dans le Sahel. D’ailleurs, la décision a été prise de “redéployer les troupes françaises” de manière concomitante avec une montée en puissance des forces du G5 Sahel. Notons que le Tchad a annoncé l’envoi de 1 200 hommes dans la zone des trois frontières, là où il y a une forte présence terroriste, notamment de l’EIGS (État islamique dans le Grand Sahara).

Ce redéploiement français à terme maintiendrait des forces spéciales, ainsi qu’un appui logistique aux pays de la région, tandis que ces derniers devront fournir plus d’efforts. On se dirige donc vers une “sahelisation” du déploiement sécuritaire. À partir de là, tout dépend de la capacité des États du Sahel et de leurs armées à relever le défi. Force est de constater que, pour l’instant, les résultats ne sont pas au rendez-vous.

Les faiblesses qui existaient il y a une dizaine d’années sont toujours là, voire se sont aggravées, et les groupes terroristes ont étendu leurs zones d’action depuis 2013, malgré de lourdes pertes infligées essentiellement d’ailleurs par Serval et ensuite Barkhane bien plus que les troupes des États de la région. Fondamentalement, les problèmes qui ont provoqué la crise sont toujours là, notamment la faiblesse endémique de l’État dans la région. Les choses n’ont fait que s’aggraver ces dernières années, et rien ne permet de dire que cela va changer.

La mise en place du dispositif Takuba et l’européanisation de la lutte antiterroriste signifient-elles la fin de l’isolement de la France sur cette question ?
Pour l’instant, le dispositif Takuba est très limité par rapport aux objectifs fixés et aux besoins de la région.  Par  ce dispositif, en complément des décisions prises à N’djamena, la France essaye d’impliquer plus l’UE dans le Sahel et de réduire proportionnellement sa présence. L’objectif de Takuba est d’avoir environs 2 000 hommes des forces spéciales européennes en appui aux armées locales.

Pour l’instant, on est loin du compte, puisque que Takuba ne compte que quelques centaines d’hommes, et par ailleurs l’Allemagne a annoncé qu’elle n’enverra pas de troupes combattre. Finalement, même en supposant  que  l’on  arrive  à  2 000 hommes, cela reste loin  des  besoins nécessaires. Ils serviront à compenser partiellement la réduction des troupes françaises.

Comment imaginez-vous la lutte antiterroriste après ce sommet du G5 Sahel ?
Il y a un “redéploiement français” qui va aller crescendo avec une tentative de sahelisation du maintien de la sécurité. Encore une fois, tout dépend de la capacité des États à contrer les groupes armés et à reprendre le contrôle de leurs territoires, à mettre en place des administrations capables de répondre aux besoins des populations locales. En clair, à bâtir des États forts ou du moins capables de remplir au minimum leur rôle.

Il y a également ces négociations avec le JNIM (Groupe de soutien à l’islam et aux  musulmans, ndlr), affilié à  Al Qaïda, qui  pour  l’instant  n’ont  rien  donné mais  qui  auraient  pu  potentiellement  réduire  le  niveau de violence si elles aboutissaient.  Ce qui  est  peu  probable.  La  question est : qu’est-ce qui est négociable ? Le JNIM est en position de force au Sahel, et ses exigences sont difficilement acceptables pour tous les pays de la région sans exception et pas seulement Bamako. Donc, pour l’instant, je vois mal ce processus aboutir.

Au  niveau  régional,  l’Algérie, acteur  majeur, semble  vouloir  s’impliquer davantage avec notamment les efforts de médiation que l’on a vus depuis une année, et la réactivation  également  du  Comité  d’état-major  opérationnel conjoint (Cemoc)  semble  aller dans  cette  perspective, notamment  avec l’échange d’informations entre les pays de la région pour  renforcer  la  lutte contre le terrorisme. Cela pourra aider à stabiliser la situation.

Le Mali a tenu  une  réunion  du  comité  de  suivi  des  accords issu d’Alger, à Kidal. Un appel a été lancé aux parties prenantes à mettre en œuvre les engagements contenus dans l’accord. Comment analysez-vous ce processus de paix ? 
Cela fait partie de ces différentes initiatives qui visent  à  stabiliser  la  situation au Mali. En effet, les groupes armés terroristes se nourrissent de l’instabilité et du manque de légitimité des États dans la région.

Ce processus d’Alger vise à mettre fin au conflit au Nord-Mali et à “couper les populations” des groupes terroristes, tout en mettant en place des institutions étatiques légitimes. Cela étant, le processus est difficile. Les accords ont été signés en 2015, c’est-à-dire il y a six ans, et leur mise en place a été difficile. Beaucoup de blocages et de réticences.

Cet accord présente une solution au problème ; la preuve en  est que six  ans  après il  continue  d’être  considéré comme une  référence, et  sa  mise  en place est toujours d’actualité. Le coup d’État d’août 2020  n’a  rien  changé  à  cela, et  les  nouvelles  autorités  ont confirmé leur volonté de se placer dans le cadre de cet accord.

Mais   il  y  aussi  des  problèmes  et  un  manque  de  représentativité  des signataires  des accords.  Toutes  les  factions  n’y  sont  pas  représentées. L’accord a permis de cesser les combats entre les troupes de Bamako et la CMA, mais sans plus, non plus au niveau de la mise en place des accords.

Aujourd’hui, je pense que face au désengagement français, cette décision de réunir le comité de suivi fait partie des initiatives pour trouver une sortie à la crise  multidimensionnelle  que  connaît  le  Mali, épicentre  du  conflit.  Mais, encore une fois, je reste prudent ; ce n’est pas la première fois  qu’il y a une tentative de ranimer cet accord mais sans succès. Mais c’est un signe qu’il y a désormais urgence à trouver une solution pour mettre fin au conflit qui déstabilise encore une fois tout le système régional.


Entretien réalisé par : Amar RAFA


 

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