Ni Euro, ni Capitalisme, ni État – De Proudhon aux Communes disparates

par Dominique Muselet

J’ai expliqué, dans un article précédent, Déclic ou déclin, qu’il n’y avait plus que les Occidentaux pour croire à leur propre délire de gouvernement mondial assorti d’un enrégimentement de la population, surveillée jour et nuit, travaillant jour et nuit et réduite à la dépendance totale, tout cela sur fond de misère rendue « soutenable » par un salaire minimaliste versé soit par l’État (Revenu universel), soit par les multinationales pour ceux qui auront encore la « chance » d’avoir un emploi. Le reste du monde est en train de couper les ponts avec nous et nos folies suicidaires, et il construit son avenir sans se soucier de nous. Bientôt la classe de sangsues qui se nourrit de notre sang n’aura plus rien à boire, car nous sommes exsangues, et elle ira profiter des richesses qu’elle nous a volées sous d’autres cieux. Mais une autre classe de parasites se lèvera, comme la bourgeoisie a remplacé l’aristocratie à la Révolution, si nous nous laissons faire. Les Gilets jaunes en ont bien conscience. C’est pourquoi ils refusent, à la suite de Proudhon, qui comme eux venait de la classe laborieuse (son père était tonnelier et sa mère cuisinière), tout pouvoir hiérarchique et toute inféodation à un État, des institutions et des représentants sur lesquels ils n’ont aucun contrôle.

Les sociétés, comme les hommes, ont tendances à basculer d’un extrême à l’autre, – raison pour laquelle nombre de sagesses ancestrales enseignent le Chemin du milieu1 -, et à simplifier la réalité pour mieux l’appréhender. Proudhon l’avait compris. Marqué par la faillite de son père qui l’avait obligé à interrompre ses études, son obsession était l’indépendance, la liberté, mais dans l’ordre et le respect de la création. Il ne voulait ni du libéralisme, aussi virulent à son époque qu’aujourd’hui, ni du collectivisme, tous les deux aboutissant, selon lui, à la spoliation et l’asservissement des masses. Il avait imaginé une troisième voie, une société fédérale et mutuelliste qui prenait en compte à la fois le besoin d’autorité et de liberté des hommes, sans porter atteinte à la riche diversité naturelle du vivant. Il voulait que le pouvoir demeure à la base et que l’État ne joue qu’un rôle d’interface et de facilitateur entre les différents strates et groupes, au lieu d’être l’État totalitaire et spoliateur qui s’infiltre dans les moindres recoins de notre vie et prélève des impôts énormes sur toutes nos activités, que nous connaissons.

La vie riche et mouvementée de Proudhon

Proudhon était un autodidacte à l’esprit audacieux et indépendant. Il a découvert le socialisme en éditant, en 1829, le livre de Charles Fourier « Le nouveau monde industriel et sociétaire » dans l’imprimerie où il travaillait.

Pendant la crise de 1829, il a été obligé de parcourir la France pour mendier du travail. Comme Orwell, Proudhon a connu la misère et l’humiliation d’être dépendant des autres pour survivre. Peut-être à cause de la profonde connaissance de l’homme et de la société acquise pendant leurs années de misère, les deux hommes se méfiaient des idéologues qui veulent faire le bonheur des gens malgré eux et dénonçaient leurs pulsions totalitaires. 1984 est sans doute l’ouvrage de science-fiction le plus cité de nos jours, tant il décrit parfaitement la réalité que nous vivons aux mains des idéologues de l’homme augmenté, pardon, de l’hermaphrodite augmenté(e).

Las d’arpenter la France sans trouver d’emploi, Proudhon revient à Besançon, ouvre une imprimerie et se met à écrire. Il publie notamment « Une ode à la liberté par un patriote bisontin ». Mais, ne parvenant pas à équilibrer ses comptes, il est rapidement obligé de fermer. Heureusement, en 1838, il gagne un concours et obtient une bourse d’étude, qui lui donne trois ans de répit. Il monte à Paris pour s’instruire en économie politique et écrire.

En 1843, Proudhon obtient un emploi important, à Lyon, dans une grande maison de transports fluviaux. Il découvre le grand commerce, la grande banque, les grandes entreprises.

Karl Marx le contacte, mais Proudhon n’adhère pas aux théories de Marx, dont il pressent la dérive totalitaire, et les deux hommes rompent rapidement.

En 1947, Proudhon s’installe définitivement à Paris. Il fonde un journal, « Le Représentant du peuple » et collabore à plusieurs autres.

Il participe à la révolution de 1848 et est élu député socialiste de la Constituante. En 1849, il est condamné à trois ans de prison pour délit de presse et appel à la haine.

Enfin, sous le second Empire, il doit, comme Victor Hugo, s’exiler (en Belgique) après la publication de son livre « Nouveaux Principes de philosophie pratique ». C’est aussi une expérience très riche que de vivre dans un pays étranger. On s’aperçoit alors souvent que ce qui nous semblait naturel ou normal, n’a rien de naturel ni de normal. Je me dis souvent que si les Français allaient voir un peu ce qui se passe en Russie, en Chine, en Suède, et même en Espagne où bars, restaurants, théâtres et cinémas sont ouverts malgré le Covid, ils s’apercevraient que, presque partout ailleurs, la vie a repris un cours presque normal et ils cesseraient de croire ce que leur raconte les propagandistes de la TV officielle. Personnellement, c’est en vivant au Mexique que j’ai compris que les Etats-Unis n’étaient pas du tout le grand frère bienveillant que nos éditocrates adulaient, mais un empire sanguinaire, et c’est en vivant à Jérusalem que j’ai découvert que les Palestiniens n’étaient pas du tout des terroristes, mais les victimes de l’impitoyable colonisation israélienne.

Quand on se penche sur la vie de Proudhon, on se demande ce qu’il n’a pas fait. Il a connu la misère et la richesse, l’humiliation et les honneurs, la vie dans son berceau natal et l’exil, la réussite et la faillite, la liberté et la prison. Bref tout et son contraire. Il s’est battu toute sa vie en prenant de gros risques. Il a même essayé de créer une « banque du peuple » pour accorder du crédit gratuit à ceux qui en avaient besoin. C’était un homme de terrain, un pragmatique qui ne se berçait pas d’illusions.

La grande originalité de Proudhon

Sa grande originalité est d’avoir compris, peut-être parce qu’il l’a vécu dans sa chair, que la vie est faite d’oppositions, de paradoxes, d’antinomies, et que le nier ou l’ignorer conduit à l’oppression et à la perte de sens. Il faut donc, au contraire, trouver le moyen de réconcilier les contraires, de vivre en harmonie avec les paradoxes, d’équilibrer les forces contradictoires en présence, dans une sorte de tension/union féconde et créatrice : « Si l’antinomie est une loi de la nature et de l’intelligence, un phénomène de l’entendement, comme toutes les notions qu’elle affecte elle ne se résout pas ; elle reste éternellement ce qu’elle est, cause première de tout mouvement, principe de toute vie et évolution, par la contradiction de ses termes ; seulement elle peut être balancée, soit par l’équilibration des contraires, soit pas son opposition à d’autres antinomies ».

Proudhon ne voulait rien perdre de la complexité ni de la richesse du vivant. Il voulait que toutes les aspirations et les besoins de tous les êtres vivants soient pris en compte. Il voulait que tout le monde puisse s’exprimer et décider de son propre sort, à son niveau, notamment les classes les plus démunies et les plus opprimées.

Sa réflexion sur la propriété témoigne de ce désir de sortir par le haut des apparentes contradictions de l’existence. Pour lui, « la propriété c’est le vol », car il est indéniable qu’en s’appropriant quelque chose, on en prive les autres. Cependant, tant qu’elle demeure une propriété d’usage, la propriété est émancipatrice car elle procure une réelle indépendance, sans compter que les humains ont tendance à mieux s’occuper de ce qui leur appartient. En conséquence, il prônait le chemin du milieu pour dépasser le paradoxe apparent de la propriété, c’est à dire une société de petits propriétaires indépendants.

Proudhon ne croyait pas au Grand soir. Il voulait construire une société aussi juste que possible avec les hommes comme ils sont, la nature comme elle est, et la vie comme elle est. Il ne croyait pas à l’homme nouveau ni à la dictature du prolétariat ni au paradis sur terre, et on ne peut pas dire que les évènements lui aient donné tort. Il n’aurait sans doute pas de mots assez durs, s’il était vivant, pour combattre l’utopie, ou plutôt la dystopie2, du Nouvel ordre Mondial.

Le mutuellisme économique et le fédéralisme politique

Il est évidemment plus difficile de composer avec la réalité que d’imaginer une société idéale, qui tourne souvent en cauchemar pour les malheureux forcés de rentrer coûte que coûte dans le moule qu’on a préparé pour eux, sans se soucier le moins du monde de ce qu’ils veulent.

Proudhon a mis du temps, mais il a fini par concevoir un système complexe, à la hauteur de l’infinie variété du vivant, basé sur le mutuellisme économique et le fédéralisme politique. « Le mutuellisme garantit la propriété et la liberté concurrentielle du commerce tout en les maintenant dans un cadre associatif et juste ; et le fédéralisme garantit l’autonomie des individus et des communautés locales en les intégrant dans une alliance politique plus large. La dialectique de Proudhon n’était pas progressive : elle cherche à équilibrer la dynamique du réel sans en changer la donne constitutive » explique Thibaud Isabel dans son ouvrage Pierre Joseph Proudhon, l’anarchie 3 sans le désordre. Exactement le contraire de la sauce à laquelle l’entité État-Grand capital veut nous manger depuis la révolution industrielle.

La Suisse est peut-être ce qui ressemble le plus au système que Proudhon avait en tête. A mon sens, il avait raison. Pour qu’un système soit équilibré et bienfaisant, il faut qu’il intègre les contraires et toute la diversité de la création, sans qu’aucun « camp » ne puisse prendre le pas sur un autre. Le problème, c’est que c’est loin d’être facile à mettre en œuvre.

La VALLÉE

Malgré la difficulté, des expériences de ce type sont menées aujourd’hui, sans que grand monde en ait connaissance. La Coopérative intégrale catalane, créée en 2010 est une des plus intéressantes.

Enric Duran, son fondateur est lui aussi un homme haut en couleur. Il a été surnommé le Robin des bois moderne parce qu’il a réussi, en 2008, à emprunter près d’un demi-million d’euro aux banques qu’il a reversé à des mouvements sociaux et des projets anticapitalistes et, depuis, il disparait régulièrement de la circulation pour échapper aux poursuites.

La Coopérative intégrale catalane a fait des petits en France dans le nord et le Cher. Le Village d’Alternatives Locales et Lieu d’Éveil Écologique (VALLÉE) a été créé sur la commune d’Humbligny (de 200 habitants), touchant Morogues (le double d’habitants). Le but des fondateurs est de parvenir à se nourrir, se loger, et vivre, en bonne santé, avec leurs semblables, bien loin de la tyrannie capitaliste et étatique.

Ils ont créé un système souple et ouvert qu’ils ont appelé « disparate » d’où le nom de « Commune disparate », qui s’adapte, au fil des arrivées, des départs, des besoins et des possibilités. Toutes les activités sont en quelque sorte à la carte, avec des moments où tout le monde est là comme les « Lundi commun ». Pour le travail, ils ont imaginé une sorte de mutuelle appelée « La Provision commune » qu’ils décrivent comme une sorte de revenu d’existence en nature : les gens de la commune s’engagent sur un projet qui est validé en AG (par exemple, le projet pain) et cela leur donne une sorte de droit aux avantages de la commune, comme une sorte de carte Premium Disparate (avec bonus, promos, salon d’accueil, etc). A la Vallée, on loge dans des yourtes ou des caravanes. Il y a une aire de maraichage, un des premiers fab lab low tech, une boulangerie, une para-pharmacie herboristerie, des potagers, un tiers lieu (un restau, un café, une épicerie, un atelier vélo, un espace coworking) une école (Montessori), un centre social autogéré. Et ils ont pleins de projet, dont un garage et la construction de maisons en matériaux naturels.

Je ne suis pas allée à la Vallée. J’ai juste lu quelques articles et entendu quelques-uns de leurs membres en parler dans des vidéos. Ils n’ont pas l’air d’être des idéologues. Ils semblent être des gens simples, modestes, pragmatiques et tolérants. Ils ne cachent pas leurs erreurs et leurs difficultés, mais ils vont de l’avant, avec courage et persévérance, en comptant sur leurs ressources individuelles et collectives et en s’adaptant avec beaucoup d’ingéniosité et d’à-propos.

Le retour à la terre et à des communautés égalitaires à taille humaine

Contrairement à ce qu’on croit, il a eu dans le passé des sociétés tout à fait capables de se protéger contre les appétits de pouvoir et de richesse. Les sociétés amérindiennes du nord de l’Amérique s’en méfiaient et contenaient l’esprit de domination. La plupart étaient des tribus nomades, mais pas toutes. L’argent, la richesse, le pouvoir n’étaient pas des valeurs pour elles, mais des dangers. Leurs valeurs étaient la bravoure, le dévouement, le respect, la fidélité, l’endurance. Leurs guerriers étaient des athlètes toujours prêts à se sacrifier pour protéger le groupe. Par ailleurs, les sociétés anciennes avaient une notion différente du temps et de la terre. Jusqu’au Moyen-Âge, le temps était cyclique, et la vie, ancrée dans la terre, les rites et les traditions, suivait le rythme des saisons. Ce n’est qu’avec le développement du capitalisme que la notion du temps est devenue graduellement linéaire jusqu’à aboutir à cette société déshumanisée et déracinée, inégalitaire et oppressive, qui sacrifie ses enfants pour assurer les profits de quelques-uns.

Proudhon a dénoncé et combattu cette évolution mortifère toute sa vie. A son époque, le début du 19ième siècle, il était célèbre, tandis que Marx, de 9 ans son cadet, était un inconnu. Tout opposait les deux hommes et ils ne s’aimaient guère. Puis, leur notoriété s’est complètement inversée avec le triomphe du communisme. Ça n’a rien d’étonnant, il est toujours plus facile et gratifiant de croire aux lendemains qui chantent, que de se débattre au jour le jour avec la réalité telle qu’elle est. Maintenant que le libéralisme et le collectivisme ont tous deux échoué, espérons que le 21ième siècle verra l’avènement de la troisième voie, la voie mutuelliste et fédéraliste de Proudhon. Il semble que les dissidents de notre époque, c’est-à-dire à peu près tous ceux que le pouvoir qualifie de complotistes, les Gilets jaunes, les communes disparates et bien d’autres, ont compris comme Proudhon qu’« Être Gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni le titre, ni la science, ni la vertu », et que la finalité de l’existence n’est pas d’accumuler quantitativement des richesses mais d’élever qualitativement le sentiment d’exister. Proudhon appelait cela, devenir son propre roi : « S’il n’obéit plus parce que le roi commande, mais parce que le roi prouve, on peut affirmer que désormais [l’homme] ne reconnaît plus aucune autorité, et qu’il s’est fait lui-même son propre roi. »

source:https://www.salaireavie.fr/

  1. Il ne s’agit pas ici du juste milieu qui, tiède et insipide, ne fait que mixer les défauts de tous les camps au lieu d’additionner leur qualités. Le Chemin du milieu intègre les extrêmes pour qu’ils s’enrichissent mutuellement et se modèrent.
  2. Une dystopie est un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu’il est impossible de lui échapper et dont les dirigeants peuvent exercer une autorité totale et sans contraintes de séparation des pouvoirs, sur des citoyens qui ne peuvent plus exercer leur libre arbitre.
  3. Le mot anarchie est un de ces mots qui a pris au fil du temps un sens négatif, afin de discréditer un concept bénéfique au peuple qui déplaît aux puissants. Le mot, construit à partir du préfixe « an- » (« privé de ») auquel est ajouté le suffixe « -archie » (« pouvoir » ou « commandement »), fait référence à une forme d’organisation politique, sans autorité centralisée.

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