En Espagne, le revenu minimum attendu avec impatience par l’économie informelle

Le montant n’est pas arrêté, mais devrait tourner autour de 500 euros.

Le 1er mars, elles étaient 452. Le 2 mai, 632. «Près de 50% d’augmentation», calcule le «père Gonzalo», curé d’une paroisse dans le zone de Vallecas près de Madrid. Depuis le début de la crise due au coronavirus, près de 180 familles de plus sollicitent l’aide alimentaire de la paroisse, dans un quartier populaire de Madrid. «Parmi les nouveaux venus, huit sur dix étaient payés au black avant le confinement», estime-t-il. Aucun droit. Aucune protection. Aucune aide. Les personnes qui vivent de l’économie informelle viennent grossir les rangs de la pauvreté, qui semble avoir fortement progressé depuis le début du confinement. «Le gouvernement […] travaille sur un revenu minimum vital urgent […] qui répond, entre autres, aux besoins de ceux qui ont normalement recours à l’économie informelle», répond le ministère des Droits sociaux. Alors que le déconfinement est enclenché depuis lundi en Espagne, sur le terrain, on attend les secours avec anxiété.

  Dans un brouillon, dont le contenu a été dévoilé lundi par le journal El Mundo, il est question de garantir que les ménages vivent avec un revenu minimum de 462 euros pour une personne seule à 1.015 euros par mois pour un foyer de deux adultes avec trois enfants ou plus. La prestation compléterait les éventuels revenus du travail: si une personne seule gagne 200 euros par mois en travaillant, elle toucherait 262 euros d’aide pour atteindre les 462 euros minimum qui correspondent à sa situation. Ce revenue serait cumulable avec les autres prestations sociales (bourses, aides au logement, etc.). Le gouvernement prévient cependant qu’il travaille encore sur le dispositif et que rien n’est arrêté à ce stade.

Car les personnes concernées sont nombreuses. Le phénomène est difficile à mesurer, mais en 2019, l’économie souterraine pesait l’équivalent de 18% du PIB officiel du pays, selon les estimations d’Ignacio Mauleón, professeur d’économie à l’université Roi Juan Carlos de Madrid, grand spécialiste du sujet. «Ce pays a toujours eu un problème d’économie souterraine. Nous devons le réduire. Car en cas de crise [ceux qui en vivent] sont très durement touchés», dénonce de son côté Carlos Susía, président de la branche espagnole du Réseau européen contre la pauvreté (EAPN), qui réunit plusieurs ONG.

En temps normal, Salif*, 32 ans, est «mantero». Il vend des maillots du Real Madrid ou du FC Barcelone à la sauvette, dans les rues bondées de touristes du centre de Madrid. Mais depuis deux mois, «je ne peux pas sortir, je ne peux rien vendre», regrette le jeune homme. Originaire de Dakar, au Sénégal, il vit à Madrid depuis près de douze ans, en situation irrégulière. «Il n’y a aucune aide, je n’ai plus aucun revenu. Le seul appui que je reçois vient du Syndicat des manteros de Madrid, qui me donne un peu d’argent pour acheter à manger.» Ces vendeurs ambulants en situation d’irrégularité se sont réunis dans ce syndicat pour défendre leurs intérêts face à des conditions de vie extrêmement précaires. Ils ont organisé une collecte de fonds pour permettre aux affiliés de survivre.

Campagne de financement des manteros. | Capture d’écran via Facebook

«Les travailleurs de l’économie informelle sont surtout des personnes qui occupent des emplois précaires ou à temps partiel. Il y a aussi une part importante d’immigrés», explique Luis Ayala, professeur d’économie à l’université nationale d’éducation à distance (UNED) et codirecteur d’un rapport sur les inégalités pour la fondation Alternativas. «Comme ils n’ont pas de contrat, ils n’ont aucune protection.» Ces gens pratiquent souvent la vente ambulante, travaillent chez des particuliers, sont «employé·es» dans le tourisme, dans le bâtiment ou dans les champs. Ce sont les premières personnes à être écartées quand les affaires vont mal. «Beaucoup ont des revenus très bas et très peu d’épargne. Ils ne peuvent se permettre aucune dépense imprévue.» La chute brutale de revenus liée au confinement est catastrophique.

Toute l’économie peut en pâtir

Cet argent n’est pas perdu que pour les forçats de l’ombre. Avec le déconfinement, engagé depuis lundi pour la moitié du pays, l’économie doit repartir. Notamment grâce à la consommation. Mais la somme ainsi soustraite à des millions de consommateurs en Espagne est énorme. Selon une note de l’Organisation internationale du travail publiée le 29 avril, la crise liée au Covid-19 devrait faire chuter les revenus de l’économie informelle de 70% en Europe pour le premier mois.

Chez nos voisins espagnols, un plan d’urgence de plus de 200 milliards d’euros est déployé pour limiter la casse. Entre 2,5 et 3 millions de personnes qui ont un travail bénéficient de l’équivalent du chômage partiel. Les «autonomes» dans une situation critique peuvent prétendre à une aide d’au moins 950 euros. Il y a des facilités pour toucher le chômage. Les expulsions locatives sont suspendues. Mais «en Espagne, il faut avoir cotisé pour recevoir la plupart des aides. Même si ce sont des allocations, indique Luis Ayala. Quand on n’a pas de contrat, c’est compliqué».

«Les exigences administratives font de l’accès à ces prestations une course d’obstacles.»

Carlos Susía, président de la branche espagnole du Réseau européen contre la pauvreté

Un mécanisme semble pourtant en mesure de soulager les gens qui dépendent de l’économie souterraine. Le revenu minimum vital. L’annonce de cette nouvelle prestation avait relancé le débat sur le revenu universel en France. La réalité est plus prosaïque. L’outil vise à réduire ou éradiquer l’extrême pauvreté. Il est similaire au revenu de solidarité active (RSA) français. Le montant n’est pas arrêté, mais devrait tourner autour de 500 euros.

La mise en place d’un revenu de base était une des promesses phares de l’accord de coalition signé fin décembre 2019 entre le parti de gauche radicale Podemos et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), formation du président du gouvernement, Pedro Sánchez. Elle devait être mise en œuvre plus tard dans la mandature. Mais Pablo Iglesias, chef de file de Podemos, a fait pression dès le début de la crise pour qu’une mesure urgente soit déployée en attendant son arrivée. Dans les rangs du PSOE, on préférait attendre pour mettre directement en place une mesure pérenne. Les partenaires du gouvernement ont coupé la poire en deux: le nouveau mécanisme, définitif, doit être entériné courant mai.

Une efficacité discutable

Sur le terrain, Carlos Susía reste dans l’expectative: «Nous attendons de voir ce que ça donnera. Si c’est bien fait, le revenu minimum vital arrivera à tout le monde, indépendamment des situations.» Car c’est là qu’ont toujours pêché les autre aides. «Chaque communauté autonome [équivalent des régions avec des compétences élargies, ndlr] a son propre système de revenu minimum. Le problème, c’est qu’ils couvrent à peine 20% de ceux qui y ont droitDans certains cas, ce sont 2%. Les exigences administratives font de l’accès à ces prestations une course d’obstacles.» Les spécialistes s’accordent à dire qu’il faudrait rendre l’attribution de l’aide plus flexibles pour qu’elle soit efficace. Les personnes qui sont en situation irrégulière, comme Salif, n’auront de toute façon droit à rien.

À Madrid, la demande d’aide alimentaire a augmenté de plus de 30% avec la crise sanitaire. Ce chiffre trahit l’augmentation de la pauvreté due à l’arrêt de l’économie. Pour l’heure, la région reste confinée. Comme la province de Barcelone.

L’unité vicinale d’absorption (UVA) de la zone de Vallecas, à Madrid, est particulièrement touchée. À l’entrée du quartier, l’église de la paroisse ressemble à tous les bâtiments bas de cet ensemble, sorti de terre dans les années 1980 pour reloger les habitant·es des bidonvilles qui occupaient jadis les alentours. Des briques oranges et du béton. «En Espagne, on ne meurt pas de faim. Mais si tu achètes à manger, tu n’as plus de quoi payer l’électricité. Et si tu dois payer le loyer, tu es mort», explique le curé de la paroisse, Gonzalo Ruipérez, assis dans le local au rez-de-chaussée du lieu de culte, à l’issue d’une distribution alimentaire. Selon le «père Gonzalo», certaines familles vivent dans une chambre sous-louée. Nombre d’habitant·es vivent de l’économie parallèle. Impossible pour ces gens de solliciter une aide ou d’avoir recours au mécanisme contre les expulsions locatives. Ces personnes n’entrent pas dans les cases.

Distribution alimentaire dans l’unité vicinale d’absorption de Vallecas près de Madrid, où les familles gitanes, même avec un revenu minimum de près de 500 euros, devront s’en remettre à l’économie informelle pour survivre. | Alban Elkaïm

L’UVA de Vallecas regroupe une forte population gitane. «Une grande partie de la population gitane vit dans des conditions très précaires», souligne Juan Reyes, directeur de la branche andalouse de la Fondation secrétariat gitan. Selon une étude menée par cette organisation, sur le territoire espagnol en 2018, 92% des personnes gitanes étaient en risque de pauvreté, 46% vivaient dans l’extrême pauvreté et 52% étaient au chômage dont 70% le sont de longue durée. «L’immense majorité n’a même pas de couverture chômage. Ils n’ont pas travaillé assez. Même quand ils touchent un revenu minimum, 400 ou 500 euros par mois pour une famille avec enfants, ce n’est pas suffisant. Il y a de grandes chances qu’une personne sans emploi se tourne vers l’économie informelle.»

Les premiers paiements du revenu minimum avaient été annoncés pour le mois de mai. Le ministère du Travail, des Migrations et de la Sécurité sociale a indiqué, vendredi dernier, qu’ils seraient effectués en juin.

Risque de pauvreté chronique

Carlos Susía met en garde: «S’il n’y a pas de mesures rapides, ces personnes vont se trouver dans une très grande précarité après le confinement. Quand elles sortiront de nouveau, elles partageront leurs situations. Nous croyons que cela fera augmenter sensiblement la tension sociale.» Une préoccupation partagée par Juan Reyes: «Si une attention de base ne leur est pas donnée rapidement, on risque l’explosion sociale. Et pas seulement dans la population gitane.»

Sur le papier, Claudia n’a pas le profil. Elle a fait des études, a été journaliste internationale pour une grande agence de presse… et pourtant. «On nous appelle la génération perdue. Ceux qui ont entre 30 et 40 ans. Nous sommes surdiplômés, mais [sur le marché du travail] l’offre et la demande ne se correspondent pas.» La crise de 2008 avait laissé l’emploi en piteux état. Douze ans plus tard, une partie de la classe moyenne est toujours à la peine. À 44 ans, Claudia travaillait au noir dans un bar avant le confinement. «Je touchais 450- 500 euros par mois. J’ai perdu tous mes revenus.» Droits au chômage épuisés. Aucune aide. «Mon père me donne de l’argent et j’ai la chance de vivre dans un appartement qui appartient à ma famille, tempère-t-elle. Mais telle que se présente la situation sociale et économique, il est urgent que nous, personnes vulnérables et sans revenus, recevions une aide.»

Luis Ayala enfonce le clou: «Il y a une confiance généralisée dans le fait que “en un an et demi, nous allons remonter la pente”. Au niveau purement économique, peut-être. Mais au niveau social, cette croyance me semble dangereuse. Les personnes vulnérables qui tombent dans la pauvreté, voire dans l’exclusion, ne retrouveront pas automatiquement leur situation d’avant quand l’économie ira mieux. C’est ce que nous avons appris de la crise de 2008.»

* Le prénom a été changé.


 

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