Emmanuel Todd : « La Chine a peu de chances de devenir une superpuissance dominante. »

Emmanuel Todd voit la Chine confrontée à des défis démographiques en raison de sa politique ruineuse de l’enfant unique dans le passé.

(Source photo par Reuters)

La Chine a peu de chances de devenir une superpuissance dominante selon Emmanuel Todd. L’historien français estime que le gouvernement est menacé par le faible taux de natalité et le niveau d’éducation élevé.

Tokyo — Le faible taux de natalité, le vieillissement rapide de la population et les niveaux d’éducation de plus en plus élevés de la Chine rendent peu probable que le pays devienne un jour la superpuissance dominante du monde, a déclaré le démographe historique français Emmanuel Todd dans une interview accordée à Nikkei.

Bien qu’il soit devenu la deuxième plus grande économie du monde, le Parti communiste chinois sera confronté à des problèmes difficiles au cours de la prochaine décennie, a-t-il ajouté.

Dans son ouvrage classique de 1976 intitulé « La chute finale », Emmanuel Todd a prédit l’effondrement de l’Union soviétique en se basant sur les taux de mortalité infantile, un indicateur important de l’approvisionnement alimentaire et du système de santé d’un pays. Il estime aujourd’hui que la Chine est confrontée à des défis démographiques similaires en raison de la politique de l’enfant unique, ruineuse dans le passé, qui a fait pencher le ratio hommes-femmes fortement en faveur des hommes.

Il note également que la diffusion de l’enseignement supérieur en Chine pourrait déstabiliser davantage son système social. Selon lui, la proportion de Chinois plus instruits que par le passé se rapproche de celle des pays développés – une situation qui pourrait amplifier les inégalités et les disparités, entraînant à terme des bouleversements sociaux similaires à ceux que connaissent les États-Unis, la France et la Russie.

Voici des extraits publiés de l’interview.

Q : Comment voyez-vous la montée de la Chine en tant que grande puissance ?

R : Au fur et à mesure de la diffusion du Covid-19, l’Europe a pris conscience du poids économique et politique de la Chine. Même en France, nous avons dû attendre des masques de protection importés de Chine.

Cependant, du point de vue d’un démographe, je suis sceptique quant à la capacité de la Chine à dominer le monde, ou même l’Asie, en raison du faible taux de fécondité du pays. Ce point de vue confirme les prédictions passées selon lesquelles la population chinoise vieillirait très rapidement.

Lorsque j’ai commencé à m’inquiéter pour la Chine, je pensais que son taux de fécondité se situait entre 1,5 et 1,8. Mais le recensement chinois de 2020 a montré qu’il était en fait de 1,3, ce qui est extrêmement faible. Dans ce contexte, il est totalement irréaliste de penser que la Chine se transformera à l’avenir en une superpuissance toute puissante et menaçante. Lorsque vous faites des projections démographiques sur la Chine, il y a une question importante à se poser : « Depuis combien de temps cet indicateur est-il si bas ? »

Entre 2015 et 2060, la population chinoise en âge de travailler (de 20 à 64 ans) diminuera d’au moins 35 %. Contrairement au Japon, la Chine ne pourra pas trouver de pays où délocaliser sa base industrielle, car elle est trop importante. Elle connaîtra un déclin démographique plus brutal que celui qui se produit au Japon.

Q : Que pensez-vous de la structure familiale en Chine ?

R : Bien avant la modernisation du pays, la famille paysanne chinoise était très autoritaire, le pouvoir étant partagé entre les frères. Elle était – et est toujours – égalitaire. Cette situation, combinée à une meilleure alphabétisation, a permis le développement du communisme et a aidé le Parti communiste chinois à se maintenir au pouvoir.

Malgré tous les développements en Chine, comme l’augmentation du niveau de vie, ce que je peux dire, c’est que les développements ne changent pas tout. Les valeurs et les systèmes sociétaux changent très lentement. Ils peuvent être affaiblis mais ne disparaîtront pas entièrement.

Il était donc évident que la Chine ne deviendrait jamais une démocratie libérale. Et il est inutile de demander à la Chine de se démocratiser plus rapidement. Nous devons la laisser évoluer à son propre rythme. Étant donné que la démocratie est en crise même aux États-Unis et en Occident, je ne pense pas qu’il soit important que la Chine se démocratise un jour.

Néanmoins, le pays entre dans une phase très difficile. La révolution communiste était un prolongement de sa culture égalitaire, sauf que la Chine est aujourd’hui confrontée à un creusement des inégalités, qui atteignent désormais presque celles des États-Unis.

Cette [inégalité] accentue la tension avec les valeurs égalitaires du pays et conduira à l’instabilité. Les dirigeants chinois actuels sont nerveux à l’idée d’une révolution. Cette situation va s’aggraver avec la diminution de la population.

Q : Selon vous, qu’est-ce qui pose le plus de difficultés au pouvoir du Parti communiste chinois ?

R : L’accès accru à l’enseignement supérieur pose certainement un sérieux problème. Lorsque la proportion de jeunes très instruits dans une société atteint 25 %, les valeurs traditionnelles sont ébranlées. La Chine n’est pas encore arrivée à ce carrefour, mais elle l’atteindra dans les dix prochaines années. Cela entraînera probablement une nouvelle crise.

Dans ces sociétés hautement éduquées, les gens sont tentés de se désengager des masses [plus pauvres]. Ce phénomène crée des inégalités [économiques] et déstabilise la société.

Les États-Unis ont atteint ce stade en 1965, après quoi le problème du néolibéralisme est apparu, ainsi que le creusement des inégalités qui s’en est suivi. En France, les vestiges de l’influence catholique et du communisme ont pris fin dans les années 1980. La Russie est passée par une phase similaire avant l’effondrement de son communisme. Je ne sais toujours pas à quoi ressemblera la crise en Chine.

Q : Quel est votre point de vue sur la rivalité entre les États-Unis et la Chine ?

R : La réorganisation du monde autour de la rivalité entre les États-Unis et la Chine est une menace en soi. Il ne sert à rien de mettre les États-Unis et la Chine au centre de tout. Les autres pays doivent éviter cette erreur.

L’administration du président américain Joe Biden a élargi la rivalité américano-chinoise à la guerre commerciale, lancée par l’ancien président Donald Trump, pour y inclure les sphères militaire et diplomatique. Nous l’avons vu avec l’accord sur les sous-marins nucléaires avec l’Australie et le boycott diplomatique des Jeux olympiques d’hiver de Pékin. Je pense que ce sont les États-Unis qui créent l’incertitude dans le monde d’aujourd’hui, pas la Chine.

Q : Quel est le rôle du Japon dans cette région [du monde, NdT], étant donné qu’il est situé entre deux pays puissants ?

R : Nous vivons un moment historique pour le Japon. Il a deux choix : suivre les États-Unis dans cette confrontation militaire ou chercher des opportunités de dialogue avec la Chine. Je pense que le problème le plus fondamental du Japon n’est pas la guerre, c’est son taux de fécondité très bas.

Le Japon devrait analyser la façon dont les États-Unis se comportent dans d’autres parties du monde et se poser des questions telles que : « Quelle est la nature des États-Unis ? » ou « Quel est l’objectif des États-Unis ? »

Il est également possible pour les gouvernements du Japon et de la Chine de travailler ensemble sur un problème commun aux deux pays, à savoir le faible taux de fécondité. Le déclin démographique de la Chine atténuerait la crainte du Japon en termes de sécurité, mais il aurait un impact sérieux sur l’économie japonaise.

La paix dans son voisinage et sa région est une condition préalable pour qu’un gouvernement puisse concentrer ses énergies sur un problème démographique. Je crois que l’existence d’une société – ou de l’humanité – est plus importante que la survie d’une société « démocratique ».


Source : Nikkei Asia, Ryotaro Yamada, 11-03-2022  Traduit par les lecteurs du site Les-Crises


 

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