Espagne / La Catalogne, pourquoi ?

par Sid Lakhdar Boumédiene *

La fièvre catalane vient de nouveau mettre en ébullition une Espagne qui n’a jamais pu répondre au problème qui lui avait été posé lors de la constitution de 1978, après la mort du dictateur Franco. Le pays avait pourtant cru établir, par les régions autonomes, une unité nationale que l’histoire lui refusait depuis des siècles.

Pour comprendre le conflit il est impossible de se contenter de la cause immédiate sans revenir aux raisons profondes d’une fracture historique qui se réveille à chaque fois que la péninsule pense avoir résolu le problème. Pour éclairer le lecteur, il faut, bien entendu, présenter les causes immédiates pour ensuite élargir le spectre historique aux points centraux qui expliquent ce douloureux conflit. Je les ai choisis volontairement en faisant le pari qu’ils donneront une base de compréhension, simple mais sérieuse, à un événement qui est traité dans les médias par ses conséquences plutôt que dans ses causes lointaines.

Certes, l’histoire est un continuum millénaire et le format de la presse n’est pas adapté à l’écriture d’un traité sur le sujet. Cependant on peut raisonnablement donner des points clés qui permettent au lecteur de comprendre une globalité qui explique pourquoi une rupture si forte alors qu’on citait ce pays comme le parfait exemple d’un fédéralisme paisible. L’Espagne connaît pourtant une expansion économique et culturelle fulgurante, permise par une entrée réussie dans la démocratie et l’Europe.

Les causes immédiates du soulèvement

Le tribunal suprême espagnol a rendu un jugement très sévère, le lundi 14 octobre, condamnant les leaders séparatistes catalans à de lourdes peines de prison, de neuf à treize ans. On s’en souvient, ces leaders avaient appelé à un référendum portant question sur l’indépendance de la Catalogne.

L’État central espagnol avait, par deux fois, considéré ce référendum comme illégal et, sur force de décision d’un arrêt d’inconstitutionnalité, avait actionné l’article 155 de la constitution permettant le contrôle de l’État central sur une majorité de compétences dévolues à la région autonome catalane.

Cette décision d’inculpation pour actes de sédition par la haute juridiction a remis le feu aux poudres et des foules impressionnantes ne cessent de manifester leur colère. La violence s’invitant inévitablement malgré l’appel au calme des autorités locales, pourtant d’obédience indépendantiste.

Rien ne semble donc dissuader cette Catalogne dans son engagement vers un État indépendant. Et si personne n’est assuré de la réalité d’une majorité incontestable car la société catalane est profondément divisée, il est certain que la grogne est loin d’être négligeable. Le nombre de manifestants déterminés est toujours aussi important. Remontons le temps pour avoir une perspective un peu plus lointaine mais encore directement liée à la période contemporaine d’un vingtième siècle qui continue à hanter les esprits, celle du général Franco.

Le lourd tribut payé au franquisme

Nous le reverrons un peu plus loin dans notre développement historique, les Bourbons, alors au pouvoir en Espagne, ont aboli tous les privilèges de la Catalogne au début du 19 ème siècle, une région riche, puissante et revendicative.

L’invasion des troupes napoléoniennes en Espagne allait transformer la Catalogne en un département français après sept mois de siège de la ville de Barcelone et une famine qui mit un terme à la revendication catalane.

En 1814, l’Espagne recouvre son indépendance et la Catalogne se trouve à ce moment de l’histoire dans une puissance industrielle et intellectuelle, au sommet de son expansion. Le roi Ferdinand VII se comporte en monarque absolu, ce qui n’est pas pour arranger le lien avec un nationalisme catalan renforcé par un mouvement puissant d’ouvriers et d’intellectuels. Ces deux forces sont à la pointe des revendications pour les libertés qui s’expriment à travers l’Europe avec les effets de la révolution industrielle.

La colère se structure davantage dès la naissance du XX ème siècle, notamment avec la Lliga Regionalista qui revendique l’indépendance. Le mouvement ouvrier qui souhaite

l’amélioration des conditions de vie dans les villes finit par générer un parti politique, « La Esquerra Republicana de Catalunya ». En 1931, le parti remporte les élections municipales et la république est proclamée à Barcelone.

Dans le même temps, dans plusieurs grandes villes espagnoles il en fut de même et le mouvement républicain se mit en marche dans le pays. La Catalogne fut appelée à rédiger son statut d’autonomie avec ses propres institutions, un projet qui devait être approuvé par le vote des catalans puis par le Parlement de Madrid (les Cortes).

En 1936, le Front Populaire remporte les élections législatives. À ce moment de l’histoire, une majorité de lecteurs savent le drame qui va survenir avec la montée réactionnaire du « Soulèvement National », dirigé par Franco qui aboutira à une guerre civile atroce entre les deux factions politiques. Une guerre qui ne se terminera qu’en 1939, avec la victoire de Franco qui allait régner d’une main de fer sur un pays entièrement mis à genoux, depuis les libertés politiques jusqu’aux moindres droits des personnes privées.

Et, conséquence logique au renfermement dans les ténèbres de l’État espagnol, la Catalogne va payer un énorme tribut, en sang et en larmes, pour avoir été en tête d’une insurrection républicaine dans le pays.

Mais à ce stade de l’explication historique, seules les plaies récentes sont dévoilées, il nous faut entrer dans les profondeurs de l’histoire pour rechercher les causes anciennes d’un nationalisme catalan, fort et déterminé. Car la période franquiste n’est que la rupture finale malgré la croyance factice lors de la constitution démocratique de 1978 et la réconciliation de façade à travers une fédération qui n’a pas tenu si longtemps face à la résurgence du sentiment national catalan.

Des Celtes à la « Marche espagnole », les prémices de la souveraineté

On peut débuter l’histoire de la Catalogne, en tant que réalité territoriale, au premier millénaire avant J-C, avec la venue des Celtes d’Europe de l’Est. Ces derniers, mélangés aux peuplades de la dernière période de l’Antiquité, contribuèrent à former les premières communautés ibères.

Deux grandes périodes de l’ère antique, que nous avons apprises à l’école d’une manière insistante, se succédèrent. Ce furent d’abord les Grecs qui s’installèrent dès le VIIIè siècle avant J-C pour créer les premiers comptoirs d’un commerce maritime ibérique très prospère.

Ce fut ensuite la colonisation romaine en Catalogne qui s’empara d’Emporion, en 218 av. JC, la principale ville grecque de l’époque sur ce territoire ibère. Les romains restèrent cinq siècles et contribuèrent, quant à eux, à la naissance d’une économie agricole dans les terres intérieures avec l’émergence de villes importantes comme Tarragone.

L’Empire romain s’écroula sous la percée des peuplades barbares germaniques. Il se disloqua et ce sont les Wisigoths qui envahirent l’Espagne par le Nord. Ces derniers installèrent leur capitale à Barcelone et intégrèrent le royaume de Tolède dans cette entité que nous pouvons appeler la Catalogne, à peu près dans les limites que nous lui connaissons actuellement, en tout cas dans sa partie septentrionale.

Nous commençons donc, par cette longue période, à percevoir que l’histoire catalane est tournée vers ses frontières du Nord et européennes, ce qui éclaire un point central de la spécificité catalane.

Lorsqu’au VIII ème siècle, l’installation des arabes provoqua l’exode massif vers le Nord, les chrétiens se mirent à fuir au-delà de la frontière pyrénéenne. C’est la seconde brique de la spécificité catalane, son incrustation dans un territoire dominé par les francs.

La défaite des troupes musulmanes à Poitiers, en 732, poussa les souverains francs à lancer une offensive vers le Sud pour contenir l’invasion, jusqu’en territoire catalan. C’est ainsi que la « Marche espagnole » fut crée pour bâtir une zone tampon de protection.

Nous voilà dans l’explication de deux phénomènes ayant la même origine, non seulement le peuple catalan est une entité nationale se trouvant sur les deux flancs des Pyrénées mais aussi pourquoi le français fut, pendant très longtemps, une marque prépondérante de ce peuple qui, avec la langue catalane, possède en lui un profond sentiment national.

C’est Charlemagne qui, suite à la défaite de Roncevaux en 778, encouragea des comtes chrétiens à reprendre Girona. Le territoire fut divisé en comtés et l’un des comtes devint gouverneur de la région vassale des souverains carolingiens. Barcelone devint ainsi la capitale des possessions de l’empire des Francs en Espagne.

Ce qui devait arriver finit par arriver, la Catalogne s’est progressivement déliée de son obédience aux rois francs, du 9è au 10è siècle. Puis, suite à l’alliance avec le royaume d’Aragon, s’est constitué un territoire immense comprenant la Provence.

L’essor de la Catalogne et son intégration espagnole

Au début du onzième siècle, le Comte Raymond Beranger va donner à la Catalogne, non seulement son autonomie vis à vis de son puissant voisin et allié, l’Aragon, mais ce territoire va inaugurer une très longue histoire de prospérité économique et culturelle en même temps qu’une expansion démographique sans précédent.

Et même si l’Aragon et la Catalogne ne forment qu’un seul pays, les deux entités auront leurs propres institutions. Raymond Beranger va alors unifier les droits et les usages par la promulgation des « Usatges ». De ce fait, la Catalogne ajoute un socle juridique et politique aux fondations initiales déjà exposées pour consolider un sentiment national.

Mais, chemin faisant, la Catalogne va osciller entre progrès et ralentissement, depuis le commerce vers le Moyen-Orient jusqu’au drame de la peste noire en 1348. Pendant ce temps, l’autre Espagne, celle de la Castille dominante ne cesse de progresser à un rythme de richesse et de culture que nous connaissons à travers l’empire qu’elle va créer, en Europe comme Outre-mer.

Au final, la Catalogne se rallie en 1469 au nouveau royaume unifié des « Rois Catholiques », Ferdinand II d’Aragon et Isabelle 1ère de Castille qui aboutira à l’ère espagnole prestigieuse avec la découverte de l’Amérique. Débute alors pour la Catalogne, en même temps que la prospérité, un long chemin de sentiments refoulés qui n’ont donc jamais disparus.

La Diada, la douloureuse mémoire catalane

Pour un peuple profondément ancré dans une pensée nationale, il fallait un événement pour cimenter davantage son unité et constituer sa référence mémorielle. Elle prendra existence avec la Diada, un souvenir cruel qui cimentera à jamais le sentiment national catalan vis à vis de l’Espagne.

Du XVIème siècle jusqu’au XVIIIè, la Catalogne va subir le contrecoup d’une bataille dynastique. Le grand souverain Charles Quint, issu de la dynastie autrichienne des Habsbourg va finalement se séparer de la branche régnante autrichienne et prendre son indépendance.

Dans cette période, la Catalogne bénéficiait d’une grande autonomie. Mais malgré la guerre des « Trente ans » pendant laquelle les catalans furent obligés d’héberger des soldats espagnols en lutte contre la France, elle finira par réclamer son indépendance par la «La Guerra dels Segadors », appuyée par la France.

Mais, malheur pour elle, les Bourbons sont montés sur le trône d’Espagne et les souverains français, historiquement alliés de la Catalogne, se sont retournés contre les catalans. La Diada, célébrée le 11 septembre, est le moment le plus cruel dans la mémoire catalane.

Il s’agit de la sanglante défaite suite au siège de Barcelone dirigé par le roi de France, au 18 ème siècle. La France, après une période de guerre contre l’Espagne finit par signer un traité de paix avec la famille royale ibérique. Bien entendu, suivi d’un mariage princier. La Catalogne fut alors sacrifiée sur le plateau de la réconciliation car elle devait être partagée entre les deux royaumes, les puissants voisins.

Les catalans, malheur supplémentaire pour eux, par réaction mais aussi par la généalogie des souverains de la région, avaient choisi la branche Habsbourg contre celle des Bourbons.

La défaite fut rude, après 14 mois de siège qui furent un souvenir douloureux, notamment par la famine et les massacres. Voilà pourquoi le 11 octobre est la journée commémorative de la Catalogne, la Diada, et pourquoi elle fut choisie pour le référendum de sécession.

Le choix de la démocratie et la mise sous le tapis

En 1978, après la mort de Franco, l’Espagne avait cru définitivement tourner la page des divisions territoriales, linguistiques et culturelles, avec la construction d’une réelle démocratie et, surtout, la création de régions dites « autonomes » qui étaient censées parvenir à un fédéralisme équilibré et stable.

La constitution de 1978, puis l’adhésion à l’Europe, ont effectivement placé l’Espagne au banc des puissances européennes. La liberté et l’économie ont été fulgurantes, l’Espagne renaît de ses siècles de déchirures.

C’était hélas sans compter que l’enthousiasme général ainsi que la prospérité ont mis deux gros problèmes mémoriels sous le tapis. Le premier est l’échec du juge Garzon a rouvrir les procès concernant les meurtres du régime franquisme. Inéluctablement, comme souvent dans l’histoire, ce sont les générations suivantes qui rouvrent les dossiers.

La décision récente du Parti socialiste d’exhumer le corps du dictateur du monument des morts pour la patrie est éloquente. Ces générations, souvent nées après la mort de Franco, ne pouvaient plus laisser le dictateur reposer, dans la gloire, aux côtés de ses victimes. Pas plus qu’elles n’acceptent l’enterrement des procès suite aux charniers du franquisme.

Il en est ainsi du nationalisme catalan qu’on avait cru disparu avec l’expansion économique, les libertés et le statut d’autonomie. C’était faire une lourde erreur de ne pas avoir traité cette région d’une manière différente avec, notamment, la reconnaissance constitutionnelle du « Peuple catalan ». Un accord qui avait été acté avant que le retour du Parti Populaire ne revienne sur cette demande et qui en demanda l’annulation par le tribunal constitutionnel.

Au passage, je ne comprendrai jamais l’erreur des représentants catalans, lors de la rédaction de la constitution de 1978, qui n’ont même pas demandé le statut dérogatoire de la souveraineté fiscale, accordée pourtant au Pays basque.

La dernière résurgence de la fracture espagnole est dans le retour du mouvement profranquiste, portant le nom de Vox, arrivé au pouvoir en Andalousie avec l’appui des conservateurs et faisant actuellement une percée nationale dans les sondages. C’est le plus farouche adversaire des indépendantistes catalans.

L’Algérie devrait prendre leçon sur la poussière mémorielle que l’on place sous le tapis, sans la traiter avec une responsabilité qui fait face à l’histoire pour mieux préparer l’avenir. Le procès de l’histoire et des individus impliqués n’est pas de la vengeance mais la garantie d’éviter que les fractures ressortent, un jour ou l’autre.

L’erreur d’appréciation politique des indépendantistes

Une autre erreur d’appréciation des indépendantistes catalans fut d’avoir cru sincèrement que les pays européens allaient venir à leur secours après le référendum organisé en Catalogne. C’était faire naïvement, encore une fois, confiance en leurs alliés de toujours dont ils se sont sentis proches en raison de l’histoire.

L’Europe a intégré l’Espagne en son sein, une entrée décriée au départ par certains mais qui a montré combien ce pays a participé à la démocratie et à l’extension des échanges économiques. La Catalogne a surestimé son pouvoir attractif par rapport au risque des nombreuses revendications nationalistes dans beaucoup de pays européens, ce qui a poussé ces pays à une solidarité avec la décision du pouvoir central de Madrid, jugé légitime et dans son bon droit.

En conclusion, cette aventure catalane, très ancienne, est l’exemple parfait des intégrations que l’on croyait réussies par la venue de la démocratie et l’économie florissante. Nous l’avons déjà dit en introduction, le fédéralisme espagnol était pris en exemple dans le monde entier comme un modèle de réussite. Le réveil d’un optimisme béant, du à la richesse apparente, ne pourra jamais éteindre les sentiments profonds incrustés dans les mémoires des peuples qui ont payé cher pour faire survivre leur particularisme, leur culture.

L’auteur de ce présent article a tenté de ne jamais dévoiler son sentiment profond à propos de la crise catalane même si certains penseraient en déceler des signes. Ce serait une mauvaise interprétation car dans un autre article publié dans ces mêmes colonnes, il fait état des erreurs réciproques et met dos à dos les protagonistes d’un grand gâchis.

Ce qui est certain est que l’histoire des Hommes n’est pas d’une seule écriture, vouloir un État sans aspérités dans ses différences, c’est suivre perpétuellement le mauvais chemin, aux réveils douloureux.

*Enseignant


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